La tête et le cou Histoires de femmes russes de Maureen Demidoff, est en lice pour le Grand Prix des Lectrices de ELLE 2018, dans la catégorie Documents. Maureen Demidoff réunie dans cet ouvrage des témoignages de femmes russes, rencontrées alors qu’elle était expatriée à Moscou. Hormis leur nationalité, ces femmes ne partagent que peu de choses. Cette diversité des profils offre au lecteur une vision globale de la Russie d’aujourd’hui, en proie à des conflits identitaires, au manque de repères, à la nécessité d’un pouvoir fort incarné par Vladimir Poutine qui fait du nationalisme un moyen d’unifier la société russe. En multipliant les témoignages, l’auteure révèle la complexité de diriger un tel pays et les divergences culturelles profondes entre la Russie et nos sociétés occidentales américanisées. Le fonctionnement intrinsèque de la société russe ne permet pas d’appliquer nos valeurs, à l’individualisme occidental, la Russie oppose la notion de collectif et la patrie. Au regard des différents témoignages, le thème récurrent abordé par ces femmes est l’amour de la patrie. Les Russes aiment leur pays. Avant de lire Maureen Demidoff, je ne m’attendais pas à découvrir un sentiment national si fort et ancré dans la société, sentiment qui transcende les classes sociales et les générations. Cet ouvrage apporte des clés de lecture et de compréhension de la société russe, marquée par des basculements politiques successifs et violents. D’un point de vue sociologique, je recommande cet ouvrage pour tous ceux qui souhaitent se débarrasser de leurs idées préconçues d’occidentaux. On découvre à travers ces entretiens, une femme russe qui porte à bout de bras sa famille et le pays. Femme forte, indépendante et autonome, la femme russe apparaît comme étant également rêche et autoritaire. Les hommes, en sous-nombre en Russie, se révèlent faibles et inconsistants au sein de la cellule familiale, à l’opposé de la vision que j’avais de l’homme russe. À travers ces témoignages, se profile un déséquilibre entre la place de la femme et celle occupée par l’homme au sein du noyau familial et de façon plus général au niveau social. Déséquilibre, dont je n’avais pour ma part aucune idée avant de me plonger dans cet ouvrage particulièrement instructif.
Résumé
Trois générations de femmes russes parlent à bâtons rompus, se confient et racontent leur pays…
En toile de fond de leurs récits de vies ordinaires, c’est l’histoire de la Russie qui défile : l’immense Union soviétique, le chaos libéral des années 1990 et la Russie de Poutine.
Plus concrètement, elles parlent de petites filles, de femmes et de grands-mères qui ont vécu dans différentes Russies. Et au-delà, ce sont des hommes dont elles parlent le plus, et le regard qu’elles posent sur eux, que ce soit un mari, un père, est révélateur et sans appel. Pour citer l’une d’elles : « L’homme est la tête, et la femme est le cou, la tête ne bouge que grâce au cou qui commande. »
Voici des portraits intimes qui révèlent des héroïnes aux vies bigarrées mais qui se ressemblent : des femmes fortes, battantes, féminines et maternelles, qui s’opposent tristement à un modèle masculin souvent trop dégradé à leurs yeux… Le mot « Amour » n’apparaissent nulle part… Leur donner la parole a semblé important à l’auteur, à cause de la place prégnante de la femme en Russie, pilier autant de la famille que de la société, et surtout parce qu’elles n’ont jamais été entendues.
Éditions des Syrtes
Un ouvrage particulièrement éclairant et instructif sur la société russe actuelle
Maureen Demidoff, par le biais des témoignages, dispense un certain nombre d’enseignements sur la société russe, qui permettent une meilleure compréhension de celle-ci. Certains thèmes sont récurrents, ce qui atteste de leur universalité au sein de la société russe. La notion de patrie, par exemple, est centrale. Contrairement, à la vision individualiste des sociétés occidentales, la notion de patrie en Russie prime sur le destin individuel. Le tout l’emporte sur les parties. Cette conception permet de comprendre la résignation du peuple russe face à des événements ponctuels, qui nous feraient bondir. Par événements ponctuels, j’entends les assassinats d’opposants politiques, comme l’assassinat à côté du Kremlin de Boris Nemtsov – homme politique libéral russe – le 27 février 2015. Si ces pratiques choquent l’opinion publique et suscitent l’indignation en Russie, les Russes rationalisent l’acte en l’inscrivant dans un processus de long terme de pacification du pays entamé par Vladimir Poutine. Le peuple russe est marqué par la succession de changements politiques survenus au cours du vingtième siècle. Aujourd’hui, il semble aspirer à un retour au calme, même si cela suppose de brimer les libertés individuelles un temps. Elena D., née en 1975 s’offusque de la manière avec laquelle nous, occidentaux, nous permettons de juger la politique de Vladimir Poutine. Elle évoque notamment le chaos politique et le marasme économique des années 90, dont Vladimir Poutine les a sortis. La priorité pour elle comme pour beaucoup d’autres femmes qui ont témoigné, est le redressement du pays avant l’extension des droits individuels. Conception qui tranche complètement avec celle du peuple français et qui explique nos divergences culturelles.
Je suis convaincue d’une chose, c’est que d’un point de vue politique, la Russie a raison d’agir comme elle le fait. Bien sûr, il y a de la violence et notre société est brutale, mais les Russes veulent d’abord que leur pays soit sauvé avant de parler des droits de l’homme, de justice ou d’égalité. Nous sommes sans doute étranges, mais nous considérons que nous n’avons pas besoin de valeurs telles que la liberté, la fraternité, l’égalité. Ce ne sont que des mots pour les Russes, parce que nous considérons que l’homme n’est pas au-dessus de sa patrie.
La société russe se caractérise au niveau démographique par un excès de femmes par rapport aux hommes. C’est une composante démographique importante, qui a des conséquences sociologiques directes. En effet, la femme endosse à la fois son rôle de femme, mais également celui de l’homme. Le témoignage de Katia est particulièrement éclairant sur ce déséquilibre social et familial en Russie :
Si je devais décrire la femme russe, je la présenterais comme une femme courageuse, forte de caractère et autoritaire, souvent divorcée avec des enfants. Elle représente la famille monoparentale !
La question qui reste en suspens une fois cet ouvrage refermé est : Quel rôle est attribué à l’homme ? Où est l’homme fort et puissant incarné par Vladimir Poutine ? Finalement, la population russe est avant tout féminine. L’homme est exclu du noyau familial et comme le souligne Elena D., il est castré par sa belle-mère : « Ce n’est pas un secret, l’organisation familiale est très matriarcale en Russie ». L’amour n’a pas non plus sa place, l’homme permet d’avoir des enfants mais son rôle s’arrête là. Les sentiments amoureux, la passion, qui occupent une place importante pour nous, sont mis de côté. La femme russe n’est ni sensible, ni sentimentale. Ce qu’elle attend d’un homme, c’est qu’il récupère sa place de chef de famille. La famille prime sur le couple. Notre conception des rapports hommes femmes et de l’amour, est le reflet de cultures fondamentalement divergentes.
Le féminisme, cela me fait rire. La femme russe, elle ne veut pas la parité, ni l’égalité des sexes, elle veut qu’on prenne soin d’elle. Simplement. Elle veut être aidée, être aimée, et être protégée, parce qu’elle porte depuis trop longtemps toute seule le pays sur ses épaules. C’est lourd ! Alors elle a besoin d’un homme solide sur lequel s’appuyer.
Ce qui m’a le plus touchée, c’est la force qui émane de ce peuple. Les Russes ont confiance en leur capacité à s’adapter aux changements. Ils ne rêvent pas d’ailleurs, mais de redresser leur pays.
Décalage entre le « je » employé et le ton du récit
Je précise que je trouve cet ouvrage tout à fait réussi, j’ai appris beaucoup sur l’organisation de la société russe et son fonctionnement interne. Néanmoins, je souhaite évoquer le décalage entre la première personne du singulier employée par l’auteure, laissant supposer que chaque femme s’adresse directement au lecteur, et le ton similaire que l’on retrouve dans chaque récit. Si l’on part du postulat que chaque femme s’adresse directement au lecteur, nous devrions retrouver le vocabulaire, les spécificités de langage propres à chacune de ces femmes. Leur manière de s’exprimer ne peut être similaire, puisqu’elles ne sont pas de la même génération, ni ne sont issues des mêmes catégories sociales. Or, en lisant chacun des récits j’ai retrouvé le même ton, ce qui crée un décalage. On perçoit de manière trop visible la patte de l’auteure. Il me semble que si l’auteure tenait à reformuler avec ses mots les propos recueillis, la troisième personne du singulier aurait été préférable. Or, là elle fait s’exprimer de la même manière des femmes qui n’ont que peu de choses en commun, ce qui enlève de l’authenticité au récit.
Conclusion
La tête et le cou, est un très bel ouvrage qui recense des témoignages de femmes russes à la fois fortes, indépendantes et volontaires. Maureen Demidoff donne des clés de lecture et de compréhension de la société russe actuelle, marquée au fer rouge par les changements politiques violents du siècle passé. On comprend mieux le culte de la personnalité consacré à Vladimir Poutine, même si les dérives totalitaires ne peuvent que nous faire bondir. Par le biais de ces témoignages, on constate que vouloir imposer nos valeurs à un pays doté d’une culture si différente, n’a aucun sens. Nos jugements de pays occidentaux revendiquant la liberté à tout prix peuvent être ravalés. Maureen Demidoff prône la tolérance par l’acceptation des différences culturelles entre nos pays. Faire témoigner trois générations de femmes russes est une belle manière d’aborder la question de la culture russe et des rapports humains dans ce pays.
Ouvrages en lice pour le Grand Prix des Lectrices de ELLE 2018 jury de septembre :
Catégorie « Romans » :
- Summer, Monica Sabolo
- Ma reine, Jean-Baptiste Andrea
- Notre vie dans les forêts, Marie Darrieussecq
Catégorie « Polars » :
- Inavouable, Zygmunt Miloszewski
- Le diable en personne, Peter Farris
Catégorie « Documents » :
- La tête et le cou, Maureen Demidoff
- Un jour, tu raconteras cette histoire, Joyce Maynard
>>> GRAND PRIX DES LECTRICES DE ELLE 2018
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