Faites-moi ce genre de choses, rendez-moi semblable aux autres hommes pour que je fasse ce qu’ils font, respire l’air qu’ils respirent, pense comme ils pensent, et vous aurez détruit ma différence, vous m’aurez détruit, vous aurez détruit ce que vous aimez. Mon désir d’écrire est ma vie même. Si j’avais été un abruti, je n’aurais jamais eu le désir d’écrire, ni celui de vous épouser.
Chef-d’œuvre de Jack London, Martin Eden est un récit largement autobiographique dans lequel transparaît la radicalité du romancier quant à la place qu’occupe la littérature. Tel un bastion inaccessible à conquérir, fragile et pure, ne tolérant aucun compromis avec la moralité bourgeoise, sa médiocrité et son conformisme étriqué. Héros magnifique, s’il en est, sensible à l’extrême, le jeune matelot de vingt ans issu des classes ouvrières d’Oakland va s’élever, ses yeux se déciller et son âme se dilater, se réchauffer, et s’embraser au contact des livres, puis, ayant poussé son développement intellectuel à son paroxysme, au prix de nombreuses nuits blanches et d’économies de bouts de ficelle, se brûler les ailes en creusant le fossé entre lui et autrui, entre son ancien moi avide de connaissance et le nouveau, écœuré par le succès et la marche du monde. Récit d’apprentissage retraçant les étapes d’une ascension sociale, Martin Eden aurait tout aussi bien pu s’intituler Illusions perdues, en ce que le héros décide de se cultiver pour se rapprocher de la femme qu’il aime éperdument, Ruth Morse ; alors que cette quête tragique ne fera que l’en éloigner davantage. Qu’il y perdra son identité, ainsi que le sentiment de sa place.
Qui es-tu, Martin Eden ? demanda-t-il à son image dans le miroir ce soir-là, quand il revint dans sa chambre. Il s’observa, s’interrogea longuement. Qui es-tu ? Où est ta place ?
Les années où ses manuscrits sont systématiquement rejetés, suivies par une célébrité fulgurante que Martin juge usurpée – non pas en raison d’un manque de talent, qu’il sait posséder, mais sur le coup d’un effet de mode arbitraire, entament sa foi en l’humanité. La justesse de son combat pour la vérité et la pureté, pour l’amour qu’il tient pour valeur suprême. Refusant de vivre dans une société qui jauge la valeur intrinsèque des êtres à l’aune de critères superficiels, sa fureur de vivre et sa soif d’apprendre, se heurtent à la médiocrité du monde extérieur et ne s’en relèveront pas.
Toute sa vie, Martin Eden avait été l’esclave de sa curiosité : il voulait savoir. C’était cette soif de connaissance qui l’avait lancé à l’aventure dans le vaste monde. […] En outre, son amour de la liberté s’irritait des contraintes, à la manière dont son cou s’irritait de l’entrave d’un faux col amidonné. L’intelligence et la sensibilité étaient chez lui naturellement très développées, et son esprit créateur ruait dans les brancards.
Martin Eden est une étoile filante. Un homme animé par un idéal qui le détournera de la vie, lui faisant perdre le goût de celle-ci.
Des milliers de livres lus avaient creusé un gouffre entre eux et lui. Il s’était exilé. Il avait parcouru le vaste royaume de l’intellect, et plus aucun retour chez lui n’était maintenant possible. Cependant, il était humain, et son irrépressible désir de compagnie demeurait inassouvi.
Ce classique de la littérature que tout aspirant écrivain devrait avoir lu avant de se lancer, met en lumière un paradoxe douloureux au cœur même du processus créatif : au moment où Martin Eden atteint un niveau de développement lui permettant de trouver les mots justes pour exprimer ce qu’il ressent, il perd, par là même, sa sensibilité au monde environnant.
Chaque page lue lui ouvrait un judas sur le monde du savoir. […] Eh bien, alors, qu’avez-vous à faire de la gloire, Monsieur le dernier des éphémères ? Si elle vous était donnée, elle vous empoisonnerait. Seule la Beauté doit être votre maîtresse. Ce n’est pas dans ce qu’on réussit à faire que réside la joie, mais dans l’effort qu’on y consacre.
Mon appréciation : 4,5/5
Date de parution : 1909. Poche disponible chez Folio, traduit de l’anglais (l’américain) par Philippe Jaworski, 592 pages.
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