Mon intention n’est pas de m’attendrir sur la souffrance – certes point trop n’en faut – mais ceux qui ne peuvent pas souffrir ne peuvent pas non plus mûrir, ne peuvent jamais découvrir qui ils sont vraiment. Celui-là qui, chaque jour, est obligé d’arracher par fragments sa personnalité, son individualité, aux flammes dévorantes de la cruauté humaine sait, s’il survit à cette épreuve, et même s’il n’y survit pas, quelque chose quant à lui-même et quant à la vie.
De cette souffrance, du courage qu’il faut pour vivre en marge des normes édictées par la société puritaine américaine des années 60, mise à feu et à sang par les conflits interraciaux, en tant qu’homme noir, homosexuel et écrivain, orphelin de père, ayant grandi dans la pauvreté à Harlem, James Baldwin en a une expérience assez fine. Charnelle même. Un autre que lui aurait sans doute transformé cette colère en haine, de l’autre, des Blancs, des responsables perpétuant un système de domination dont il est le grand perdant. Lui, en humaniste, fera de l’amour la vertu cardinale de sa vie et la force traversant ses écrits. « Et si l’intégration a le moindre sens, c’est celui-ci : Nous, à force d’amour, obligerons nos frères à se voir tels qu’ils sont, à cesser de fuir la réalité et à commencer à la changer. » La posture de Baldwin est singulière. Contrairement à d’emblématiques figures afro-américaines de la lutte pour les droits civiques : Martin Luther King, Malcolm X, ou le fondateur des « Black Muslims » Elijah Muhammad, l’homme de lettres se tient en retrait. Davantage du côté du témoin que du tribun. Touche à tous les cercles en évitant de se compromettre, un pied dedans, l’autre dehors. Pas par lâcheté, mais plutôt par souci de garder la bonne distance lui permettant d’observer sa communauté, dont il ne se prive pas de relever les égarements. Engagé politiquement pour la défense de la cause noire et des droits des homosexuels aux États-Unis, l’essayiste afro-américain sait que sa valeur réside dans son métier d’écrivain.
Je suis un écrivain, j’aime à faire cavalier seul.
Avec le même soin qu’il met à transposer dans ses romans – magnifiquement incarnée dans des êtres de chair et de sang – sa propre quête identitaire, James Baldwin radiographie les défis auxquels est confronté son pays. État des lieux, qui, de façon troublante, résonne d’autant plus aujourd’hui. Alors qu’aucun doute n’est permis sur la faillite morale de l’Occident.
Je me refuse à admettre que le Noir américain devrait avoir souffert pendant quatre siècles pour n’en arriver qu’au présent niveau de la civilisation américaine. Je suis loin d’être convaincu qu’il valait la peine d’échapper au sorcier africain et je dois maintenant, afin de supporter les contradictions morales et l’aridité spirituelle de ma vie, ne plus pouvoir me passer du psychiatre américain.
En identifiant les racines profondes du racisme, il touche un point névralgique : la haine de soi. Le mythe de l’Américain blanc pétrifié à l’idée de voir son système de valeurs s’écrouler et son identité s’effilocher. L’homme noir apparaît alors comme un miroir déformant de l’homme blanc, lui révélant ses propres manquements, son refus systématique de se regarder en face. Le climat de confusion générale, de nervosité, dans lequel on évolue et qui ne cesse de se renforcer depuis quelques années repose sur ce conflit intime irrésolu. Attisant les crispations identitaires, la violence, le racisme et la flambée de l’antisémitisme. Puisque si les peuples stigmatisés diffèrent, les motivations sous-tendant ces comportements demeurent similaires : une volonté de pouvoir. Le Noir américain a, quant à lui, un devoir moral, une sorte de régularisation identitaire à effectuer en amont :
Pour modifier une situation il faut d’abord en avoir une vision claire : dans le cas particulier, admettre le fait, quelque usage qu’on en fasse ultérieurement, que le Noir américain est issu de ce pays, qu’il faille ou non s’en féliciter, et n’appartient à aucun autre – pas à l’Afrique et certainement pas à l’Islam.
Processus qui suppose de faire la paix avec son passé :
Le paradoxe – et il est effrayant – est que le Noir américain n’a et n’aura d’avenir nulle part, sur aucun continent tant qu’il ne se résoudra pas à accepter son passé. Accepter son passé, son histoire, ne signifie pas s’y noyer ; cela signifie apprendre à en faire bon usage. […] Sache d’où tu viens. Si tu sais d’où tu viens, il n’y a pas de limites à là où tu peux aller.
Paradoxalement, c’est loin de chez lui, que Baldwin se découvrira. Ayant été toute sa vie tiraillé par un conflit identitaire, fuyant à Paris pour devenir le romancier qu’il rêvait de devenir. C’est peut-être d’ailleurs pour cette raison qu’il a su si bien le saisir dans cet essai culte, publié 100 ans après l’abolition de l’esclavage, qui condamne la radicalité au profit d’une autre voie plus modérée, reposant sur l’amour de soi, entraînant par ricochet le respect d’autrui. En cas d’échec du projet intégrationniste – n’est-ce pas le cas aujourd’hui ? – , l’ancien prédicateur présage l’accomplissement de cette prophétie biblique :
Et Dieu dit à Noé
Vois l’arc en le ciel bleu
L’eau ne tombera plus
Il me reste le feu…
Mon appréciation : 4,5/5
Date de parution : 1963. En poche chez Folio, traduit de l’anglais (États-Unis) par Michel Sciama, 144 pages.
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