Chacun doit naître quelque part et chacun naît dans un contexte : ce contexte constitue son héritage. […] Un héritage se reçoit, on se découvre en lui – on ne saurait se trouver ailleurs ! – et, à partir de cette découverte, et pas avant, s’esquisse une possibilité de liberté.
Noir, homosexuel, écrivain, très tôt James Baldwin acquiert une conscience nette des marges où l’Amérique puritaine et ségrégationniste des années 20 l’a retranché. Militant pour les droits civiques, témoin des meurtres de Medgar Evers, Malcolm X et Martin Luther King Jr, il connaît mieux que personne le coût, et donc la valeur de sa liberté. Attaché au quartier de New York où il a grandi, l’écrivain américain exilé un temps à Paris, fait du Harlem des années 50 le décor d’un roman d’une beauté époustouflante. Une ode à la fraternité, à l’amitié, à l’amour, dont il souligne avec acuité la contradiction inhérente : la sécurité que procure le sentiment d’être aimé impliquant au préalable de faire preuve de vulnérabilité. De fendre l’armure, laissant entrevoir une vérité qu’Arthur et Julia ne sont pas prêt à confronter, ou qui ne s’est pas encore pleinement révélée.
Je te l’ai déjà dit – tu n’es pas l’Histoire. Tu ne pouvais pas la défaire. Je ne pouvais pas te l’imposer.
Ayant constamment dû ajuster ce qu’il est avec les attentes de la société, James Baldwin s’attaque aux ombres, à l’indicible, comme lorsque nageant en plein bonheur conjugal le regard éteint d’Arthur traduit ce qu’il ne peut pas exprimer à Jimmy. Qu’il l’aime mais qu’il craint le regard extérieur, le jugement de son père Paul, de son frère Hall. Est-il à la hauteur ? Reconnu par ses pairs, devenu une célébrité dans le monde entier, en tournée à Londres, Paris, aux États-Unis, le chanteur de gospel traîne pourtant derrière lui une « angoisse obstinée », celle de ne pas être aimé, accepté. De ne pas se sentir digne des attentions qui lui sont portées.
Il se demande ce que moi, Hall, son frère, je pense vraiment de lui. Il se demande si Paul, son père, est mort parce qu’il avait honte de son fils. Et, à l’instant même où il sait qu’il n’en est rien, il sait aussi qu’il ne le sait pas, qu’il ne sera jamais libéré du jugement ou de la terreur de son propre regard. Car il sait que c’est lui, et lui seulement, qui réclame si impitoyablement le jugement, rassemble les instruments du Jugement dernier, choisit les juges, exige la sonnerie des trompettes. Il veut exposer son cas et être dispensé de la sentence : mais il ne peut être dispensé de la sentence qu’en abandonnant le procès.
Comment trouver les mots justes pour traduire ce froid glacial qui lui traverse l’épine dorsale, le cloue sur place, le rend muet alors qu’en face se posent sur lui les yeux aimants de son amant. Alors Arthur refoule, se tait. Se laisse grignoter par les secrets. Hall – le narrateur – voit son petit-frère, à qui il voue un amour inconditionnel, se débattre avec ses fantômes. Il sait que le regard des autres tue. Que des attentes trop fortes compriment l’identité, puisque la personne avant même de savoir ce qu’être aimé signifie est possédée, cadenassée par les désirs d’un autre. L’emprise ne tolère que deux options : céder ou se révolter. Julia – la sœur de Jimmy et l’amante de Hall, enfant-vedette, évangéliste instrumentalisée par son père, trimballée d’église en église à l’âge de 7 ans, a choisi la seconde. Mettant fin à un long chemin de croix. Pas étonnant d’ailleurs que James Baldwin ait titré un de ses essais : La croix de la rédemption. Puisque c’est précisément de rachat du genre humain dont il s’agit ici. Quel avenir pour une jeune fille qui a tout connu trop tôt ? Comment se réapproprier l’image déformée d’elle-même modelée par le regard d’autrui ? Comment reconfigurer son être ?
Elle avait été inoubliable précisément parce que, en tant qu’enfant et évangéliste, elle ne s’était pas appartenu, et n’avait pas eu la moindre idée de son identité. Elle avait été à la merci d’une force qu’elle n’avait aucun moyen de comprendre. […] Or quelque chose lui était arrivé, on ne pouvait pas s’y tromper, et avec ce qui avait été brisé, avec ce qui lui était resté, elle avait commencé à se créer elle-même. Je fus le bienvenu parce qu’elle crut ce qu’elle lut dans mes yeux.
Julia est un des plus beaux personnages féminins qu’il m’ait été donné de rencontrer en littérature, d’autant plus sous la plume d’un homme qui se glisse avec une justesse éblouissante dans la peau d’une enfant sacrifiée, d’une adolescente tourmentée puis d’une femme ayant fait la paix avec son passé, tout en acceptant sa présence constante. En toile de fond, l’Amérique violente à feu et à sang du Ku Klux Klan, des lynchages raciaux, toujours aussi radicale dans ses clivages, la disparition inquiétante de Peanut – membre du Quartet, ami d’Arthur et de Hall – en Géorgie, le Sud raciste et le Nord un peu plus progressiste. En 1964, au moment de la déségrégation, les tensions raciales culminent. Baldwin est le témoin de son époque. Rôle sur lequel Raoul Peck revient dans son documentaire I am not your negro consacré à l’écrivain, qui explique observer son pays natal, s’imprégner des événements, avant de se retirer pour écrire et fabriquer en se servant de son art et à partir du matériau de l’histoire une œuvre d’une humanité éclatante :
Ma responsabilité en tant que témoin était de me déplacer aussi largement et librement que possible pour écrire l’histoire et la diffuser.
La grande leçon donné par Baldwin est que l’amour est la clé de nos angoisses individuelles, le respect de soi ne peut passer que par celui de l’autre en face de moi :
Peut-être l’histoire ne se trouve-t-elle pas dans nos miroirs mais dans nos reniements : peut-être l’autre est-il nous-mêmes. […] Notre histoire c’est l’autre, voilà notre seul guide. Une chose est absolument certaine : on ne peut renier ou mépriser l’histoire de quiconque sans renier ou mépriser la sienne propre.
Harlem Quartet est un roman d’apprentissage magistrale porté par une écriture sensuelle, puissante, incarnée, qui agit comme un baume au cœur en périodes troublées nous offrant une porte de sortie à travers l’amour inaltérable, solide comme un roc, qui soude une fratrie et lie deux frères à vie.
Et tout s’est vraiment passé en un clin d’œil. Aucun de nous n’a vu son avenir arriver : nous avons vécu d’inimaginables états dans le présent jusqu’à ce que, brusquement, sans avoir jamais accompli un avenir, nous nous soyons retrouvés en train de déchiffrer notre passé. Je suis ce que je suis, et ce que je suis devenu.
Mon appréciation : 5/5
Date de parution : 1979. Grand format aux Éditions Stock, poche au Livre de Poche, traduit de l’anglais (États-Unis) par Christiane Besse, 800 pages.


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