« On saurait ce que pouvait voir un homme du paysage du monde et comment, l’ayant saisi avec un pinceau et quelques tubes de couleur, il pouvait l’installer au milieu des autres hommes, beau et tremblant dans son cadre doré, longtemps et toujours vivant. » Toute sa vie, Claude Monet a été obsédé par l’idée de saisir l’instant fugace avant qu’il ne s’efface, de capter la lumière à l’instant précis où elle est perçue, avant que le passé n’engloutisse le présent, en la lui soustrayant. Cette quête désespérée d’immortalité consistant à fixer en les peignant les êtres et les choses pour l’éternité, Michel Bernard la restitue à la manière du peintre impressioniste, par touches successives, brossant le portrait d’un homme tourmenté, habité par ceux qu’il a aimés et qui l’ont prématurément quittés. Présences disparues rendues dans les jeux de couleur et de lumière des Nymphéas. Si ce cycle composé de 250 peintures représentant le jardin de Giverny et réalisé dans les dernières années de sa vie laisse éclater tout son talent, c’est que le peintre revisite et laisse affleurer sur la toile les fantômes de son passé. Après Frédéric Bazille, jeune bourgeois fortuné rencontré à l’atelier Gleyre et à la carrière soufflée par la guerre, c’est Camille, l’amour de sa vie, qui sera emportée par la maladie. Sa muse, celle qui par son « silence éponge l’inquiétude de son âme ». Dans cette biographie d’une délicatesse infinie, Michel Bernard choisit avec minutie le mot juste, celui qui restituera avec le plus de précision les sensations que procure une impression. Comme ce tableau de Camille, le visage cerclé d’une capeline rouge, saisie en plein hiver à travers la fenêtre de leur maison, Michel Bernard a choisi d’éclairer l’œuvre du peintre à travers le prisme des êtres qui ont marqué sa vie. Restituant avec poésie les ramifications invisibles que cache un tableau une fois fini, nous donnant à voir l’intention derrière la création.
Frédéric s’en était souvenu au moment d’opter pour les zouaves. Il avait fait comme Monet, et là-bas, était allé chercher, en même temps qu’un brevet de virilité, l’accroissement du patrimoine de l’œil.
La force, la cohésion et la jeunesse, deux battements de cœur après, la solitude et la détresse.
Le peintre l’avait soumise au jury sous le nom de Camille, le prénom du modèle. Il était tombé amoureux de la jeune fille en la peignant. […] C’est cela qu’il avait peint. Ces paupières battues, ce teint pâle, ce pli au coin de la bouche, ces lèvres légèrement gonflées, tout ce qui donnait cet air de dédaigneuse lassitude à la jeune femme avait été peint au matin de leur première nuit. Elle et lui savaient et ne voyaient que cela. […] Pour eux, il n’y avait d’autre mystère dans ce chef-d’œuvre de quatre jours que la rayonnante puissance d’une passion neuve.
Les jambes étendues sur le canapé, le livre à la main, ses doigts marquant la page dont elle venait d’interrompre la lecture, elle regardait par la fenêtre. Que regardait-elle ? Rien, sans doute, que les paysages intérieurs ranimés par des phrases imprimées.
Ses gestes cherchaient moins l’efficacité qu’un rapport harmonieux aux choses. Elle était vêtue avec élégance et l’on se disait que cette femme de peintre avait appris à son mari l’art des couleurs et des formes. Son intuition du monde, Monet sur bien des points, la devait à Camille.
À trente ans, ils goûtaient, dans sa jeunesse, le plaisir d’une nostalgie commune que le souvenir de Frédéric veinait de tristesse.
Le jour entrait dans la maison et le jardin dans ses yeux.
Monet n’avait de richesse qu’un talent moqué et la beauté de sa femme.
Superbes zeugmas qui illustrent la finesse de la plume de Michel Bernard, alliant concision et précision du trait.
Une autre dimension des choses vivantes lui apparaissait qu’il n’aurait pas su voir quand il était jeune. Elle était supérieure, il le sentait, parce qu’elle lui apportait une certaine sérénité dans la contemplation. Il avait fallu la longue préparation d’une vie pour l’atteindre et le comprendre. Il y a vingt ans, il avait deviné que quelque chose était là, qui l’attendait, mais c’était encore trop tôt. Impatient, tumultueux et désordonné, il s’était prématurément jeté à la conquête de ce qu’il fallait encore attendre. Maintenant, devant ses yeux usés, un monde intermédiaire s’ouvrait, neuf pour lui et vieux comme la Création.
Les nénuphars du jardin de Giverny peints par Monet, marquent un tournant dans son œuvre. Une forme d’achèvement, de climax de son talent. Ce sont les âmes de ceux qui l’ont quittés qui sont représentées. Avant de s’atteler à ce travail pharaonique, Monet a laissé longtemps infuser ses impressions.
La vie semblait monter d’une profondeur invisible, de dessous la toile. Les choses présentes devant lui, par une mystérieuse vibration de la vie, de leur souffle humide avaient fait lever une buée de couleurs.
L’hiver était une saison pour l’esprit, l’écho du monde à la mélancolie des hommes. C’était le temps suspendu, la fête de la mémoire, avant que la lumière du soleil revenu allonge le jour et fasse remonter la vie dans les plantes, dans les bêtes et dans les cœurs humains.
Mon évaluation : 4/5
Date de parution : 2016. Éditions de la Table Ronde, collection La Petite Vermillon, 240 pages.
No Comments