Il avait une justification toute prête pour chacun de ses actes. Le bonheur n’était-il pas le but unique de chaque personne, de chaque créature ? […] Grein, lui, s’était fait sa propre philosophie : le bonheur était la Divinité. Mais la vie offrait un autre cadeau qui éloignait les gens de plus en plus du bonheur : la liberté. Le libre arbitre n’était possible que si existaient à la fois le bonheur et le malheur, la vérité et le mensonge, le succès et l’échec. La liberté marchait main dans la main avec l’individualité. […] Le destin de chaque personne consistait à rechercher perpétuellement ce qui était l’essence de chaque existence.
Des années après l’évacuation des camps de concentration, de nombreux rescapés choisirent de se suicider. Alors qu’ils avaient survécu à l’horreur absolue, à la déshumanisation la plus totale de l’homme, leur choix avait de quoi surprendre là où on aurait pu imaginer qu’une volonté féroce de faire triompher la vie les animerait. Pourtant, hantés par les fantômes des proches disparus, rongés par la culpabilité du survivant, témoins de la faillite de l’homme moderne et conscients dorénavant que l’être humain n’est rien « qu’un peu d’écume », constat amer renforcé par le sentiment d’un Dieu désengagé de sa création, ils ont abdiqué. Dans un roman dense et généreux, Isaac Bashevis Singer explore le spectre des réactions des « réfugiés de l’Hitlérisme » avec la verve truculente et l’exubérance qui font de ses romans un plaisir de lecture immense.
Étant donné que tout est tordu ici-bas, pourquoi les rapports entre les hommes et les femmes devraient-ils suivre une ligne droite ?
Les névroses des uns et des autres éclatent dans des conversations tragi-comiques d’une profondeur insondable et des situations inextricables ne s’expliquant que par une volonté farouche de vivre intensément.
Le névrosé est celui qui n’accepte pas d’être esclave mais n’a pas non plus la force de lutter pour se libérer. Il reste entre les deux, dans une sorte de no man’s land et se fait donc tirer dessus des deux côtés.
Un triangle amoureux se noue avec au centre Hertz Grein, fils de Reb Jacob Moshe le scribe, époux et père de famille en pleine crise existentielle se dénouant en une volte-face radical.
Désormais, ses parents n’étaient plus que poussière. Varsovie avait été détruite dans les flammes, tous ses habitants juifs réduits en cendres. Le seul survivant, c’était lui, Hertz Dovid et il noyait son chagrin à coup de fantaisies sexuelles, de bavardages stupides, de désirs de débauche. […] Grein se sentait cerné par la banalité et l’ennui. Il croyait en Dieu mais croire ne suffit pas. Il lui manquait l’essentiel : la structure des rites, un environnement bien réglé, la discipline de fer de ses grands-pères et arrière-grands-pères. Il lui était impossible de vivre avec Dieu mais il ne savait absolument pas comment le faire sans lui.
Aux extrémités : Anna, la fille du riche et pieux homme d’affaires new-yorkais originaire de Varsovie, Boris Makaver. Esther, sa maîtresse depuis onze ans, descendante érudite d’une éminente dynastie rabbinique, amante nerveuse au tempérament cyclothymique ; que tempère Leah, l’épouse vertueuse rendue aigrie par les infidélités de son mari. Ombres sur l’Hudson embrasse les quêtes amoureuses et identitaires d’êtres déracinés lancés dans une course folle de New-York à Miami en passant par une ferme du Maine et le quartier ultraorthodoxe Mea Shearim de Jérusalem, en faisant un crochet par l’URSS. Une petite communauté de Juifs originaires d’Europe de l’Est, d’où les souvenirs douloureux ne cessent de les ramener.
Je ne peux pas te faire sentir à quel point nous étions proches de la mort. Elle était devenue une présence familière, une amie. […] Je ne veux pas te donner des angoisses mais j’ai vu, de mes yeux vu, des Juifs creuser leur tombe. J’ai regardé le ciel, il était bleu, le soleil brillait. Tout était calme. Aucun ange ne pleurait. Le Maître de l’Univers restait silencieux. Je ne m’attendais pas à ce que les Juifs oublient si vite. […] j’ai pensé à me suicider. Je ne comprends pas vraiment pourquoi. Il me semblait que je n’appartenais plus à ce monde. Je me perdais dans l’univers du chaos. Sans cesse. Je revenais vers eux, les six millions.
Tiraillés entre des rites millénaires, la foi héritée de leur père et l’injonction de la modernité à s’assimiler, au risque de s’y diluer, Grein, Anna, Esther, Leah et les autres arpentent les rues de New-York avec une frénésie proche de l’hystérie.
Il s’était perdu dans un entrelacs de mensonges tellement compliqués qu’il s’en étonnait lui-même.
Telles des enveloppes vides, marionnettes aux mains du « metteur en scène des drames humains », ils se précipitent dans des voies sans issue, se rabibochent, se séparent, s’aiment passionnément pour mieux se déchirer. Toujours avec excès. Chez Singer, les trajectoires individuelles ne résultent jamais du hasard, mais sont orchestrées par des forces invisibles.
Chacun s’acharnait à trouver un appui stable sur lequel pouvoir compter, mais des puissances plus rusées que les êtres humains le leur ôtait sans répit, ce qui créait des crises successives.
Le résultat de la fatalité.
Grein se retrouvait pris dans un système où tout était déterminé à l’avance.
En coulisses, qui tire les ficelles de cette vaste comédie humaine ? Un Dieu joueur ou Isaac Bashevis Singer ? Fin observateur de la nature humaine, le romancier juif polonais naturalisé américain pose des questions essentielles : « Comment pouvons-nous continuer à vivre en sachant que l’espèce humaine compte de tels assoiffés de sang ? » Si les Hommes dotés du libre arbitre sont responsables de l’Holocauste, comment le Maître de l’Univers a-t-il pu rester silencieux ? Quid de la foi après la Shoah ? Peut-on vivre dans un monde que Dieu a déserté et vidé de sa spiritualité ? Le cas échéant, quel sens lui donner, dans ses deux acceptions : direction et signification ?
Tel que nous le concevions autrefois, l’atome s’arrêtait de bouger. Celui qu’on observe aujourd’hui gesticule dans tous les sens comme frappé de folie, il se tortille et tournoie sans fin. Peut-être est-ce le symbole ultime de l’homme d’aujourd’hui.
L’écrivain yiddish nobélisé en 1978 a non seulement l’immense talent de les poser en les incarnant dans des êtres de chair et de sang au fil de dialogues brillants, mais, a en plus, le mérite de proposer des réponses à l’absurdité de la condition humaine.
Quel était l’univers tel que Einstein ou Eddington le concevaient ? Un tas de glaise bourré d’atomes aveugles qui couraient dans tous les sens en se cognant fiévreusement au passage. De ce chaos, un nouvel Hitler pouvait surgir à chaque génération. L’accablante conclusion de toute la science moderne, c’était que Dieu possédait moins d’intelligence qu’une puce.
C’est ce que j’aurais dû être : astronome, pensa-t-il. Si on se perd dans la grandeur de ce qui est divin, on ne voit plus les petitesses de l’être humain.
Mon appréciation : 5/5
Date de parution : 1957. Grand format aux Éditions du Mercure de France, poche chez Folio, traduit de l’anglais par Marie-Pierre Bay, 928 pages.
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