Pendant plus de trente ans, Jerry Salinger a cherché à se protéger par la réclusion et le silence. Personnellement, j’en suis venu à penser que c’est dans l’autorévélation que réside ma meilleure protection. Ce qui m’est insupportable, c’est la honte – j’en ai ressentie si souvent au cours de ma vie – pas le fait de m’exposer. Ce qui m’effraie, ce sont les choses dont on ne parle pas.
Plusieurs jours après avoir refermé ce récit autobiographique édifiant et déchirant, je continue à tourner autour. À ne pas trouver la force de mettre des mots justes sur mon admiration pour le courage dont a fait preuve Joyce Maynard en se retournant sur un moment crucial de sa vie, qui l’a façonnée, mais que pendant longtemps elle a préféré contourner. Certainement que la perspective de se prendre de front les critiques, l’accusant d’avoir déboulonné une icône de la littérature, invalidant ainsi – double peine – la véracité de sa liaison à 18 ans avec un homme de trente-cinq ans son aîné, ce qui porte un nom : la prédation, et le geste de se réapproprier son histoire en la couchant sur la papier, ce qui s’est avéré exacte, ait pu la faire douter quant au bien-fondé de son entreprise. Et pourtant, le jour où sa fille atteint l’âge qu’elle avait lorsqu’elle a reçu les premières lettres de J. D. Salinger, tout remonte : une inquiétude sourde, des bouffées d’angoisse qui la rende intrusive, au point de lire le journal intime de sa fille. Chose qu’elle s’était jurée de ne jamais faire. Elle déraille, sent que la situation lui échappe. L’origine ? La nature confiante de sa fille qui la renvoie à ses propres démons jamais exorcisés. Joyce Maynard refuse de perdre à nouveau le contrôle de sa vie, de la céder à nouveau à l’homme qui a exercé pendant des années une influence décisive sur celle-ci, telle que la jeune fille sortira de la relation essorée, brisée, totalement aliénée et dépossédée d’elle-même.
Pendant des années, je m’étais accrochée à des secrets qui m’empêchaient de me comprendre ou de m’expliquer. J’ai senti qu’il était temps d’explorer enfin mon histoire.
En 1972, J. D. Salinger nourrit par sa réclusion légendaire l’aura magnétique qui l’entoure. Soigne ses apparitions médiatiques. Dans son livre culte, L’Attrape-cœurs, déambulation nostalgique et mélancolique dans les rues de New York, il se raconte à travers le personnage d’Holden Caulfield. Un adolescent de 17 ans désœuvré. À 18 ans, Joyce Maynard se fait remarquer en publiant un papier dans le New York Times, dans lequel elle passe sa génération au tamis de la critique, usant d’un ton désabusé, cynique et emprunté, comme une vieille âme ayant tout vue jetant un regard dédaigneux sur l’agitation de la jeunesse. Sa photo est imprimée en grand dans le journal, le corps maigre, une montre d’homme lâche au poignet. Salinger la repère. S’ensuit une relation épistolaire. L’adolescente, qui cherche par tous les moyens à s’enfuir de « la forteresse que constituait notre famille », et pâtit d’un manque de confiance en elle, lié notamment à une absence de relations sexuelles, se sent en décalage. Fragilisée dans son estime d’elle-même, en proie à des troubles alimentaires et douée d’une intelligence précoce, qui ne fait que renforcer son sentiment d’évoluer à la marge, la Joyce Maynard de 18 ans est une proie idéale. D’autant que dans les années 70, une gamine avec un homme d’âge mûr, ça n’a pas l’air de choquer. Ses parents y voient même une opportunité. De quoi ? De s’élever. Où ? Sa mère vit à travers elle la relation passionnelle dont elle a toujours rêvée. Reste que ferrée, Joyce Maynard quitte l’université de Yale pour emménager dans la maison de Salinger, à Cornish dans le New Hampshire. L’homme a su trouver les mots pour l’attirer dans ses filets, mettant en avant une position commune d’outsider incompris. Légitimant de ce fait, non seulement son exclusion du reste du monde, mais aussi sa mainmise – « un pouvoir aussi immense que durable » – sur la jeune fille, qu’il affirme être le seul en mesure de comprendre.
Qu’un homme célèbre me fasse part de son approbation me transporte de joie. Moins en raison d’une quelconque ambition de devenir écrivain que de mon envie de plaire.
Au contact de cette figure tutélaire cassante et autoritaire, Joyce Maynard se modifie, s’adapte et pour cela gomme ses aspérités pour épouser l’image qu’il lui renvoie. Adopte un régime alimentaire strict : à peu près tout est banni. Décline les propositions du monde littéraire et journalistique, qui auraient fait pâlir d’envie n’importe qui, et que Salinger, lui-même, a saisi avant de leur destiner son venin : les journalistiques – des voyeuristes, les éditeurs – des auteurs ratés aigris, etc…
Sans Jerry pour me guider, je me sens abandonnée, perdue, pas seulement physiquement, mais psychiquement bloquée. Toute ma vie j’ai su ce qu’était la sensation de solitude. Mais jamais à ce point.
L’histoire se termine ainsi, brutalement. Un jour Jerry Salinger est le seul homme existant dans mon univers. Je m’en remets à lui pour me dire quoi écrire, quoi penser, quoi porter, quoi lire, quoi manger. Il me dit qui je suis, qui je devrais être. Et le jour suivant, il n’est plus là.
Et devant moi, le monde est un récit autobiographique bouleversant, qui vous arrache le cœur, que j’ai lu en pleurant souvent, devant refermer le livre pour reprendre mon souffle, avant de replonger dans cette histoire d’emprise par une légende des lettres américaines, usant de son influence pour fouler au pied les rêves d’une jeune fille, jaloux sans doute de sa jeunesse, de son talent venant d’éclore, de tout ce à quoi il dit avoir renoncé mais qu’il aspire à retrouver en secret. De démission, aussi. Des parents et des adultes autour. Voire de collaboration, encore pire. Une histoire de reconstruction aussi, d’une volonté farouche de s’en sortir, de réappropriation par l’écrit. Devenue depuis une autrice à succès et une mère de famille, Joyce Maynard nous fait un cadeau inestimable. À la sortie de son texte, elle a eu beau essuyer les attaques, vaille que vaille elle a tenu bon, et on l’en remercie aujourd’hui.
* Note : il est important de lire attentivement l’introduction et la préface de l’autrice. Toutes deux jettent un éclairage terrible sur les effets du jugement d’autrui sur notre manière de percevoir notre vie, et donc de l’apprécier à sa juste valeur, soit celle que l’on souhaite lui donner sans influence extérieure.
Aujourd’hui encore, beaucoup semblent penser qu’il relève de l’obligation d’une femme de préserver les secrets d’un homme, pour la seule raison que celui-ci l’exige. Mieux, il y aurait apparemment débat sur le fait de savoir si une femme a le droit ou non de raconter la vérité sur sa vie – et, si elle le décide, de savoir si l’on peut accorder à cette histoire une quelconque valeur ou signification.
Prétendre qu’un individu bénificie de l’immunité d’être jugé ou de rendre compte de ses actes sous prétexte qu’il détient une position de pouvoir revient à ouvrir la voie à l’exploitation de ceux-là mêmes qui sont les plus vulnérables et susceptibles de se laisser influencer ou manipuler – en général, les jeunes gens.
Mon appréciation : 4,5/5
Date de parution : 2011. Poche aux Éditions 10/18, traduit de l’anglais (l’américain) par Pascale Haas, 504 pages.
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