COUPS DE COEUR LITTÉRATURE IRLANDAISE

Normal People, Sally Rooney : l’amour moderne au scalpel {#CoupDeFoudreLittéraire}

11 mars 2021
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« Les gens peuvent vraiment se changer mutuellement. » À tout juste 30 ans, Sally Rooney – jeune autrice irlandaise devenue un véritable phénomène d’édition – nous donne à voir toute l’étendue de son talent. Normal People est un livre brillant, fulgurant et terriblement intelligent sur l’influence qu’exerce autrui sur nos vies. Le tour de force de ce second roman réside dans le contraste entre une écriture dépouillée et un propos d’une rare intensité. L’amour est passé au scalpel. Les dialogues sont au cordeau. Chaque mot est juste, d’une précision clinique. Sally Rooney décortique les relations amoureuses avec une telle finesse psychologique que, faute de pouvoir l’imputer à sa maturité, son acuité est sans nul doute un trait de sa précocité. Connell et Marianne se sont connus au lycée. Lui est plutôt beau gosse, lisse, taiseux et apprécié de tous – amabilité qui satisfait son désir de normalité, elle est la fille weird, asociale, considérant son aptitude à vivre en marge de la communauté comme un marqueur de sa supériorité. La mère de Connell faisant le ménage chez Marianne, les deux adolescents en viennent à se fréquenter et à partager une certaine intimité. Tenant à sa réputation, Connell ne tient surtout pas à officialiser leur relation. Comment cette complicité serait-elle perçue au lycée ? Quelle part trouble révèlerait-elle de sa personnalité ? Les années passent, l’université succède au lycée. Marianne s’épanouit, quand Connell perd ses repères. Seule perdure cette amitié amoureuse qui, sans le conscientiser infuse leur personnalité et structure leur identité. Ils se construisent en miroir : l’un apaisant l’anxiété que l’autre seul ne parvient pas à endiguer. Par le biais de ce chassé-croisé subtilement élaboré, Sally Rooney interroge la notion de normalité dans nos sociétés. Quels traits de caractère doit-on afficher pour être aimé ou au contraire dissimuler pour éviter d’être rejeté ? Dans ce texte salvateur d’une grande modernité, les jeunes adultes détricotent leur schéma de pensée, pour réaliser que leur singularité est avant tout fondée sur leurs fragilités, choses précisément pour lesquelles ils sont aimés.

Je ne sais pas ce qui ne tourne pas rond chez moi, répète Marianne. Je ne sais pas pourquoi je ne peux pas me conduire comme les gens normaux. […] Je ne sais pas pourquoi je n’arrive pas à faire en sorte que les gens m’aiment. Je crois que quelque chose ne tourne pas rond chez moi depuis le jour de ma naissance.

Il y a toujours eu quelque chose en elle que les hommes cherchent à dominer, et leur désir de domination ressemble fort à de l’attirance, voire à de l’amour. À l’école, les garçons avaient tenté de la briser à force de cruauté et de mépris, et à la fac les hommes avaient tenté d’y parvenir avec le sexe et la popularité, tous dans le but commun de dompter sa force de caractère. […] Chaque période de sa vie continuerait-elle à prendre la même tournure, encore et encore, celle de la même lutte implacable pour la domination ?

C’est l’un des secrets de ce changement dans l’équilibre mental, que l’on a appelé très justement la conversion : pour beaucoup d’entre nous, rien ne nous est révélé du ciel ou de la terre, tant qu’une personnalité n’a pas touché la nôtre en exerçant une influence particulière, pour la soumettre et la rendre réceptive.

George Eliot, Daniel Deronda

Placée en exergue du roman, cette belle citation de George Eliot introduit parfaitement le propos développé par Sally Rooney : soit l’influence, l’emprise parfois, qui, exercée sur autrui façonne sa personnalité.

Avec les autres, elle était si indépendante et distante, mais avec Connell elle était différente, c’était une autre personne. Il était le seul à connaître cet aspect de sa personnalité.

Évitant habilement les clichés des romans traitant de relations d’amour compliquées, Sally Rooney réalise la chronique lucide de son époque, marquée par l’ambiguïté. Elle retranscrit merveilleusement cette sorte de confusion des sentiments, la porosité de la frontière entre amour et amitié. Les situations auxquelles on consent malgré nous, faute à des non-dits, des malentendus jamais éclaircis. C’est l’entente tacite qui s’établit entre eux avec le temps, qui leur permettra de se comprendre mutuellement. De dissiper leur crainte d’être abandonnés, leur permettant de se libérer et de se donner complètement.

Il lui a dit qu’il voulait fréquenter d’autres filles et elle a dit : Très bien. Comme elle n’était pas officiellement sa copine, elle n’est même pas vraiment son ex. Elle n’est rien.

Il n’arrivait pas à comprendre comment ils avaient pu en arriver là, comment il avait la discussion prendre cette tournure.

Combien de fois avons-nous fait l’expérience désagréable d’une discussion prenant une autre direction que celle envisagée ? D’une intention initiale avortée qui redirigée nous conduit à accepter une situation donnée. Des choix de vie pris malgré nous, tout en ayant conscience d’avoir manqué l’opportunité à l’instant où elle s’est présentée. Sally Rooney restitue en peu de mots les chemins inextricables que prennent nos vies sans y avoir réellement consenti. Elle montre comment le rythme d’une conversation, une mauvaise communication, peut étouffer une intention première. Aspirer des désirs qu’on a tardé à formuler. Une omission chère payée, comme un chemin de vie qui ne sera jamais emprunté.

Je n’avais pas besoin de jouer à des jeux avec toi. C’était réel.

Traduire une expérience par des mots lui donne une sensation de pouvoir, comme s’il la mettait sous verre et qu’elle ne le quittait plus jamais complètement.

C’est marrant, les décisions qu’on prend parce qu’on aime quelqu’un, dit-il, et qui changent complètement notre vie. Je crois qu’on est arrivés à cet âge bizarre où plein de petites décisions peuvent changer votre vie. Mais tu as une influence très positive sur moi, dans l’ensemble, je me suis vraiment amélioré, je crois. Grâce à toi.


Mon évaluation : 5/5

Date de parution : 2021. Éditions de l’Olivier, traduit de l’anglais (Irlande) par Stéphane Roques, 320 pages.

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