« Mais alors que les anciennes guerres ont pris fin, une espèce nouvelle de combats vient de commencer ; nous voici à l’époque de la guerre des passions. » Testament littéraire, le cycle de La mer de la fertilité concentre la quintessence de l’œuvre du romancier japonais torturé. La tétralogie clôt une vie tournée vers une quête esthétique et une recherche d’absolu, que le prestige déchu d’un empire en déclin aura conduit à abroger. Alors que chez Mishima, beauté et mort se confondent, son combat intime s’incarne dans un roman incandescent relatant l’histoire d’amour tragique d’un couple d’adolescents. Héritier d’une ancienne lignée de samouraïs et descendante d’une famille de la noblesse de cour, Kiyoaki Matsugae et Satoko Ayakara se fréquentent depuis l’enfance. Si les sentiments de Satoko à l’égard de Kiyoaki ne lui sont pas étrangers, ce n’est que lorsque celle-ci est courtisée et promise à un prince héritier qu’il réalise qu’elle pourrait lui échapper. Une prise de conscience tardive qui n’est pas sans danger, quand les intérêts de la nation et l’honneur de deux familles nobles sont exposés. Leurs amours contrariées se heurtant à la loyauté due à l’empereur japonais. Commence alors une fuite en avant pour les deux amants, partagés entre raison d’État et sentiments. Enfermés dans le rôle des amants maudits, ils s’obstinent à nier la marche du temps. Comme s’ils prenaient plaisir à se savoir condamnés et anticipaient avec délice l’expiation future de leurs péchés. Le poison altère leur jugement, les incitant à choisir des chemins détournés, juste pour éprouver dans leur chair la sensation d’exister. Avec une sensibilité extrême, un soin du détail et une finesse du trait qui confine à la préciosité, le plus français des écrivains japonais restitue avec somptuosité les élans adolescents, le désir de puissance et les affres dans lesquelles sont plongés les êtres passionnés prêts à tout sacrifier. Yukio Mishima souligne admirablement la délicate réorientation des passions au moment de la modernisation du Japon. Guerre/amour, honneur/ardeur, sont les forces antagonistes qui forment la clé de voûte de ce roman éblouissant.
À peine cinquante ans plus tôt, les Matsugae avaient été, sans plus, une intègre et robuste famille de samouraïs qui menait non sans peine, en province, une existence frugale. Puis, en un court laps de temps, leur fortune avait pris son essor.
À l’époque de Kiyoaki, les premières traces de raffinement menaçaient de s’emparer d’une famille qui, contrairement à la noblesse de cour, avait pendant des siècles était immunisée contre le virus des belles manières. Comme une fourmi qui sent venir l’inondation, Kiyoaki percevait les premiers signes de l’écroulement rapide de sa famille.
L’épine, c’était ses belles manières. Il comprenait fort bien la futilité de sa répugnance pour les choses grossières, du plaisir que, plante sans racines, il prenait à ce qui était raffiné. Sans chercher à miner la position de sa famille, sans vouloir violer les traditions, il y était condamné par sa nature même. Poison qui, tout en détruisant sa famille, l’empêcherait de se développer. Le bel adolescent sentait que cette futilité symbolisait son existence.
Sa conviction de n’avoir d’autre objet dans la vie que de distiller le poison faisait partie du moi de ce garçon de dix-huit ans. Il avait résolu que ses belles mains blanches en connaîtraient jamais la saleté ou les callosités. Il voulait être un fanion en nutte aux coups de vent. Seule lui semblait mériter d’être vécue une existence passionnée, gratuite et jamais fixée, qui ne meurt que pour se ranimer, qui tour à tour vacille et flamboie sans objet et sans but.
Ce rejet instinctif de quiconque lui montrait de l’affection, ce besoin de réagir d’un air froidement dédaigneux, étaient chez Kiyoaki une faiblesse que nul n’aurait pu mieux connaître que Honda, lequel voyait dans cet orgueil une sorte de tumeur qui s’était emparée de Kiyoaki quand il n’avait pas plus de treize ans et que, pour la première fois, il avait dû supporter qu’on fît tant d’histoires en le trouvant si beau. Telle une moisissure argentée, elle s’étendait au moindre contact.
Au sommet plat du coteau, les arbres cédaient la place à une assez vaste étendue d’herbe, maintenant brune et sèche, que traversait une allée de gravier menant au mausolée. Comme Iinuma contemplait celui-ci où le soleil du matin dans toute sa force frappait le torii de granit par-devant et les deux obus de part et d’autre des marches de pierre, une sensation de maîtrise de soi s’empara de lui. Ici, en cette aurore, il trouvait un air de pureté tonifiant exempt du luxe étouffant qui imprégnait le cadre de vie des Matsugae. Il eut l’impression de respirer dans un cercueil neuf de bois blanc, fraîchement taillé. Depuis sa petite enfance, tout ce qu’on lui avait appris à vénérer comme honorable et beau se situait, autant que cela concernait les Matsugae, au voisinage de la mort.
Mort et beauté sont inextricablement liées dans l’œuvre de Mishima. La contemplation d’un paysage d’une beauté éclatante ou du profil délicat de Satoko, dont la peau d’un blanc laiteux se découpe sur la longue chevelure noire lustrée, s’accompagne d’un sentiment oppressant, voire nauséeux, qui se traduit par une proximité avec la mort. Comme si un excès de beauté, ne pouvait se vivre pleinement qu’au-delà de la réalité. Qu’en transcendant notre condition de mortelle et en s’élevant vers des cimes inatteignables. D’où l’impossibilité pour les deux adolescents d’être pleinement satisfaits, sachant leur quête d’absolu vouée dès le début à l’échec, du fait même de la nature de l’objet recherché. D’ailleurs, la putréfaction, le processus de décomposition, est souvent le pendant chez l’auteur nippon d’une floraison, de la description d’une émotion pure, telle que la naissance du sentiment amoureux. En cela, la contemplation du beau, y être sensible, et par conséquent être en mesure de le déceler, s’apparente à une « petite naissance », que la mort vient tempérer. La quête esthétique de Mishima est indissociable d’une mort tragique.
Il durcit son regard. Toujours, il en avait été ainsi. C’est pourquoi il la détestait. Sans le moindre avertissement, elle pouvait le plonger dans des inquiétudes sans nom. Et la goutte d’encre se propageait, morne et grise, jetant le trouble dans son cœur qui, voici un instant, avait été limpide.
[…] il avait déjà la clé de l’existence à portée de main, par droit de naissance en quelque sorte. Il ignorait d’où il tirait cette confiance. D’une beauté inquiétante, esprit rêveur, tellement insolent et pourtant tellement en proie à l’inquiétude, il était sûr que, de quelque façon, il se trouvait dépositaire d’un trésor de jeunesse sans égal. Du fait que parfois il semblait revêtu d’un rayonnement tout entier corporel, il se comportait avec l’orgueil d’un homme distingué par une maladie très rare, bien qu’il ne souffrît num la ni enflures douloureuses.
Car il n’est pas jusqu’au fait banal qu’une seule carte manque dans le jeu qui ne signifie inévitablement une distorsion du monde. Pour quelqu’un comme Kiyoaki, la moindre dissonance prenait les proportions d’une montre à laquelle manquerait une roue dentée. L’ordre de son univers s’effondrait et il se retrouvait pris au piège de terrifiantes ténèbres. […] Ainsi sa sensibilité était à la merci de tout imprévu, si banal qu’il dût être, devant lequel il restait sans défense.
La vie des passions répugne à toute contrainte, d’où qu’elle vienne, si bien que, non sans ironie, elle tend en définitive à gêner son propre instinct de liberté.
[…] Kiyoaki se sentit brusquement libéré de cette obsession antérieure. En un instant, il avait ressenti quelque chose qui la dépassait. À six ans de distance, il sentait qu’aujourd’hui, il venait de récupérer un fragment du temps retrouvé, au scintillement de cristal, vu dans une perspective différente.
Tandis qu’il la regardait s’avancer dans le soleil pâle et noyé du printemps, elle se mit à rire tout à coup et en même temps, il la vit lever les bras d’un geste dégagé pour dissimuler sa bouche derrière l’arc gracieux d’une main blanche. Son corps svelte paraissait vibrer tel un admirable instrument à cordes.
C’était l’heure étrange, suspendue aux confins du soir où l’on peut encore se passer des lumières et où, même au sein d’une joyeuse compagnie, on peut être surpris par un vague pressentiment de la fragilité des choses.
Dans le balancement continuel et les éclairs de verdure des montagnes que reflétaient les champs de riz inondés de chaque côté de la route, Satoko n’arrivait pas à retrouver vers quoi pouvaient bien tendre tous ses désirs. D’une part, elle se laissait entraîner par un coup de t^te d’une terrible audace dans une ligne de conduite sur laquelle on ne pourrait plus revenir. D’autre part, elle attendait que quelque chose intervienne. Pour l’instant, il était encore temps. Il était encore temps. Jusqu’à la dernière minute pouvait venir une lettre d’absolution – du moins elle l’espérait. Et pourtant, elle n’avait que mépris pour l’idée même d’un espoir.
Quiconque manque d’imagination n’a d’autre choix que de fonder ses conclusions sur la réalité qu’il voit autour de lui. Mais, d’autre part, ceux qui sont doués d’imagination ont tendance à bâtir des châteaux forts dont ils ont eux-mêmes tracé le plan et à en condamner toutes les ouvertures. Tel était le cas de Kiyoaki.
Mon évaluation : 5/5
Date de parution : 1969. Poche chez Folio, traduit de l’anglais (Japon) par Tanguy Kenec’hdu, 480 pages.
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