« L’histoire qui suit n’est pas celle des victimes africaines de la colonisation. L’histoire qui suit est celle d’un suicide blanc. » 1890. Congo. Pierre Claes, un éminent géomètre, est chargé par le roi des Belges Léopold II de délimiter, en s’appuyant sur la position des astres dans le ciel et ses instruments, la frontière nord du Congo. Mission ayant pour vocation de dissiper les tensions entre les puissances coloniales occidentales sûres de leur légitimité à découper, mutiler et se partager le « continent noir ». Confronté à la barbarie, Pierre Claes perd pied avec la réalité. La folie gagne son esprit. Tel un poison, elle corrompt les agents de la colonisation, agissant comme une réaction physique épidermique face à une volonté d’asservissement et de domination. Dans un souci de préservation, les terres violées et contaminées sécrètent une substance toxique, en réaction à la présence de corps étrangers venus les coloniser. « Ténèbre » est un premier roman délirant, dont l’esthétique psychédélique n’est pas sans rappeler « Apocalypse Now ». Paul Kawczak met en scène une psychose générale. Il évoque l’impossibilité pour « l’homme blanc » de ne pas céder à la démence dans son entreprise d’expropriation et de déshumanisation, dont il finit par être l’objet. À mesure que l’expédition progresse dans la jungle africaine, le corps du géomètre se pare d’un tatouage délicat réalisé par un bourreau chinois, préfigurant la découpe d’une mort annoncée. Les chairs marquées, puis incisées, suivent un tracé minutieusement calculé. Un dessin à même le corps conçu comme le pendant du découpage géographique du continent africain par les Européens. Teinté de réalisme magique, le premier roman de Paul Kawczak fait de l’Afrique un corps vivant. Un amas de chairs sanguinolent, que des vautours assoiffé de sang se partage goulûment. Il y a une forme de cannibalisme dans ce processus d’extermination de l’humain par l’humain à des fins de civilisation. La folie meurtrière de l’homme blanc, sublimée par la prose imagée de l’auteur, apparaît dans toute sa monstruosité. L’être humain ainsi dénaturé n’a plus que les ténèbres où se réfugier.
Ce n’était ni Mason, ni Dixon, mais c’était tout de même un géomètre. La conférence de Berlin avait découpé l’Afrique en une parodie de la justice du roi Salomon, au goût de la férocité moderne. Or, en l’absence de la pitié d’une mère, les majestés occidentales tranchèrent à vif la chair ; ainsi faisait-on des terres africaines en 1885. Toutefois, une question pragmatique demeurait : comment arrêter, dans la réalité d’espaces immenses, les frontières d’un continent invisible à l’œil blanc ? La conférence de Berlin n’avait posé qu’un partage théorique des terres africaines, elle avait décidé des règles floues et voraces suivant lesquelles le continent serait mutilé.
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