Il tomba en octobre mil neuf cent dix-huit, par une journée qui fut si tranquille sur tout le front que le communiqué se borna à signaler qu’à l’ouest il n’y avait rien de nouveau.
Blessé sur le front de l’Ouest en 1917, l’écrivain allemand Erich Maria Remarque a forgé son engagement pacifiste dans sa propre expérience de la guerre. Celle des tranchées, où les hommes planqués dans des tunnels de plusieurs kilomètres de long, sous terre, grouillant de rats, servaient de chair à canon. L’inutilité de la Première Guerre mondiale, le bilan humain si lourd qu’une vie humaine ne signifie plus rien, le patriotisme creux attisé par des commandants assoiffés de pouvoir pour galvaniser les troupes envoyées au casse-pipe…tout y est. Publié il y a presque 100 ans, ce chef-d’œuvre est un texte fondateur porteur d’un message intemporel et humaniste tellement juste que son écho transcende les époques. Erich Maria Remarque a tiré une sonnette d’alarme à laquelle les générations d’après, tout comme nous, sont restées sourdes. Écrit à la première personne sous la forme d’un journal tenu par un soldat d’à peine vingt ans, Paul Bäumer, À l’Ouest rien de nouveau est un court texte qui prend aux tripes. Brûlé lors des autodafés nazies, il a pourtant connu un succès retentissant, qui ne s’est pas démenti depuis. Et pour cause, Erich Maria Remarque saisit comme nul autre le contraste entre l’idéologie guerrière et la réalité des hommes au front. La vision idéalisée, quasi romantique, des nouvelles recrues venues défendre leur honneur dure le temps de découvrir les visages figés et bleus des amis gazés, leurs yeux encore écarquillés, les corps pulvérisés par les mines, les amputés – parfois juste par manque de moyens, le quotidien sordide des poilus défigurés qui écoperont du surnom de gueules cassées. En contrepoint, par flashback, apparait l’image du professeur qui, jouissant du confort de celui qui se sait protégé à l’arrière, s’offre le luxe de marteler avec ferveur des slogans patriotiques. Au lieu de guider vers la maturité des gamins au seuil de l’existence, l’homme cultivé met l’autorité dont il est investi au service de la propagande militaire.
C’est précisément pour cela que, à nos yeux, ils ont fait faillite. […] La notion d’une autorité, dont ils étaient les représentants, comportait, à nos yeux, une perspicacité plus grande et un savoir plus humain. Or, le premier mort que nous vîmes anéantit cette croyance. Nous dûmes reconnaître que notre âge était plus honnête que le leur. […] tandis que servir l’État était pour eux la valeur suprême, nous savions déjà que la peur de la mort est plus forte.
Endoctrinée par des adultes qui ne connaissent rien au sujet, la « génération de fer » part à la boucherie la fleur au fusil. Et c’est un carnage. 18 millions de morts, pour rien. Sinon l’orgueil démesuré de dirigeants bien au chaud dans leurs cabinets.
– Pourquoi donc y a-t-il la guerre ? – Il doit bien y avoir des gens à qui la guerre profite. – Eh bien, je ne suis pas de ceux-là, ricane Tjaden. – Ni toi, ni personne de ceux qui sont ici. – À qui donc profite-t-elle ? insiste Tjaden. […] – Je crois que c’est plutôt comme une espèce de fièvre, dit Albert. Personne, à proprement parler, ne veut la guerre et soudain elle est là. Nous n’avons pas voulu la guerre, les autres prétendent la même chose, et pourtant la moitié de l’univers y travaille ferme.
À ceux qui trouvent dans la guerre un plaisir expiatoire, une manière de flatter leur ego ou de nourrir leur hubris, il convient de lire ce texte dénué de pathos qui va droit au but. Rien de bon n’en sort, exception faite peut-être d’une camaraderie renforcée avec le sentiment de faire corps. Du reste, l’entreprise de cette gigantesque industrie meurtrière repose sur la déshumanisation systématique de l’ennemi, afin que ses traits s’estompent pour dessiner les contours d’une cible à atteindre.
Leur existence est anonyme et sans culpabilité ; si j’en savais davantage sur leur compte, c’est-à-dire comment ils vivent, ce qu’ils attendent, ce qui les oppresse, mon émotion aurait un but concret et pourrait devenir de la compassion. Mais, maintenant, je n’éprouve ici, derrière eux, que la douleur de la créature, l’épouvantable mélancolie de l’existence et l’absence de pitié qui caractérisent les hommes. C’est un ordre qui a fait de ces formes silencieuses nos ennemis ; un autre ordre pourrait maintenant faire d’elles nos amis.
Tuer, se sauver, se venger. Quand Paul, Kropp, Müller et Kemmerich s’extirpent de leur terrier, enjambent le parapet et se glissent entre les fils barbelés, l’enjeu se résume à gagner sur la mort inéluctable un bref sursis. Puisque, de toute façon, leur chance de survie n’excède pas une tête d’épingle. Lorsque Paul bénéficie d’une permission pour retourner à la vie civile, le décalage est vertigineux. Le sentiment d’être un étranger chez soi l’empêche de retrouver le picotement familier qui le saisissait lorsqu’il passait ses doigts sur la tranche des livres peuplant sa bibliothèque. Aucune promesse d’évasion n’est suffisamment puissante pour l’extraire de sa condition. Il a trop vu. Son cerveau est saturé d’images. Son insensibilité est à l’image d’un membre cassé qui, faute d’avoir bénéficié du bon traitement, se serait consolidé vicieusement. En de rares occasions, un mince filet de lumière dissipe les ténèbres, comme cette scène d’une beauté douloureuse, sublime dans son horreur, qui suggère que tout n’est pas perdu. Sous les feux croisés de l’artillerie, Paul se réfugie dans un trou d’obus, bientôt rejoint par un français, dont le corps roule sur lui. D’instinct, Paul le poignarde à plusieurs reprises. Mais, pris d’un malaise à la vue de ses mains maculées de sang, Paul les plonge dans la terre et se met à les frotter furieusement. À la portée de son geste, s’ajoute le râle de l’agonisant qui ne cesse de le tourmenter. Ainsi, du tunnel où elle était engloutie, l’âme de Paul se réveille. Même dans l’horreur absolue, il reste quelque chose à sauver : l’espoir d’une humanité pas entièrement corrompue. Erich Maria Remarque signe la chronique noire, absurde, révoltante d’une génération sacrifiée au nom d’une idéologie et c’est bouleversant !
Nous sommes délaissés comme des enfants et expérimentés comme de vieilles gens ; nous sommes grossiers, tristes et superficiels : je crois que nous sommes perdus.
Mon appréciation : 4/5
Date de parution : 1928. Poche au Livre de Poche, traduit de l’allemand et postfacé par Alzir Hella, 224 pages.
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