« Bassam et Rami en vinrent à comprendre qu’ils se serviraient de la force de leur chagrin comme d’une arme. […] Comme si ces choses différentes dont ils sont constitués pouvaient, d’une certaine façon, se reconnaître mutuellement. » Histoire d’une amitié antinomique entre deux pères appartenant à des camps opposés : Rami Elhanan, israélien, juif, vivant à Jérusalem, membre du Cercle des parents, descendant d’un rescapé hongrois de la Shoah ayant émigré en Israël, beau-fils d’un ancien général idéaliste : socialiste, sioniste, démocrate, époux d’une intellectuelle engagée dénonçant avec virulence l’Occupation ; Bassam Aramin, palestinien, musulman, né dans une grotte d’Hébron, ayant purgé une peine de sept ans de prison pour activités terroristes, militant, co-fondateur des Combattants de la paix ayant rédigé son mémoire de maîtrise sur l’Holocauste, Apeirogon embrasse sans manichéisme, en l’incarnant magnifiquement, toute la complexité du conflit israélo-palestinien. À dix ans d’intervalle, Rami Elhanan perd Smadar, sa fille de treize ans, dans un attentat-suicide commis dans un café de Ben Yehuda Street par trois terroristes palestiniens, tandis qu’en 2007, Abir, la fille de Bassam – déjà engagé dans un mouvement pour la paix – âgée de dix ans, est abattue d’une balle dans la nuque par un garde-frontière israélien. Deux tragédies intimes se déroulant en miroir, sans lien apparent, et pourtant étroitement imbriquées dans une histoire commune. Celle d’un conflit géopolitique au Moyen-Orient s’auto-alimentant. Chaque nouvel élément contribuant à façonner une figure géométrique possédant un nombre dénombrablement infini de côtés : un Apeirogone. Sphère où chaque événement peut être associé à un sommet interconnecté au suivant par une logique chronologique épidermique. Il suffit, dès lors, d’actionner un levier pour que le point névralgique sollicité déclenche une escalade de la violence, légitimée par l’esprit de vengeance. Mécanique qu’illustre le titre du roman. Au récit des deux pères endeuillés, qui ont dépassé leur douleur en faisant de leur tragédie une arme de paix et sillonnent le monde entier en participant à des conférences visant à combattre l’ignorance, mettre fin à l’amalgame entre justice et vengeance, viennent se greffer une infinité d’épisodes historiques, constitutifs de l’actuelle situation géopolitique catastrophique. L’appropriation du conflit par des élites politiques étrangères, son instrumentalisation, la polarisation intellectuelle, la charge émotionnelle ; mais aussi, à la manière d’un effet papillon à retardement, comment des inventions humaines éloignées dans le temps, une fois enchâssées, participent du chaos ambiant. La création de la bombe H à Los Alamos, la fabrication de drones à partir d’imprimantes 3-D – drones et missiles suivant des trajectoires de vol inspirées de celles des oiseaux, l’invention du Semtex par des chimistes tchèques, la Guerre du Vietnam, l’IRA, l’OLP, les Brigades rouges, Kadhafi… La sophistication de l’intelligence humaine mise au service de la guerre. Jamais de la paix. Qui nécessite un effort colossal d’extraction de soi pour ne pas laisser ses instincts primaires l’emporter, afin que la raison désentravée puisse librement s’exercer. Suivant une structure narrative éclatée, à l’instar d’une bombe ayant explosé ou d’une tragédie tissée de mille et une histoires, l’écrivain irlandais Colum McCann confirme par ce roman bouleversant inspiré d’une histoire vraie l’affirmation de Borges « qui écrivait qu’il suffit de deux miroirs opposés pour construire un labyrinthe. » La solution ? « Tout ce qui crée inévitablement des liens émotionnels entre les êtres humains combat inévitablement la guerre. Ce qu’il fallait viser était un sentiment de communauté, et une mythologie des instincts. » (Réponse de Freud à Einstein, dont l’échange épistolaire remonte à 1932, soit un an avant l’arrivée d’Hitler au pouvoir en Allemagne…)
Il y aura la sécurité pour tous le jour où il y aura la justice pour chacun. Comme je le dis toujours, découvrir l’humanité de votre ennemi, sa noblesse, est un désastre, parce qu’il n’est plus votre ennemi, il ne peut plus l’être.
Mon appréciation : 4,5/5
Date de parution : 2020. Grand format aux Éditions Belfond, poche aux Éditions 10/18, traduit de l’anglais (Irlande) par Clément Baude, 648 pages.
Qu'en pensez-vous ?