Le frottement du journal dans ma main était tout ce que je sentais de la guerre, cette guerre, sans destruction, entre des ombres, l’écho fantomatique de cette bataille des champs Catalauniques à l’opposé de ce continent invulnérable, de ce conflit invisible dont ne retentissait à cette heure qu’un petit froissement nocturne dans les kiosques à journaux.
Resté inachevé, le dernier roman de l’écrivain allemand Erich Maria Remarque est un joyau noir d’une beauté crépusculaire, déchirante et mélancolique retranscrivant, d’une manière magnifique à travers le destin d’une communauté de réfugiés juifs allemands à New York, la solitude de l’exil. D’Ellis Island au quartier des antiquaires sur la 5e Avenue – au cœur de Manhattan, le narrateur Ludwig Sommer tente péniblement de s’adapter. À l’été 1944, après l’assassinat de son père par la gestapo et afin d’échapper aux nazis, le narrateur endosse l’identité d’un marchand d’art juif décédé pour émigrer aux États-Unis. Juif, il ne l’est pas. À cet égard, le travestissement recèle une certaine ironie macabre à une époque où être Juif en Europe vous valez d’être déporté vers les camps de concentration et incinéré dans les fours crématoires. Une héritière de l’aristocratie russe déchue, un réceptionniste de 80 ans dont le pays a changé des dizaines de fois de souveraineté, une mannequin oscillant sur la corde raide entre fantasmes et réalité… tout ce petit monde de déracinés se réunit le soir dans le lobby d’un hôtel miteux de Manhattan pour siroter de la vodka frelatée, espérant ensemble conjurer la crainte de l’avenir et la nostalgie du passé. Les trajectoires se croisent dans un décor de film en noir et blanc. Les silhouettes se découpent, surgissent des ténèbres, puis disparaissent comme avalées par le poids des souvenirs et des regrets. Erich Maria Remarque module la luminosité des scènes comme il joue avec la sensibilité de ses personnages, à l’aune du degré de leur désespoir, nous conviant ainsi à une valse funèbre d’êtres tourmentés et sublimes. Loin d’être plombante, la reconstitution de ce microcosme d’émigrés new-yorkais se révèle étonnamment lumineuse. Son charme tient à ce que, si certains ne trouvent pas la force de se réinventer en s’adaptant à un écosystème étranger et ne tiennent que par l’espoir de se venger, d’autres s’accrochent à la vie, use d’un humour mordant comme d’une source de vitalité et se révoltent face à « cette résignation vieille de deux mille ans depuis les Macchabées ». Chassés d’Allemagne, tolérés en Amérique, chez eux nulle part, ces déracinés luttent quand il ne leur reste même plus une identité claire, dont on les a dépossédés, à laquelle se raccrocher. Alors que le quotidien, à l’image de sables mouvants, les aspirant davantage qu’ils amorcent un nouveau mouvement, achève de les engloutir dans le dédale des « lois inhumaines d’une bureaucratie indifférente ». Chaque jour, Ludwig Sommer s’efforce de terrasser cette impression paralysante d’être traqué :
Je m’attendais presque à voir la Gestapo me guetter derrière la porte des boutiques, si intense était cette impression double qui me ballottait entre sécurité, haine et peur, tel un funambule novice sans filet sur une corde tendue entre ces immeubles aux enseignes allemandes.
L’excitation de se savoir sauvé retombée, les vannes se réouvrent. La nuit, quand la conscience s’affaiblit, la mémoire se révèle une ennemie retorse. Cette même fébrilité nerveuse, tendance aux excès et porosité au monde extérieur, se retrouve dans les personnages d’Isaac Bashevis Singer, qui courent en tous sens comme des poulets sans têtes, sans même savoir ce qu’ils cherchent. Quand toutes les règles morales ont été bafouées, quelle éthique adopter ? Comment renouer avec l’espoir et croire en l’humanité après un tel avilissement et l’éventualité – puisque ça s’est déjà passé – d’un éternel recommencement ? Autant d’interrogations existentielles profondes auxquelles, ni l’écrivain yiddish, ni l’auteur allemand naturalisé américain, n’ont la prétention de répondre. À la rigueur, ils esquissent des pistes de réflexion. Les fins sont souvent ouvertes. En cela, Cette terre promise n’ayant pas été terminé est un chef-d’œuvre de dénouement en suspens. Reste que chez l’un, comme chez l’autre, la guerre est un fléau qui fragilise l’âme humaine de manière irréversible. Avec une prescience qui résonne fortement aujourd’hui, Erich Maria Remarque – qui a conservé les stigmates du traumatisme dû à son envoi sur le front de l’Ouest en 1917, défend une posture pacifiste, tout en ayant l’honnêteté intellectuelle d’en souligner l’ambiguïté et la difficile application :
Est-ce que l’Europe et le monde ne serait pas délivrés par le meurtre d’un plus grand meurtrier, qui voulait réduire l’Europe en esclavage et éradiquer des nations entières ? Il n’y avait pas de réponse à cela, ou alors sanglante et sans issue.
Mon appréciation : 5/5
Date de parution : 1970. Grand format aux Éditions Stock, poche disponible au Livre de Poche, traduit de l’allemand et postfacé par Bernard Lortholary, 600 pages.
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