« Si l’éternel oubli toujours affamé ne trouvait pas de puissance assez forte pour lui arracher la proie qu’il épie, quelle vérité et quelle désolation serait la vie. » Variation sublime de cette citation de Sören Kierkegaard, Ton absence n’est que ténèbres interroge la nature de cette force capable de soustraire à l’oubli les êtres ensevelis, ainsi que le rôle de l’écrivain consistant à conjurer la mort par l’écrit. Serait-ce l’amour paralysant Haraldur – vieil homme ayant perdu sa moitié dans un accident et refusant depuis d’avancer ; l’écriture, puissance créatrice qui, fixant sur le papier la vie d’une famille d’un fjord islandais, lui confère une forme d’immortalité ; ou la transmission intergénérationnelle, cette continuité qui, tel un pic aiguisé, lie des destins en traversant les couches du temps ? Suivant une construction à tiroirs parfaitement maîtrisée, Jón Kalman Stefánsson entrecroise les temporalités sur cinq générations, tissant ainsi une généalogie de la mélancolie. Sur 120 ans – à quelques modulations près – les destins de Guðríður, Jón, Skúli, Halldór et Eiríkur se répondent sur un même thème : les regrets. De n’avoir pas choisi « la boussole du cœur », d’avoir laissé filer – lâcheté ou responsabilité ? – l’être aimé. Par l’entremise d’un narrateur amnésique, prisonnier comme nous tous des abysses de la conscience, du doute, qu’il tente de dissiper en recollant les morceaux d’une histoire familiale fragmentée, l’auteur omniscient étudie avec acuité l’équilibre fragile de nos vies : les choix faits ayant pour corollaires les regrets – partir ou rester/aimer et trahir ou se retenir et passer à côté/haïr ou pardonner. Plus qu’une saga familiale nous transportant dans les fjords de l’ouest, Jón Kalman Stefánsson compose dans un style lyrique et hypnotique une éblouissante réflexion sur la transmission et la création. Sur le sens de nos vies, alternance d’ombres et de lumières : « Même en plein soleil nous abritons en nous des vallées de ténèbres. Est-ce le prix à payer pour être humain ? », résidant dans le courage qu’il faut pour dépasser ce paradoxe et ne pas capituler quand la lumière peine à percer.
Le plus important, Les choses qui vous marquent durablement, grands sentiments, expériences difficiles, chocs, bonheurs intenses – épreuves ou violences qui viennent secouer la société ou votre existence -, peuvent laisser en vous des traces si profondes qu’elles s’impriment dans votre patrimoine génétique, lequel se transmet ensuite de génération en génération – façonnant les individus qui naîtront après vous. C’est une loi fondamentale. Vos gènes charrient vos émotions, souvenirs, expériences et traumatismes d’une vie à une autre, et dans ce sens, certains d’entre nous sont vivants longtemps après leur disparition, y compris lorsqu’ils ont sombré dans l’oubli. Nous portons perpétuellement en nous le passé, continent invisible et mystérieux qui affleure parfois, quelque part entre le sommeil et la veille. Un continent dont lets montagnes et les océans influent en permanence sur les couleurs du temps et les chatoiements de lumière que nous abritons.
Une héroïne qui sort de sa condition, point de départ d’une saga islandaise sur cinq générations
Cet immobilisme, ciment entre les siècles et les générations, traçait une ligne continue tandis que tout se morcelait et se désagrégeait dans le vaste monde où le cœur des choses s’était perdu, où ne restait plus que l’incertitude qui avait propulsé les sociétés en avant depuis presque deux siècles. Ici, au sein de cette nature tourmentée, dynamique, et en perpétuel mouvement, la stagnation a continué de nous lier les uns aux autres comme elle l’a toujours fait.
Peut-on se risquer à dire qu’Eiríkur Halldórsson est le point final et mélancolique d’une interminable phrase que le destin a commencé d’écrire au moment où Guðríður s’est assise au bord du lit qu’elle partageait avec Gísli, son époux légitime, en se servant de ses genoux comme d’un bureau, pour rédiger un article sur le lombric ?
Tu dois tenter ta chance, dit-elle, il y a des femmes à qui une telle occasion n’est jamais offerte, ou qui n’ont pas le courage ni la force de la saisir et de façonner elles-mêmes leur destin. Va là-bas et vois ce qui t’attend. Tu pourras toujours revenir. Tu comprendras peut-être que ce n’est qu’un rêve imbécile, mais qu’importe. C’est en commettant des erreurs qu’on en apprend le plus. En revanche, ce n’est qu’en partant qu’on a la possibilité de revenir.
🇮🇸 Pourquoi (il faut) lire Jón Kalman Stefánsson ?
L’auteur islandais, né en 1963 à Reykjavik, a fait de son pays natal l’épine dorsale de son œuvre. La charpente autour de laquelle il bâtit, pièce après pièce, une œuvre romanesque cohérente, dense, éblouissante, alternance d’ombres et de lumières, d’une virtuosité inouïe. Jón Kalman Stefánsson joue avec la matière et avec nos nerfs, fragmentant la narration, perdant son lecteur pour mieux le rattraper, quelques pages après, dans une courbe majestueuse télescopant les époques, faisant fi de toute linéarité. La singularité des génies, des grands romanciers en particulier, est ce trait distinctif, comme un fil rouge, reconnaissable d’emblée, un apport significatif à la littérature recoupant chacun de leur roman. Ainsi, Virginia Woolf a poussé à son acmé dans Les vagues le flux de conscience, Stefan Zweig sa plongée dans la psyché humaine, Marcel Proust son travail sur la mémoire sensorielle et le temps, Mishima son obsession pour la perfection et la beauté, pour Stefánsson, il me semble que son génie réside dans une exploration non linéaire, à l’instar de notre mémoire sélective, du cœur des hommes. Des différentes formes que prend l’énergie déployée par l’être humain dans un environnement hostile pour, des ténèbres qu’il renferme, des doutes existentiels qui l’assaillent, faire émerger la beauté, la lumière. Il est évident que pour lui, l’écrivain est investi d’une mission, d’un devoir de mémoire : écrire la vie des gens, les soustraire à l’oubli. Conjurer et transcender l’oubli, et donc la mort, par l’écrit.
« Si l’éternel oubli toujours affamé ne trouvait pas de puissance assez forte pour lui arracher la proie qu’il épie, quelle vérité et quelle désolation serait la vie. »
Sören Kierkegaard
Mon appréciation : 5/5
PRIX DU LIVRE ÉTRANGER FRANCE INTER - LE POINT 2022
Date de parution : 2022. Grand format aux Éditions Grasset, poche aux Éditions Folio, traduit de l’islandais par Éric Boury, 608 pages.
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