On peut traverser la vie en étant aveugle, sourd et muet. C’est d’ailleurs ce que font la plupart des gens que tu rencontreras. Ils arpentent une forêt de miracles sans en soupçonner un seul. Mais il suffit de le vouloir pour vivre des milliers de vies.
1964, Cory Mackenson a douze ans et vit dans une petite ville typique de l’Alabama avec un père laitier et une mère constamment inquiète. Jusqu’au jour où, sur la route 10 avec son père, une voiture fonce droit sur eux pour finir sa course par un plongeon à pic dans Saxon’s Lake. Passé à tabac, le conducteur a le visage tuméfié, les yeux boursouflés, une corde de piano nouée autour du cou, les mains maintenues accrochées au volant par des menottes. Vision d’horreur que parachève un étrange tatouage bleu représentant un crâne avec des ailes déployées. Il va sans dire que le meurtre a le même effet sur l’imagination foisonnante de l’adolescent, convaincu d’avoir aperçu une silhouette à l’orée de la forêt, qu’une allumette sur un corps badigeonné d’essence. Avec pour seuls indices la plume verte d’un chapeau trouvé sur les lieux du crime et l’existence d’un perroquet beuglant dès qu’il entend de l’allemand, le jeune Cory mène l’enquête pour élucider le mystère et dissiper les cauchemars qui peuplent les nuits de son père. D’autant que dans cette bourgade du Sud-Est des États-Unis aux relents racistes, le calme n’est qu’apparent : corruption, réunions du Ku Klux Klan, trafiques d’alcool, étrangers dissimulés sous une fausse identité, sorcière transformant des munitions en serpents, règlements de compte, les pistes se succèdent, nous entraînant dans un généreux roman d’initiation au charme fou. Qui contrairement à la plupart d’entre eux n’illustre pas la perte des illusions succédant à l’entrée dans l’âge adulte, mais plutôt la possibilité de conserver intacte, vierge d’aigreur, inentamée par les épreuves de la vie, notre âme d’enfant. Une disposition à se laisser cueillir par la magie pour distinguer derrière l’apparente banalité de la vie, un monde fourmillant d’histoires d’une richesse inouïe. Composé comme une ode à l’imagination, ce texte largement autobiographique, petit bijou de candeur, assimile l’enfance à un âge d’or, un paradis perdu…
Reste un enfant aussi longtemps que tu le pourras, car une fois que tu auras perdu la magie de l’enfance, tu passeras le reste de ta vie à vouloir la retrouver…
Que l’on peut retrouver. Encore faut-il faire l’effort quotidien d’en chercher le chemin. Comment ? En revisitant les souvenirs que nous avons, il y a des années, enfouis dans cette malle pleine de trésors mise de côté.
“Personne, murmura-t-elle, personne ne grandit jamais vraiment.” […] Souviens-toi. Ne laisse pas passer un seul jour sans en garder un souvenir, que tu conserveras comme un trésor. Car c’est ce que c’est. Les souvenirs sont de fabuleuses portes, Cory.
Sous la plume de l’écrivain, l’écriture a cette fonction aussi. Ressusciter le passé, faire resurgir des émotions oubliées. Dissiper “le masque du temps”. En teintant de réalisme magique son récit, qu’il articule autour d’une enquête pour meurtre, Robert McCammon ravive ses souvenirs, et par là même retrace le cheminement de sa vocation d’écrivain, qui trouve racine dans une volonté farouche de préserver sa capacité d’émerveillement.
J’avais trouvé la clé d’une machine à voyager dans le temps. J’avais trouvé une source de pouvoir dont je n’aurais jamais espéré me rendre maître. J’avais trouvé une boîte magique et c’était ma machine à écrire. […] J’avais été traversé par un puissant flux d’énergie. J’avais goûté à la vie. J’avais fait un premier pas, certes maladroit, mais dans une direction qui était bien à moi.
Mon appréciation : 4,5/5
Date de parution : 1991. Disponible aux Éditions Monsieur Toussaint Louverture, traduit de l’anglais (États-Unis) par Stéphane Carne, 612 pages.
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