En tout cas, moi, j’en ai assez. Je fous le camp. Je n’en peux plus. Dix-sept millions de Noirs américains à la maison, c’est trop, même pour un écrivain professionnel. Tout ce que ça va donner, avec moi, c’est encore un livre. J’ai déjà fait de la littérature avec la guerre, avec l’occupation, avec ma mère, avec la liberté de l’Afrique, avec la bombe, je refuse absolument de faire de la littérature avec les Noirs américains. Mais tu sais bien ce que c’est : quand je me heurte à quelque chose que je ne puis changer, que je ne peux résoudre, que je ne peux redresser, je l’élimine. Je l’évacue dans un livre. Après je ne suis plus oppressé. Je dors mieux.
Brouillant les genres : histoire vraie, essai, roman (?) ; usant du même procédé allégorique que dans Les Racines du ciel où les éléphants figuraient notre part d’humanité à préserver, Romain Gary s’attaque au sujet de la cause noire de biais, tout en épinglant avec piquant l’hypocrisie des luttes intestines gangrénant les rangs du mouvement pour les droits civiques. Le 17 février 1968, alors que les émeutes raciales embrasent l’Amérique, Romain Gary rejoint sa femme l’actrice Jean Seberg en tournage à Hollywood. Dans leur villa sur les hauteurs de Beverly Hills, il recueille un berger allemand. Dressé pour attaquer les manifestants noirs, comme au temps de l’esclavage où les éleveurs lâchaient leurs chiens sur les évadés dans les plantations, ce dernier écope du surnom de « White dog ». Ne pouvant supporter l’idée d’héberger un chien « raciste », le romancier têtu le confie à un dresseur chargé de le déconditionner.
Alors qu’est-ce qu’il veut prouver, avec ce chien ? Qu’on peut guérir la haine ? Que c’est seulement le résultat d’un dressage, que ça se soigne ?
Renouant avec le symbolisme des Racines du ciel, l’humour caustique devenu sa marque de fabrique et sa propension à osciller tel un culbuto entre un pessimisme amer et l’optimisme humaniste d’Éducation européenne
J’entends par là qu’il faut continuer à faire confiance aux hommes, parce qu’il importe moins d’être déçu, trahi et moqué par eux que de continuer à croire en eux et à leur faire confiance. Il est moins important de laisser pendant des siècles encore des bêtes haineuses venir s’abreuver à vos dépens à cette source sacrée que de la voir tarie. Il est moins grave de perdre que de se perdre.
Romain Gary signe un de ses meilleurs romans. Une critique virulente des intellectuels bien-pensants de gauche, affichant un goût prononcé pour l’auto-flagellation, que renforce leur culpabilité d’hommes blancs. Les grands combats idéologiques servant de déversoir aux névroses psychologiques :
J’ai horreur des gens dont les professions de foi libertaires naissent non point d’une analyse sociologique, mais de failles psychologiques. […] Les militants veulent annexer les criminels et capitaliser leurs actes dans des buts politiques. […] Tout gangstérisme est baptisé terrorisme. […] Du reste, la tendance psychiatrique actuelle est de donner à tout crime un contenu social. Toute tuerie devient une guerre sainte, il n’y a plus de crapules, il n’y a que des héros.
Écrit en 1970, Chien Blanc est d’une actualité confondante dans sa manière de décrire l’escalade de la désensibilisation, résultant des stratégies médiatiques visant à nous submerger de flots d’informations en vidant les mots de leur signification.
Il faudrait faire une étude profonde de la traumatisation des individus par les mass media qui vivent de climats dramatiques qu’ils intensifient et exploitent, faisant naître un besoin permanent d’événements spectaculaires. Rien encore n’a été fait dans ce domaine. Et il faut bien dire que le vide spirituel est tel, à l’Est comme à l’Ouest, que l’événement dramatique, le happening, est devenu un véritable besoin. Et, d’un happening à l’autre, il y a la réaction en chaîne…
Indécrottable idéaliste, Romain Gary encapsule l’air du temps dans une œuvre mettant en évidence :
la plus grande puissance spirituelle de tous les temps, qui est la Connerie.
Mon appréciation : 4/5
Date de parution : 1970. Poche chez Folio, 224 pages.
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