Nous voulions savoir : que leur était-il arrivé là-bas ? Pourquoi se taisaient-ils ? Pourquoi s’évitaient-ils les uns les autres ? Nous savions que leur guerre avait débuté en 1939. Quelque part, cette année-là, au commencement du temps, s’était produit le big-bang, et les séquelles dont nous étions témoins ne pouvaient se comprendre qu’en remontant au cœur du séisme.
En s’inspirant de l’histoire des membres de sa famille originaires de Bochnia en Pologne, l’écrivain israélien Amir Gutfreund tisse une enquête familiale sur les traces de la Shoah aussi troublante que bouleversante, menée par un duo d’enfants issus de la “deuxième génération”. Tragique par les faits qui sont exposés, le propos déroute en ce qu’il transgresse certains tabous ; l’humour s’invite dans la narration par le biais de personnages s’échelonnant sur le spectre de la démence ou dans la manière dont Amir et Efi “rejouent la Shoah” en s’affamant, ne s’autorisant qu’un trognon de pomme, en vue de toucher du doigt l’expérience concentrationnaire vécue par leurs grands-parents. Avec leur candeur d’enfant, ils pressentent que derrière les silences pesants se cachent des abîmes de souffrance, que les adultes jouent de leur statut pour leur dissimuler une vérité qu’ils tenteront justement de débusquer avec acharnement. En interrogeant leurs proches. Des rescapés d’Auschwitz, de Dora-Mittelbau, de Buchenwald…ayant trouvé refuge dans le quartier de Kiryat Haïm à Haïfa. Fort de ses transits successifs, douze camps au total (!), grand-père Yosef, l’érudit, le juste, met tout en œuvre pour dissuader Amir de trop creuser. Pourtant, à mesure qu’il grandit, l’enquête vire à l’obsession. Comme si, petit déjà, il savait que sous la surface lisse des gestes du quotidien, censés témoigner d’une vitalité retrouvée et d’une croyance en l’avenir, était glissée entre les lignes des témoignages de ceux revenus de l’horreur absolue une vérité essentielle sur la condition humaine. Un enseignement clé pour comprendre le monde, les autres, mais surtout lui-même.
“Tu sais, tu as un problème, me dit Efi. Partout tu traînes ta haine comme un scarabée en train de rouler une boulette sur le sol. Ça suffit. Tu ferais bien de comprendre que dans le monde tout n’est pas noir ou blanc. Arrête !” Mais je ne voulais pas. “Je comprends que ça te pose un problème, mais il faut que tu cesses ! Tu es adulte, et tu dois résoudre tout ça.”
Comment ? C’est là, que le roman prend un tournant radical. La chaleur de la famille agrandie – selon “la loi de la compression” les ramifications de celle-ci s’étendent de manière à colmater les trous laissés par les absents, englobant parents éloignés, grand-oncle… – disparaît, bientôt remplacée par un effroi grandissant. Une fois Amir devenu adulte, les verrous sautent, les langues se délient et charrient un flot de douleur. Grand-père Yosef se confie et, pour la première fois, les destins des membres de la famille trouvent leur place dans l’histoire collective. Une réalité plus nuancée qu’Amir espérait trouver se dessine, comme une réponse à la question obsédante que Hirsch le fou, l’homme du ghetto de Lodz, bedeau du rabbi de Tipov, ne cesse de poser :
Était-ce tous des saints dans les chambres à gaz ?
Sans doute pas. Parmi les six millions de Juifs exterminés, victimes de la folie nazie, figuraient des kapos Juifs ayant activement collaboré à l’extermination de leur peuple, des délateurs, des criminels, autant que des héros, à l’instar de Mordechaï Anielewicz – leader de la révolte du ghetto de Varsovie. En face, il y eut des SS sadiques, des cinglés fracassant le crâne des nouveaux-nés contre les parois des trains, mais aussi des meurtriers, sans être pour autant des assassins, des soldats obéissant aux ordres veillant scrupuleusement à respecter la ration alimentaire allouée aux prisonniers. Alors, qu’en conclure quant à la nature humaine ? Quelle leçon tirer de la Shoah, sinon qu’il n’existe pas de ligne de démarcation claire entre le bien et le mal ? Cette question relevant de la philosophie morale demeure insoluble, bien que la littérature abonde sur le sujet. L’un des enseignements que l’on peut en tirer, en revanche, c’est que lorsque certaines conditions sont réunies, l’homme cède à ses mauvais penchants. L’aval de pouvoirs publics donne libre cours à la rage accumulée, à la haine, à la frustration. Un génocide ne peut avoir lieu qu’à partir du moment où l’impunité est assurée.
La guerre leur avait offert un champ d’action illimité. Des hommes qui au début pourtant ne faisaient montre d’aucun sadisme, ne se révélaient pas âpres au gain mais qui peu à peu s’étaient conformés à la règle des camps où tout était permis. L’ivresse de cette permissivité avait eu raison de leur intégrité et de leur morale. Des esprits simples qui comprenaient peu à peu que personne ne les punirait, que personne ne serait là pour les blâmer. Leur sadisme se déploya comme un éventail. Jusqu’où pouvaient-ils aller ? Sans cadre, sans frein, les esprits faibles se laissaient entraîner dans l’escalade de leurs atrocités. L’impunité, s’ils commettaient le pire, les confortait. C’était permis.
Rejoignant ainsi la théorie de la banalité du mal d’Hannah Arendt, Amir Gutfreund va au bout de son cheminement en proposant un moyen de supporter cette vérité insupportable et perturbante :
Il était là devant moi sans autre choix que de révéler avec horreur la sentence finale et définitive, la conclusion d’une vie entière : la Shoah était une chose banale. Des gens normaux l’avaient conçue et d’autres gens normaux en avaient été les victimes.
Mon appréciation : 4,5/5
Date de parution : 2007. Grand format aux Éditions Gallimard, poche chez Folio, traduit de l’hébreu par Katherine Werchowski, 528 pages.
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