Chacun de nous possède sa propre boîte, une chambre noire où se loge la chose qui nous a transpercé le cœur. Elle contient ce pour quoi on agit, ce que l’on désire, ce pour quoi on blesse tout ce qui nous entoure. Et même si elle était ouverte, rien ne serait libéré pour autant. Car l’impénétrable prison à la serrure impossible, c’est votre tête.
Avec le suicide de sa fille, le mystère Cordova s’épaissit… Disparu de la circulation depuis la fin des années 70, le réalisateur de films d’horreur projetés dans des salles clandestines, primé aux Oscars, faisant l’objet par « Les Cordovistes » – une secte d’admirateurs – d’un culte dérangeant, vit reclus dans sa propriété. Un manoir à l’architecture gothique situé dans les Adirondacks, où s’est noyée sa première femme et a été élevée sa fille Ashley. Un prodige du piano. Avant que sa carrière ne s’arrête net à 14 ans. Et que dix ans plus tard, elle ne se jette dans la cage d’un ascenseur d’un entrepôt vide de Chinatown. Suicide ou meurtre ? Que s’est-il passé ? Les digues de son esprit ont-elles cédé face à la magie noire et rites occultes – on parle même d’enlèvement et de meurtres d’enfants – pratiqués par le clan Cordova ? A-t-elle fini par succomber à la philosophie existentielle d’un père despotique : « réveiller le féroce », crever de peur pour la conjurer et s’en libérer, descendre dans les méandres de nos ténèbres intérieures, sonder l’indicible, apprivoiser le cru, le sombre, le sublime pour remonter à la surface radicalement transformé ? C’est l’expérience que Stanislas Cordova propose dans sa filmographie et la devise qui régit sa vie. Difficile d’imaginer le cerveau d’un enfant en construction imperméable à une telle éducation. Qui tenir pour responsable de la mort d’Ashley ? « Elle m’a dit que son père lui avait appris à vivre au-delà des limites de la vie, dans ses recoins les plus cachés, là où le commun des mortels n’a pas le courage d’aller, là où on souffre, là où règnent une beauté et une douleur inimaginables. Elle se demandait toujours : « Oserai-je ? Oserai-je déranger l’univers ? » » Quelques jours avant qu’elle ne soit retrouvée morte, le journaliste d’investigation déchu Scott McGrath, sanctionné à l’époque pour avoir tenté de débusquer la vérité sur Cordova – enchanteur ou prédateur ? -, l’a entraperçue à Central Park. Un manteau rouge, une présence spectrale, comme une rencontre prémonitoire qui devait le conduire à reprendre depuis le début chaque piste et le moindre indice. Formant une équipe de détectives amateurs, Scott, Hoover, cigarette au bec, ayant entretenu une obscure relation dans un camp de redressement pour adolescents avec Ashley et Nora, orpheline fantasque, solitaire et future actrice à Broadway, mènent l’enquête. À mesure que les indices s’accumulent dessinant les contours d’un monstre sacré du cinéma, un vampire extrayant goutte à goutte de son entourage la matière de sa création, le trio perd pied avec la réalité. Bascule dans le surnaturel. Cordova tire-t-il les ficelles ? Maniant l’art du suspense et le sens de la formule, Marisha Pessl nous perd dans un thriller mystique, tirant toutefois en longueur sur la fin, comme une plongée en eaux troubles dans la psyché tourmentée d’un cinéaste de génie, pour qui la frontière entre l’art et la vie s’est peu à peu effacée au profit d’un monde d’ombres et de silhouettes, charriant avec lui ceux qu’il a envoûtés :
L’être humain souhaite exercer son libre arbitre, bien sûr. Mais il existe un désir tout aussi puissant, celui de se retrouver pieds et poings liés, bâillonné.
Mon appréciation : 3,5/5
Date de parution : 2013. Grand format aux Éditions Gallimard, en poche chez Folio, traduit de l’anglais par Clément Baude, 864 pages.
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