Elle se répète à mi-voix ce qu’elle s’apprête à faire et, curieusement, elle en déduit qu’en se sauvant de chez elle le marché sera ajourné, même provisoirement, du moins le croit-elle – celui que l’armée, la guerre et l’État risquent de lui imposer sous peu, voire cette nuit même. Ce marché arbitraire qui l’oblige, elle, Ora, à accepter d’apprendre de leur bouche la nouvelle du décès de son fils, de sorte qu’elle leur prête main forte pour mener le processus complexe et pénible à son terme logique, et, en validant cette mort, elle se fait en quelque sorte complice du crime.
Le 12 août 2006, le tank d’Uri Grossman, fils du grand écrivain israélien David Grossman, est touché par une roquette au Sud Liban. Deux ans plus tard, son père publie un chef-d’œuvre. Les Mille et Une Nuits d’une mère, qui, en racontant la vie de son fils, tente de le maintenir en vie. “Tel un serment d’enfant, un pari fait sur la vie”, Ora écoute son intuition et prend de court le destin en partant randonner en Haute Galilée après qu’Ofer, vingt ans, s’est porté volontaire pour une opération spéciale en Cisjordanie. Après trois longues années de service militaire passées à retenir son souffle, Ora voit son fils rempiler le jour où il aurait dû être démobilisé. Dévastée, elle tente de lui offrir un sursis en enrayant l’engrenage de la machine militaire. Une protestation comme un coup d’épée dans l’eau… Jusqu’au bout, le suspense est maintenu, puisque faute de destinataire, l’annonce restera en suspens. Bien qu’entamé avant le décès d’Uri, Une femme fuyant l’annonce revêt une autre ampleur au regard du drame personnel vécu par le romancier. La résonance en est décuplée. Les dimensions intime, géopolitique et romanesque s’alimentent mutuellement, s’imbriquant de plus en plus étroitement à mesure que le dialogue entre Avram et Ora se poursuit. Avec la guerre en fil rouge. Celle des Six jours en 1967, au cours de laquelle le trio Ora, Avram et Ilan – alors en quarantaine dans le même hôpital – s’est formé, trouve un écho dans le conflit qui sévit aujourd’hui, mais aussi dans la Seconde Intifada des années 2000 à laquelle prend part Ofer, dans le conflit israélo-libanais en 2006 qui a ôté la vie d’Uri ou la Guerre du Kippour en 1973 dont Avram, fait prisonnier et torturé par les Égyptiens, porte encore les séquelles. Les événements évoqués s’agrègent les uns aux autres, rendant plus précis le motif qui sous-tend le roman : un Moyen-Orient englué dans les conflits identitaires, une société israélienne profondément scindée entre les arabes et les juifs, la gauche et la droite, les laïcs et les religieux. La marche qu’entament les deux parents, immergés en pleine nature et coupés du monde, donne lieu à un dialogue ininterrompu.
Un souvenir lui revint en mémoire : la même douche glacée, presque trente ans auparavant, quand on lui avait enlevé Avram, nationalisé sa propre vie. L’histoire se répétait : une fois de plus, ce pays piétinait lourdement de sa botte ferrée un lieu où l’État n’avait rien à faire.
Une narration maîtrisée, en entonnoir, comme un puits dans lequel on tomberait pour en ressortir 700 pages plus loin, convaincu – s’il le fallait – des ravages de la guerre sur l’âme humaine. Grandi aussi par l’habileté extraordinaire de l’écrivain à nous faire entrer en empathie avec des personnages murés dans leur chagrin et le silence. Comme si une cloison étanche les empêchait de communiquer. Et pourtant, c’est précisément dans ce contact retrouvé avec l’autre que l’espoir d’une guérison se fait jour. Que le dialogue reprend. Les vertus maïeutiques de la marche agissent sur les personnages comme un stimulant, mettant le corps en mouvement, stoppant la litanie des pensées. La grande force du livre est la connaissance intime que David Grossman a de son sujet, au service duquel il met son talent, incarnant magnifiquement le combat inégal et perdu d’avance d’une mère contre le système. Tel l’affrontement héroïque d’un David contre Goliath. Un trio d’amis – Ora, Ilan, Avram – liés par un pacte du silence, deux fils de deux pères différents, trois guerres, un sentiment de culpabilité tenace, le désir de passer entre les mailles du filet de la tragédie… À l’époque des raccourcis faciles et des jugements expéditifs, David Grossman nous rappelle qu’un destin collectif est toujours tissé de trajectoires individuelles, et que la direction prise par une administration reflète rarement les aspirations de la majorité de la population.
Mon appréciation : 5/5
PRIX MÉDICIS ÉTRANGER 2011
Date de parution : 2008. Grand format aux Éditions du Seuil, poche aux Éditions Points, traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen, 792 pages.
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