Je me révolte, donc nous sommes.
Comment d’une expérience négative avant tout individuelle de l’absurdité du monde et de son apparente stérilité, Albert Camus en tire un enseignement collectif positif ? Faisant de L’homme révolté un véritable manuel de survie pour s’extraire de situations non consenties. D’emblée, Albert Camus introduit dans son essai – devenu mon livre de chevet – la notion de négation, d’opposition à un ordre établi :
Qu’est-ce qu’un homme révolté ? Un homme qui dit non.
L’esclave s’oppose au maître, le dominé au dominant, il y a une sorte de dialectique de la révolte comme volte-face sain en réaction à une intrusion. Suivant une double dynamique, la prise de conscience de notre propre valeur est la résultante, mais aussi la force motrice de la révolte. D’une prise de conscience de l’existence en nous d’une chose précieuse sur laquelle se fonde notre individualité et singularité à préserver : « la perception, soudain éclatante, qu’il y a dans l’homme quelque chose à quoi l’homme peut s’identifier ».
En même temps que la répulsion à l’égard de l’intrus, il y a dans tout révolte une adhésion entière et instantanée de l’homme à une certaine part de lui-même. Il fait donc intervenir implicitement un jugement de valeur […].
Par l’extraction d’autrui de mon espace intime, corporel, géographique, émotionnel…je me le réapproprie. Je redessine les contours de mon intimité intrusée :
Ainsi, le mouvement de révolte s’appuie, en même temps, sur le refus catégorique d’une intrusion jugée intolérable.
L’enseignement est puissant tant par ses implications individuelles, que collectives. L’individu victime d’un choc post-traumatique, cloîtré dans son mutisme, figé dans le temps à la date de l’événement, dispose dès lors d’un moyen pour se libérer de l’emprise dans laquelle il est englué. La révolte nous met en mouvement, se meut en engagement, devenant l’antidote au ressentiment :
Le ressentiment est très bien défini par Scheler comme une auto-intoxication, la sécrétion néfaste, en vase clos, d’une impuissance prolongée. La révolte au contraire fracture l’être et l’aide à déborder. Elle libère des flots qui, stagnants, deviennent furieux. Scheler lui-même met l’accent sur l’aspect passif du ressentiment, en remarquant la grande place qu’il tient dans la psychologie des femmes, vouées au désir et à la possession. À la source de la révolte, il y a au contraire un principe d’activité surabondante et d’énergie. […] Le révolté défend ce qu’il est […] dans son premier mouvement, refuse qu’on touche à ce qu’il est. Il lutte pour l’intégrité d’une partie de son être. Il ne cherche pas d’abord à conquérir, mais à imposer.
Sous l’angle du collectif, reconnaître sa propre valeur revient à l’identifier en autrui. Surgit l’idée d’une « nature humaine », de l’existence d’une communauté dont je fais partie. Si l’expérience de l’absurde – comme vécue par Yakov Bok, le héros de L’homme de Kiev de Bernard Malamud, bouc émissaire idéal « jugé pour la seule et unique raison qu’on avait lancé une accusation », situation qui n’est pas rappeler celle du Procès de Franz Kafka – peut conduire au désespoir, à l’annihilation de soi par le suicide, la révolte implique le constat que d’autres que moi subissent le même sort/tort. L’homme quitte sa solitude, transcende sa condition au nom d’une lutte pour préserver le nom d’homme. Qui d’autre mieux que Romain Gary a su incarner et redonner une chance à notre humanité abîmée par le XXe siècle ? Son héros Morel a ceci de prodigieux qu’il est animé par une foi contagieuse en la capacité de l’humanité à protéger cette marge de liberté et de dignité symbolisée par les éléphants d’Afrique. La lutte écologique de Morel revêt tout d’un coup une autre dimension. « Chaque individu », Gary insiste à plusieurs reprises là-dessus, est un éléphant. Chaque homme dans la rue est un animal encombrant, solitaire, menacé dans son intégrité puisque représentant une potentielle source de rentabilité. L’éléphant est à la fois chaque homme, chaque partie de nous vivants, porteuse d’espoir qu’il faut protéger, chaque combat juste, légitime dénué d’intérêts financiers, où notre dignité est en jeu. C’est notre liberté et conscience autant personnelle, que collective. Hasard du calendrier ? Un an après la remise du prix Goncourt 1956 à Romain Gary pour Les racines du ciel, l’Académie suédoise récompense du Prix Nobel de littérature « l’œuvre importante » d’Albert Camus « qui éclaire avec un sérieux pénétrant les problèmes posés de nos jours aux consciences humaines ». Romain Gary et Albert Camus, écrivains humanistes engagés dans la résistance et dans un même combat.
Mon appréciation : 5/5
Date de parution : 1951. Poche chez Folio, 384 pages.
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