Il y a bien un complot, en effet, conclut le maire La Guardia, et je vais me faire un plaisir de vous nommer les forces qui l’animent : ce sont l’hystérie, l’ignorance, la malveillance, la bêtise, la haine et la peur. Notre pays offre aujourd’hui un spectacle répugnant ! Le mensonge, la cruauté et la folie sont partout, et dans la coulisse, la force brute guette le moment de nous achever.
Petit-fils d’émigrés juifs d’Europe de l’Est, né à Newark en 1933 et décédé en 2018 à New York, Philip Roth est, à juste titre, considéré comme l’un des plus grands romanciers américains. En 2004, l’une des figures de proue de la littérature juive américaine – appellation controversée renvoyant à l’idée d’une judéité nourrissant l’œuvre romanesque de Bernard Malamud, Joseph Heller, Saul Bellow… publie une uchronie brillante qui, à quelques détails près, pourrait faire office de miroir de notre société. En transposant sa famille (les Roth) dans un monde dystopique : en 1940, le héros de l’aviation Charles Lindbergh succède à Franklin D. Roosevelt à la présidence des États-Unis et officie sous la férule du régime nazi, Philip Roth imagine la résolution du problème juif en Amérique. La réalisation d’un scénario imprévu par le surgissement de l’absurde dans nos vies. Réticent à l’idée de s’engager dans le conflit mondial de l’autre côté de l’Atlantique, le peuple américain voit en ce leader charismatique au programme politique inexistant, un sauveur. Son atout ? Brandir la carte isolationniste. Le désengagement idéologique, que sous-entend la neutralité du démagogue vis-à-vis de l’Allemagne nazie, autorise l’expression d’un antisémitisme latent. Des pogroms éclatent un peu partout dans le pays. Les Juifs se barricadent chez eux. L’État met en place des programmes d’assimilation et de relocalisation, visant à fragiliser la communauté en la dispersant. Comment une démocratie bascule-t-elle dans le totalitarisme ? Comment rester sain d’esprit dans une société gagnée par l’hystérie collective ? La réponse chez Roth est claire, les leviers à activer pour réveiller les pires instincts de l’être humain sont : l’approbation silencieuse des autorités (pas besoin de grandes déclarations enflammées, le silence a valeur de consentement), une xénophobie atavique enracinée dans la mémoire collective (« certes, il y avait des poches d’arriération en Amérique, où un antisémitisme virulent continuait d’être la passion la plus obsédante »), un climat anxiogène comprimant la sphère intime jusqu’à ce que l’équilibre psychique cède, et enfin, à la tête des institutions : des opportunistes égocentriques. Pressurisé de tous les côtés, en quête de valeurs auxquelles se raccrocher, le peuple est mûr pour se leurrer, en cédant sa liberté à celui qui lui garantira la sécurité.
Beaucoup s’obstinent à voir en Lindbergh un Hitler américain tout en sachant fort bien qu’il a été élu démocratiquement et équitablement, par une victoire écrasante, et qu’il ne manifeste aucune tendance à l’autoritarisme. Il ne glorifie pas l’État au détriment de l’individu, il encourage au contraire l’entreprise individuelle, ainsi qu’un libéralisme affranchi des ingérences du gouvernement fédéral. Où voit-on l’étatisme, la brutalité fascistes ? Les chemises brunes et la police secrète ? Quand avez-vous observé la moindre manifestation d’antisémitisme fasciste de la part de notre gouvernement ?
Le tour de force de Roth est l’ajout d’un conflit identitaire chez les juifs américains, comme si leur double allégeance les figeait dans une posture intenable, les conduisant à faire des choix allant à l’encontre même de leurs intérêts.
Leur être leur collait à la peau sans qu’il leur vienne à l’idée de s’en débarrasser. Leur judéité était tissée dans leur fibre, comme leur américanité. Elle était ce qu’elle était, ils l’avaient dans le sang, et ils ne manifestèrent jamais le moindre désir d’y changer quoi que ce soit, ou de la nier, quelles qu’en soit les conséquences.
On sait qu’en Allemagne des auteurs comme Jakob Wassermann ont profondément souffert de ce qu’une des facettes de leur identité niait l’autre. Un des personnages adolescents de La famille Karnovski d’Israël Joshua Singer incarne d’ailleurs magnifiquement ce dilemme jusqu’à l’épilogue, climax de ce que l’âme tiraillée peut supporter. Dans Le complot contre l’Amérique, Philip Roth décrit un monde faisant tragiquement écho au nôtre avec une clairvoyance vertigineuse, une ironie mordante et 20 ans d’avance sur la réélection de Trump à la Maison Blanche. Aurait-il été troublé par la manière dont la fiction et la réalité se culbutent ? Peut-être que non. Seulement affligé d’avoir su prédire le monde à venir. Sans doute que pour comprendre la polarisation de la démocratie américaine, ainsi que l’onde de choc que peuvent engendrer des leaders incompétents, faut-il lire tout de suite, le chef-d’œuvre visionnaire et intemporel de Philip Roth. Cet écrivain de génie qui pensait que la littérature, “l’une des grandes causes perdues de l’humanité”, ne fait rien, mais qu’elle est bigrement importante !
Mais ce que nos hitlériens du cru ne pourront pas nous enlever, ni à vous ni à moi, c’est notre amour de l’Amérique. Notre amour de la démocratie, à vous et à moi. Mon amour de la liberté et la vôtre. Ce qu’ils ne pourront pas nous enlever – sauf si les crédules, les moutons, les peureux sont assez nigauds pour les reconduire à Washington – c’est le pouvoir des urnes. Il faut donner un coup d’arrêt au complot des hitlériens contre l’Amérique – et il faut que ce soit vous qui le donniez.
C’est la peur qui préside ces Mémoires, une peur perpétuelle. Certes, il n’y a pas d’enfance sans terreurs, mais tout de même : aurais-je été aussi craintif si nous n’avions pas eu Lindbergh pour président, ou si je n’étais pas né dans une famille juive ?
Or, l’élection de Lindbergh avait pour moi levé tout doute sur ce chapitre : la révélation de l’imprévu, tout était là. Retourné comme un gant, l’imprévu était ce que nous, les écoliers, étudiions sous le nom d’“histoire”, cette histoire bénigne, où tout ce qui était inattendu en son temps devenait inévitable dans la chronologie de la page. La terreur de l’imprévu, voilà ce qu’occulte la science de l’histoire, qui fait d’un désastre une épopée.
Mon appréciation : 4,5/5
Date de parution : 2004. Grand format aux Éditions Gallimard, poche chez Folio, traduit de l’anglais (l’américain) par Josée Kamoun, 576 pages.
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