On ne pense jamais à la liberté que comme quelque chose d’extérieur, éloigné et séparé, un territoire à atteindre en escaladant une montagne, en traversant une rivière à la nage ou en franchissant une frontière. Mais existe-t-il jamais quelque chose d’extérieur ? La liberté ? La vérité ? Cela peut-il être n’importe où, ailleurs plutôt qu’ici, en vous, inséparablement de celui que vous étiez, de celui que tout seul vous décidez d’être ? […] Être libre, c’est vouloir être là d’où on est originaire : oser être soi-même.
Quête d’émancipation d’un esclave, éveil d’une conscience politique, fresque épique à charge contre l’apartheid par un des plus célèbres écrivains afrikaners, chant d’amour d’un peuple colonisé dépossédé de sa terre, laquelle les Boers refusent de céder aux anglais, Un turbulent silence est aussi une tragique histoire d’amitié rattrapée par le contexte historique d’un pays esclavagiste. Cent ans plus tôt, l’arrière-grand-père de Barend et Nicolaas van der Merwe foula au galop les plaines verdoyantes et les montagnes aux crêtes bleutées à seulement quelques jours de voyage du Cap. Il annexa une partie des terres, y installa sa ferme, y fit trimer des esclaves de l’aube au coucher du soleil. Un travail harassant rythmé par les coups de sjambok – cravache en cuir. Ses deux petits-fils, Barend et Nicolaas, grandirent aux côtés de l’esclave noir Galant, ainsi que la petite orpheline Esther, dont le père se suicida après avoir été battu à mort par le père des deux garçons. Une humiliation dont elle gardera rancune toute sa vie à sa famille d’adoption, nourrissant, à l’instar de Galant, une rancune tenace, un noyau dur, ferment d’une révolte intérieure, ne demandant qu’à s’exprimer. Au passage à l’âge adulte, chacun reprend sa place au sein de la hiérarchie sociale. Esther est donnée en mariage comme du bétail se rend à l’abattoir, sans son consentement et les pieds presque devant. Quant à Galant, il est mis au service de Nicolaas, avec qui, encore quelques années avant, il jouait dans le réservoir et allait se baigner. Leur relation de complicité, d’égal à égal, cède la place aux rapports de domination. Les années passent et les événements se précipitent : l’arrivée des anglais aux valeurs “humanistes” multipliant les mesures visant à alléger les conditions de vie misérables des esclaves, la remise en cause du système des castes, la menace d’un renversement des valeurs, alimentant le feu intérieur de Galant, qui incapable de déchiffrer un journal, en saisit des bribes au gré des conversations. Les temps changent, les Boers s’accrochent à l’Ancien Monde, sentant que, du nouveau, ils n’en seront plus les maîtres, et laissent éclater leur frustration. L’atmosphère à Houd-den-Bek est électrique. Chaque punition élevant un peu plus le flot sombre et secret qui se déplace sous leurs actions et menace de tout emporter. Faisant s’entrelacer les voix des propriétaires et des esclaves du domaine, que l’on sait dès le début avoir été le théâtre d’un massacre sanglant, André Brink sonde la nature des relations humaines et fixe le point de basculement. Ce moment irréversible où un homme décide de s’affranchir de ses chaînes et de conquérir sa liberté, quel que soit le prix à payer. Cette lente maturation s’accompagnera d’un apprentissage essentiel : peu importe où l’on va, le passé, les gens, nos souvenirs suivent nos pas ; la liberté est donc à chercher en soi, dans le silence intérieur de son être. Ce même silence infranchissable tapissant l’espace entre la victime et le bourreau. Un silence plein de fracas, résonnant d’avance du bruit du combat qu’il faudra mener pour le déchirer.
C’est cela qui est le pire de tout, le silence qui précède la mort, cet acte de dénudation, cette expérience de totale étrangeté devant l’homme qui a été mon seul ami. Cette incapacité absolue de nous atteindre l’un l’autre. Cette étendue dans laquelle nous ne pouvons rien faire que nous regarder fixement. Un turbulent silence.
Mon appréciation : 4/5
Date de parution : 1982. Poche disponible au Livre de Poche, traduit de l’anglais (Afrique du Sud) par Jean Guiloineau, 576 pages.
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