Le fait est que comprendre les autres n’est pas la règle dans la vie, c’est de se tromper sur leur compte, encore et encore, encore et toujours, avec acharnement et, après y avoir bien réfléchi, se tromper à nouveau. C’est même comme ça qu’on sait qu’on est vivant : on se trompe. Peut-être que le mieux serait de renoncer à avoir tort ou raison sur autrui, et continuer rien que pour la balade. Mais si vous y arrivez, vous… alors vous avez de la chance.
Trente-six ans après avoir perdu de vue Seymour Levov, l’écrivain Nathan Zuckerman recroise la route de celui qui fut dans les années quarante l’athlète star du lycée de Weequahic, jouant première base dans l’équipe de football américain. Ce demi-dieu blond, surnommé le Suédois fascinait autant par ses succès sportifs que par sa capacité à refouler les névroses et contradictions inhérentes à la condition juive, incarnant de fait l’idéal de l’émigré parfaitement assimilé. Banal dans ses aspirations : fils modèle ayant repris le flambeau de la ganterie de son père, époux aux petits soins de Miss New Jersey 1949, heureux propriétaire d’une maison en pierre bordée d’érables, aussi vieux que le pays où ils ont été plantés ; conformiste à l’excès, un modèle carton-pâte plus vrai que nature de l’américain moyen, un WASP champion de la morale, respectueux de l’ordre établi, guidé par les vertus cardinales du capitalisme : travail, épargne, bien que vampirisé par ces mêmes conventions qui semblent au fil du temps et des concessions l’avoir vidé de sa substance. La vie de notre gentleman-farmer, parvenu à maintenir le masque des apparences jusqu’à son dernier souffle, semble pourtant présenter un léger accroc. Une tache indélébile comme une souillure morale s’étendant du cercle familial au système tout entier : à vingt-deux ans, sa fille Merry, militante enragée contre la Guerre du Vietnam a fait sauter un bureau de poste, soufflant dans un même élan de rage destructrice le médecin de village et l’ascension sociale initiée par le premier Levov à fouler le sol américain trois générations plus tôt. Élevée dans le cadre bucolique de la pastorale américaine, Merry prend de court le destin en se radicalisant pour embrasser tous les combats de son temps. Quels sont les ferments de la radicalisation politique ? Quel a été le détonateur ? Seymour Levov est-il responsable des choix de sa fille ? Son bégaiement, la marginalisant très tôt, a-t-il été un facteur d’exclusion si violent que devenue adulte elle a saisi la première occasion de torpiller les derniers ponts la rattachant à une enfance dorée dans un village de l’Amérique rurale ? Que révèle ce drame familial de la faillite morale de la société américaine des années 60 mise à feu et à sang par les émeutes raciales ? À travers la chute vertigineuse d’un homme qui « n’était pas fait pour la tragédie » mais qui par un backclash inversé voit sa vie lui exploser en pleine figure, suivie d’un examen de conscience sévère, #PhilipRoth signe la chronique brillante d’une transition historique, tout en pressentant les forces à l’œuvre aujourd’hui. En incarnant l’envers du rêve américain, ce génie des lettres américaines montre que le résultat d’un déboulonnement sans refonte réfléchie de notre système de valeurs a toutes les chances de conduire au chaos. Sont dénoncées aussi bien l’absurdité d’un conformisme zélé, l’idéalisation d’un modèle de société faisant abstraction de la nature complexe de l’être humain que les croisades idéologiques dont le motif caché, sous couvert de s’identifier à l’opprimé, est bien souvent à rechercher du côté d’un égocentrisme infantile. Multipliant les pistes sans en privilégier aucune : des attentes encombrantes, une tare physique handicapante, une mère reine de beauté complexée par ses origines sociales, le geste déplacé d’un père à qui tout réussit, la confusion identitaire que peut engendrer un mariage mixte, Pastorale américaine se clôt sur le constat amer que malgré les liens de filiation les parents demeurent démunis face aux choix de leurs enfants. Plus généralement se dessine l’impossibilité d’atteindre les couches profondes des êtres qui nous sont les plus chers. Puis, tout en le sachant, de continuer à les aimer malgré tout. Que ce soit dans La tache, Le complot contre l’Amérique ou Pastorale américaine, Philip Roth plante le décor de son intrigue à Newark, sa ville natale située dans le New Jersey, où il s’attèle à explorer – avec un plaisir indicible, un humour corrosif et une intelligence étincelante – la réaction de familles banales, de gens ordinaires quand l’imprévu surgit dans leur vie et le sol se dérobe sous leur pied.
[…] elle se mit à rire d’eux tous, qui se bouchaient les yeux pour ne pas voir la précarité de leur système factice, eux les piliers d’une société qui, pour son plus grand bonheur, était en train de faire eau de toutes parts ; elle se mit à rire, ravie, comme au fil de l’Histoire certains semblent toujours l’être, de voir la crue du désordre, mise en joie par la vulnérabilité, la fragilité, l’affaiblissement de ce qu’on tenait pour robuste. Oui, une brèche avait été ouverte à coups de boutoir dans leurs fortifications, ici même, dans la sécurité d’Old Rimrock et, maintenant qu’elle était ouverte, il n’y aurait plus moyen de la refermer.
Mon appréciation : 4/5
Prix du meilleur livre étranger (Roman) (2000)
Date de parution : 1997. Grand format aux Éditions Gallimard, poche chez Folio, traduit de l’anglais (l’américain) par Josée Kamoun, 592 pages.
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