“Aujourd’hui c’est chacun pour sa pomme” dit-il froidement, “c’est l’époque qui veut ça.” […] Il n’y a pas de place pour la pitié. Pas dans ces circonstances. Celui qui est malade doit mourir. Les malades sont des parasites. Plus vite on s’en débarrasse, plus les autres ont une chance de s’en tirer.
Plongée d’une noirceur absolue dans ce que fut la vie dans le ghetto de Prokov, en Ukraine, Nuit un récit révoltant, en ce qu’il est vrai, inspiré des souvenirs d’Edgar Hilsenrath qui y vécut quatre ans de 1941 à 1945. À sa libération, il gagna la Palestine, avant d’émigrer aux États-Unis. Le ton choisi pour ce premier roman désarçonne. Voire provoque une réaction de rejet. Au point d’avoir été censuré pendant 20 ans en Allemagne. Puisque le sujet de prédilection de l’écrivain allemand juif, né à Leipzig en 1926, est la Shoah, comme on ne l’a jamais traitée. Sa marque de fabrique ? Un ton satirique, mélange dérangeant de crudité et d’humour noir. Une description au plus près de la réalité telle qu’il l’a vécue, illustrant la déchéance de l’être humain lorsqu’il est réduit à l’état d’un animal traqué, à arracher à coups de marteau et à troquer les dents des morts encore tièdes, à rogner les pelures de pommes de terre ou à voler la soupe des mains d’un enfant crevant de faim pour sauver sa peau, rehaussée d’une ironie mordante où éclate son art de la mise en situation. Chez Hilsenrath, ce sont les dialogues d’une méchanceté savoureuse qui témoignent de ce que l’esprit humain n’a pas encore capitulé. Ce qui aurait pu sous la plume d’un écrivain moins talentueux se restreindre à l’énumération des actions sordides commises par un moribond, prend des allures, au contraire, d’une aventure picaresque traversée par des moments lumineux. Certains actes témoignent des derniers sursauts d’une humanité tombée à son niveau le plus bas : comme la naissance d’un bébé dans des conditions abominables, le regard mouillé d’un père sur son enfant, la vision d’un homme peignant les cheveux de la femme qu’il aime ou le repas qu’il lui cède, alors qu’ils ne sont plus que deux cadavres ambulants avec la peau sur les os, traversent le roman, illuminant le quotidien innommable auquel des hommes ont été réduits par d’autres hommes.
“Tous exécutés pour désertion” dit-il d’un ton sec. “Désertion ?” fit-elle étonnée. “Pour échapper à la déportation, ils se sont planqués pendant des jours. Les autorités appellent ça désertion.” “Oui. Je vois… encore un mot dont ils ont tordu le sens.”
Décharné, coiffé d’un grand chapeau cabossé, vêtu de hardes et les pieds enveloppés de serviettes hygiéniques ensanglantées tout droit sorties des poubelles, Ranek est passé maître dans l’art de rouler son monde. Notre anti-héros a vite compris que sa survie se ferait au prix de sa conscience morale. Jusqu’à ce que Deborah, sa belle-sœur revenue d’entre les morts, une âme pure, émerge de cette fange et ravive en lui des sentiments oubliés. De l’expérience du ghetto, les hommes ne sortent pas grandis, ni de ce récit. Ce qui, de toute façon, n’est pas le propos. Quand la survie de l’homme est en jeu, il est utopique de penser en termes de solidarité. Edgar Hilsenrath ne cherche pas à sublimer les comportements humains, mais use de l’ironie tragique et de la littérature pour se réapproprier son histoire et la transcender. L’humour devenant l’ultime bastion d’humanité à préserver, une tentative d’échapper aux rafles menées par les soldats roumains – la Roumanie occupant en 1942 cette partie de l’Ukraine, et aux déportations organisées par les nazis vers les camps d’extermination. Face au désespoir, rire devient un acte de résistance, comme un pied-de-nez fait aux ennemis. Quant au sens à trouver ? L’explication d’un tel avilissement ? Il n’y en a pas. Rien ne sert de le chercher ici.
Le crépuscule tombait. Encore un jour absurde qui touchait à sa fin. […] “Parlons d’autre chose” dit la bossue. “Il y a sûrement de bonnes nouvelles.” “Sûrement” dit-il. Mais ni lui ni elle n’en trouvèrent, et ils retombèrent dans leur silence.”
Certains venaient aussi pour une autre raison : la rue avait un nom. Et tant qu’il y avait des symboles, il y avait de l’espoir. Preuve que la guerre n’avait pas encore tout effacé.
Mon appréciation : 4/5
Date de parution : 2012. Poche aux Éditions Tripode, traduit de l’allemand par Jörg Stickan et Sacha Zilberfarb, 600 pages.
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