Je devrais être mort, car celui qui n’a pas résisté ne peut pas être innocent, et celui qui a survécu sans résistance est forcément coupable. Alors il est plus honnête d’être mort.
Au cours des années qui ont suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale, de nombreux survivants des camps de concentration se sont suicidés. Primo Levi, l’auteur du bouleversant témoignage autobiographique Si c’est un homme, fut l’un d’entre eux. Pourquoi faire le choix de la mort plutôt que de la vie après avoir survécu à l’horreur absolue ? Quelle faute impardonnable et ineffaçable hante les témoins de la Shoah ? C’est à cette question existentielle, dans ce qu’elle suggère des mécanismes psychologiques complexes à l’œuvre, que s’attèle l’écrivain hongrois Tamás Gyurkovics dans un premier roman passionnant. Originaire de la ville de Munkács en Hongrie, d’où il fut déporté vers Auschwitz-Birkenau, Ernő Spielmann officia en tant que prisonnier-surveillant chargé de veiller à ce que l’ordre soit maintenu parmi les patients du docteur Mengele. Notamment les jumeaux sur lesquels il pratiquait des expériences médicales abominables. Ce rôle d’assistant de “L’Ange de la mort” lui valut le surnom de “Zwillingsvater” – littéralement “le père des jumeaux”, provoquant une dissonance cognitive violente entre son statut de victime, dont soixante-dix membres de la famille furent gazés, et de collabo ayant assisté sans se révolter au processus d’extermination, pire ayant lui-même, pour sauver sa vie, été un rouage de l’organisation. Aux yeux de Spielmann, le jugement moral qu’il s’applique est à l’image de sa faute : absolue et indépendante des circonstances, donc implacable.
On ne peut pas assister innocemment à un crime, le témoin est nécessairement un traître.
Malgré qu’il ait pris sous son aile les trente-sept enfants du docteur à la libération du camp, qu’il les ait guidés jusqu’à chez eux à travers une Europe dévastée et chaotique, balayée par des vagues de réfugiés et de migrants sans précédent. Qu’il ait risqué sa vie pour les sauver. Malgré les lettres, restées sans réponse, envoyées par les enfants pendant des dizaines d’années, où ils lui expriment leur profonde reconnaissance, le qualifiant de héros, alors qu’il avait déjà émigré en Israël et fait le choix de l’oubli, Ernő Spielmann ne parvient pas à se libérer de sa faute. Alors, le jour où les grands procès des criminels de guerre, des kapos, des collabos, et surtout d’Eichmann débusqué en Argentine par les services secrets israéliens, s’ouvrent, les maux de tête reprennent. Telle une lame de fond remontant à la surface son passé et les souvenirs enfouis qui y sont rattachés.
La punition du témoin consiste à rendre son passé ineffaçable, à le priver de l’espoir qu’un jour, sous un nouveau nom, dans un nouvel endroit, il puisse commencer une nouvelle vie.
D’autant que dans les années soixante en Israël, l’époque est à la traque des traîtres et au silence des victimes. Aux règlements de compte. Le pays est fracturé par ces dissensions internes, et pourtant le nouvel État juif se doit de renvoyer une image forte, en opposition avec la vision insupportable d’un troupeau de moutons se laissant conduire docilement par les nazis à l’abattoir. La métaphore de la migraine est judicieuse. Celle d’une douleur lancinante et persistante agissant par pressions sur l’esprit humain pour illustrer le sentiment de culpabilité qui ronge, à laquelle s’ajoute l’inéluctabilité d’une sentence qui, telle une épée de Damoclès, peut tomber à tout moment. L’image fonctionne. La peur d’être démasqué ne lâche pas Ernő Spielmannn, d’autant que les arrestations s’effectuent en pleine rue ; innocents un jour, le lendemain d’anciens détenus encourent le risque d’être reconnus et de se retrouver assis sur le banc des accusés. Quelle a été la responsabilité des kapos dans le processus d’extermination ? Peut-on juger de manière rétroactive ? Quelles sont les limites de la zone grise, où se situe le point de basculement entre l’obéissance passive aux ordres et la collaboration active, entre le devoir et la servilité ? Comment distinguer les victimes des coupables ? Peut-on être les deux à la fois, et dans ce cas, lequel des statuts l’emporte ? Finalement la résolution de ce dilemme moral semble s’effectuer à posteriori, sous l’effet du temps qui modifie notre lecture des événements, par le regard des autres, de ceux qui écrivent l’Histoire, statuant sur le rôle joué par ceux qui la font. Toutes ces questions aux implications morales abyssales et insondables constituent la trame de cette enquête captivante au cœur de l’âme humaine avec en parallèle la tentative d’unification des différentes communautés composant la société israélienne.
Mon appréciation : 4/5
Date de parution : 2024. Grand format aux Éditions Viviane Hamy, traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba, 416 pages.
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