À ses yeux, ce pays souffrait d’une sorte de scorbut spirituel, qui affectait peu à peu le monde entier. Même les arbres ici étaient tous pareils et les saisons toutes les mêmes. Bien qu’il eût différentes théories pour expliquer cela, ce phénomène restait pour lui un mystère. Cela avait à voir avec un état d’esprit général. Ce pays était dépourvu du charme qui rend la vie supportable. L’Amérique était un pays sans illusions. Minsker n’espérait plus rien.
L’écrivain juif américain d’origine polonaise, lauréat du prix Nobel de littérature 1978, a construit son œuvre en miroir de sa vie. L’arrivée au pouvoir d’Hitler en Allemagne faisant office de pivot entre d’une part, son enfance dans un shtetl polonais, bientôt annihilé par les nazis, dont il ressuscite l’atmosphère magique, chaleureuse et bouillonnante de vie dans La famille Moskat, Shosha, Au tribunal de mon père… ; d’autre part, l’émigration aux États-Unis, terre d’accueil servant de décor au sublime Ombres sur l’Hudson, Ennemies, ou encore à cet inédit. Au regard de la rue Krochmalna de sa Varsovie multiculturelle natale, des étals de petits commerçants, des ruelles étroites, sales et bondées, des gamins tout de noir vêtus, tsitsit au vent et kippa sur la tête, dévalant les marches de la Yeshiva et des effluves réconfortantes du pain cuit par les femmes le vendredi matin, les artères goudronnées et grisâtres de New-York font pâle figure. Comme dans tous ses romans du “cycle américain”, les personnages de Singer sont des réfugiés européens ayant trouvé asile en Amérique pour échapper aux griffes des nazis ; comme toujours ils sont nerveux, survoltés, légèrement détraqués et complètement déracinés, coupés de leurs racines et donc soumis aux caprices de la providence. Et, comme souvent, l’intrigue tourne autour d’un quatuor amoureux. Un homme, trois femmes. La passion, le mensonge, puis la lassitude, et toujours cette incapacité chronique à s’engager. Roman après roman, Isaac Bashevis Singer explore les combinaisons possibles d’un tel arrangement, avec en fil rouge cette constante : leur déséquilibre, cette manière d’arpenter l’existence comme sur une ligne de crête, trouve son origine dans une fêlure intime provoquée par le déracinement. En rompant avec leurs traditions – religieuses, structurant le quotidien de générations de Juifs pieux avant eux, Hertz Minsker, fils d’un éminent kabbaliste, son ami, le magnat immobilier Morris Calisher, descendant d’une longue lignée hassidique, et son épouse Mina, une érudite, également maîtresse de Hertz, ont vu leur centre de gravité se déplacer et peinent à redonner du sens à leur existence. Irrésistiblement intelligent et tragiquement comique, Le charlatan est l’antidote à notre monde en mal d’humanité, et par trop malmené. L’auteur yiddish exprime, comme nul autre, la condition des immigrants en proie à un tumulte intérieur dans un monde matérialiste et profane, que la modernité a dépouillé de sa spiritualité.
Mon appréciation : 4/5
Date de parution : inédit. Grand format aux Éditions Stock, poche disponible au Livre de Poche, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie-Pierre Bay et Nicolas Castelnau-Bay, 448 pages.
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