« J’étais déjà démolie depuis longtemps par cette vie sans regard. » L’Attente du soir, qui aurait tout aussi bien pu s’intituler l’attente d’un regard, est un premier roman polyphonique lumineux et travaillé, où trois marginaux vont se croiser et ainsi se sauver. Psychologue de formation, Tatiana Arfel a puisé dans son métier matière à brosser des portraits psychologiques fouillés, à ausculter la psyché d’êtres esseulés et à articuler des destins individuels, qui confrontés offrent des scènes d’une rare intensité. L’autrice fait de l’altérité le socle sur lequel devrait reposer une société et montre la difficulté de se construire sans extirper au préalable ce que notre inconscient a englouti pour nous protéger. Abandonné près d’un terrain vague quand il était enfant, le môme est un enfant sauvage, trouvant dans les poubelles de quoi s’alimenter, mais surtout de quoi dessiner. Cette fascination pour les couleurs : le jaune qui réchauffe le cœur, l’orange du soleil couchant ou le rouge sang, lui permet de fixer sur la toile un monde intérieur riche auquel personne n’a accès. Son art est un outil cathartique lui permettant d’exorciser les fantômes du passé pour peut-être un jour s’en libérer. Mlle B., elle, oscille entre folie douce et neurasthénie. Élevée dans une famille où l’absence d’égards et de regards ont fini par flouter les contours de son identité, c’est lorsqu’elle tombe enceinte accidentellement et qu’on lui retire son enfant que l’arrachement est tel qu’il entérine son effacement. Giacomo, quant à lui, est le directeur d’un cirque itinérant. Ce saltimbanque vieillissant, terrifié à l’idée que le « Sort » ne l’attrape avant qu’il n’ait transmis à autrui ce qu’une vie à côtoyer des âmes égarées lui a enseigné, sera le liant entre ces trois destins accidentés. Trois êtres en quête d’humanité qui finiront in fine par trouver dans le regard de l’autre le sens qui leur manquait, et par là une raison d’exister. L’Attente du soir est un plaidoyer d’une grande beauté en faveur de ceux que la vie a malmenés.
Avec des mots, je peux juste raconter : c’est peu pour faire comprendre l’absence qui m’engloutissait en lieu et place du regard qui fait vivre.
Ma mère ne m’a jamais punie injustement ni battue. Petite, je me disais qu’elle n’avait peut-être rien contre moi. Simplement, elle n’avait rien pour. Et pourtant, mère au foyer, c’est avec moi qu’elle devait passer tout son temps. J’entrais dans la course de ses préoccupations quotidiennes au même titre que les commissions, le ménage, l’argenterie, le repassage, mais avec un fort handicap dû à ma nature organique, c’est-à-dire bruyante, mobile, odorante.
Je pense que les émotions s’épuisent à force de ne pouvoir se dire.
Ça fait mal, mais pas de froid ou de faim. Ça brûle et ça pique mais on peut pas l’arrêter en mangeant ou dormant. Ça vient du dedans, il n’y a rien à faire. Le môme a peur. […] Le môme s’en retourne vers son abri, et s’assoit. Son cœur brûle plus fort que la veille, il tape dessus avec les poings pour que ça cesse. Il ne pleure pas, il ne sait pas qu’il faut pleureur quand on a de la peine. Alors il hurle comme le petit chien lui a montré. Il hurle et fait monter et descendre son hurlement. Il a tant hurlé que ses yeux piquent. Il s’endort avec sa poitrine lourde comme toutes les ferrailles de son abri réunies.
Mon évaluation : 4/5
Date de parution : 2009. Éditions José Corti, collection Les Massicotés, 340 pages.
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