Mais imagine un homme qui sait. Il voit le monde comme il est et il se reporte à des milliers d’années en arrière pour comprendre comment c’est arrivé. Il voit comment, à force de souffrir, les gens deviennent méchants et laids, et quelque chose meurt en eux. Mais surtout il voit que le système entier est bâti sur un mensonge. Et, bien que ça soit clair comme le jour, les ignorants vivent avec ce mensonge depuis si longtemps qu’ils ne peuvent pas s’en apercevoir.
Native de Géorgie, un état du sud des États-Unis, Carson McCullers puise dans son imagerie interne la matière romanesque de ce premier roman éblouissant. Un condensé d’humanité que l’on peine à croire avoir été écrit à seulement 23 ans, tant le geste est sûr, sa lecture de la psyché humaine et sa connaissance des forces à l’œuvre en chacun de nous précises et justes. Courant des années trente, dans l’atmosphère languide d’une petite ville industrielle du Sud profond, l’unique café ouvert en continu offre un moment de répit à ceux tirés de leur lit par la chaleur suffocante ou l’extrême solitude de la nuit. Des personnages esseulés, livrés à eux-même, au tempérament rude et au cœur tendre, des êtres marqués par la vie, en quête de chaleur humaine, s’y croisent. Placés derrière son comptoir, Biff Brannon observe le ballet des clients. Mick, une adolescente férue de musique, contrainte de sacrifier son art pour aider financièrement sa famille.
C’était drôle, aussi, à quel point on pouvait être seul dans une maison pleine à craquer. Mick se creusa la tête pour trouver un endroit bien secret où elle étudierait tranquillement cette musique. Mais elle avait beau réfléchir longuement, elle savait depuis le début que l’endroit idéal n’existait pas.
Jake Blount, un étranger. Courtaud et nerveux, le syndicaliste enfiévré sert sa diatribe à l’encontre du système capitaliste, générateur d’inégalités, qu’il entend renverser. Lui faisant face : Singer, dont les yeux intelligents, vifs et gris ne trahissent rien du handicap qui, outre de lui permettre de supporter les éructations de l’homme ivre, invitent naturellement à la confession.
C’était un curieux phénomène. La raison était-elle en eux ou en lui ? Singer était parfaitement immobile, les mains dans les poches, et, parce qu’il ne disait mot, il paraissait supérieur. Que pensait ce type et que comprenait-il ? Que savait-il ?
Autour de cet homme sourd-muet, doté d’une étrange aura magnétique, gravite un essaim de personnages. Son appartement tient lieu de refuge. Pourtant, malgré leur proximité, John Singer, gardant secrètes ses pensées, demeure une énigme au regard de ses invités, qui projettent sur lui leurs propres attentes et désirs, se perdent en conjectures vaines, croyant entrevoir en lui le détenteur d’une certaine vérité. Laquelle ? Singer est-il vraiment préservé des tourments violents qui assaillent l’âme des habitants tourmentés venus se confier ? Ces derniers, recherchent-ils uniquement dans sa compagnie une écoute exempte de jugement ? Même aux yeux du Dr Copeland, afro-américain ayant consacré sa vie à une unique mission : éduquer son peuple pour qu’il retrouve sa dignité au sein du monde blanc, Singer trouve grâce. Toutefois, s’il pénètre dans l’intimité de Mick, Benedict, Jake et Biff, eux ne font qu’effleurer sa personnalité. Un événement achèvera de leur faire comprendre que, aussi proche qu’il soit, l’autre nous échappe irrémédiablement. Carson McCullers use habilement du procédé du roman choral pour faire se succéder des scènes puissantes, révélatrices de notre besoin de croire en quelque chose de plus grand. Une idéologie à laquelle se raccrocher, un combat à mener, une lutte pour une cause juste, l’art ou l’amour. Des interactions soulignant notre besoin de contact humain. Premier roman abouti et lumineux d’une autrice précoce dotée d’une sensibilité exacerbée, portant sur le monde qui l’entoure une attention extrêmement fine et capable de capter le langage muet entre les êtres, Le cœur est un chasseur solitaire possède la force évocatrice des films en noir et blanc.
Mon appréciation : 4/5
Date de parution : 1940. Grand format aux Éditions Stock, poche au Livre de Poche, traduit de l’anglais (l’américain) par Marie-Madeleine Fayet, 448 pages.
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