Raphaël Esrail, ancien déporté d’Auschwitz et actuel Président de l’Union des déportés d’Auschwitz, décide à l’âge de 91 ans de raconter son expérience des camps sous la forme d’un témoignage historique intitulé L’espérance d’un baiser. C’est en regardant l’émission littéraire La Grande Librairie présentée par François Busnel que j’ai découvert ce formidable témoignage dont la nature est certes personnelle mais la portée universelle. Raphaël Esrail cite dans son ouvrage cette phrase d’une justesse implacable formulée par le doyen Dominique Borne : « Le témoignage c’est l’expression individuelle d’un destin collectif. » En effet, chaque témoignage apparaît comme l’une des faces d’un prisme, qui mises bout à bout nous offrent une vision globale de l’histoire. Chaque témoignage étant l’expression d’un ressenti, d’un vécu subjectif, est par nature singulier, donc indispensable. Il contribue à faire émerger la vérité d’une réalité et à renforcer la véracité d’un événement. Témoigner est une étape clé du processus de résilience entamé par Raphaël Esrail. Dans une langue dépouillée dénuée de pathos, l’un des derniers survivants d’Auschwitz évoque son passé de résistant au sein des Éclaireurs Israélites de France, son arrestation par la Gestapo, son transfert au camp de Drancy puis sa déportation à Auschwitz. Raphaël Esrail raconte sans artifices les difficultés du retour à la réalité, une fois la libération promulguée, le mutisme qui s’installe et l’impossibilité de communiquer sur un passé trop lourd à porter. En filigrane, se dessine au fil des pages une histoire d’amour aussi merveilleuse qu’inespérée entre Raphaël Esrail et sa future épouse Liliane Badour, rencontrée au camp de Drancy. La perspective folle des retrouvailles insufflera à l’auteur l’énergie et l’espoir nécessaires pour survivre dans les camps de la mort.
Un témoignage personnel et indispensable
Issu d’une famille modeste juive d’origine turque qui a émigré à Lyon, Raphaël Esrail n’entretient pas de liens étroits avec la religion. C’est plus par conscience de sa responsabilité politique que par croyance qu’il décide d’agir en s’engageant au sein de la structure de résistance mise en place par les Éclaireurs Israélites de France (EIF) en 1943. Dès lors il revêt les habits d’un autre et devient Raoul-Paul Cabanel. Ce changement d’identité lui apporte une plus grande liberté de mouvement indispensable à son activité de faussaire. De l’automne 1943 au 8 janvier 1944, Raphaël Esrail se consacrera entièrement à la fabrication de faux papiers et à son statut d’agent de liaison permettant la circulation sur le territoire de faux documents administratifs. Le 8 janvier 1944, sa vie bascule. La gestapo l’embarque, il est interrogé, torturé puis transféré au camp de Drancy. Contre toute attente, il y fait la rencontre de Liliane Badour, qui deviendra sa femme à la libération. Le coup de foudre est immédiat. Cette histoire des plus romanesques n’a aucune chance de survivre à l’horreur des camps de concentration, lui à Auschwitz, elle à Birkenau. Et pourtant, l’espoir ne quittera jamais le narrateur, cette histoire d’amour va cristalliser toutes ses espérances. L’espérance d’un baiser n’est en aucun cas un roman, le récit est purement factuel sans pathos, dénué de sentimentalisme. L’auteur ne cherche à aucun moment à susciter l’émotion chez le lecteur, la vocation de ce document est d’exposer une réalité d’une violence inouïe où la mort rode en permanence prête à s’abattre de manière arbitraire. La seule réserve que j’ai concerne justement cette dimension sensible que je trouve totalement absente du récit. Par moment, j’ai eu l’impression d’être mise à distance, ce qui m’empêchait de rentrer totalement dedans et de ressentir des émotions fortes face à ce témoignage remarquable. J’impute cette distance à la pudeur de l’auteur qui livre ici une histoire intime particulièrement douloureuse. Raphaël Esrail souligne avec une beauté inouïe le caractère indispensable du témoignage des rescapés des camps de la mort à travers ces quelques mots :
Chaque juif pris dans ce périmètre de la mort sait ce qui l’attend, vivant au quotidien dans le couloir de la mort tout en étant témoin d’un crime inouï, qu’il ne pourra pas dénoncer puisqu’il doit mourir aussi. Condamné doublement au silence. Se loge là la conscience que peut avoir un rescapé de la valeur de son propre témoignage.
La vie à Auschwitz : des anecdotes surréalistes
De nombreux documents, ouvrages, documentaires, films, rendent compte des conditions de vie au sein des camps de concentration. La particularité de ce texte réside dans les anecdotes et épisodes vécus par Raphaël Esrail et ses compagnons de mauvaise fortune. On apprend notamment que l’amour et l’amitié ont leur place dans cet environnement mortifère. La solidarité entre individus existe. Elle prend la forme de dangers pris ensemble, de missives transmises d’un camp à un autre. C’est le cas de Fanny qui au péril de sa vie permettra à Liliane et Raphaël d’entrer en contact et de prendre des nouvelles l’un de l’autre. En guise de remerciement Raphaël et ses collègues de l’usine lui fabriquent un petit fer à cheval porte-bonheur. Lorsque Raphaël apprendra les conditions de travail insoutenables auxquelles est soumise Liliane, il mettra tout en oeuvre pour organiser son transfert. Cet épisode semble irréaliste. Pourtant il obtiendra gain de cause et Liliane quittera l’Aussenkommando qui exige d’elle de travailler en extérieur pour intégrer un poste à l’usine. Ces rares moments d’humanité portent en eux les germes d’un espoir qui résiste, d’une lutte pour la vie qui refuse de s’incliner. À l’organisation militaire allemande où le moindre écart est sanctionné, se substitue peu à peu une organisation parallèle avec ses propres règles. Un marché parallèle se met en place, chacun tente d’améliorer son quotidien par de petits arrangements. La monnaie d’échange de cette économie de troc prend la forme de morceaux de pain. Un service rendu vaut son pesant de morceaux de pains.
Le douloureux retour des camps
À l’horreur se substitue peu à peu le difficile retour à la réalité loin des camps. Raphaël Esrail évoque avec justesse la complexité et l’ambivalence des sentiments éprouvés. Le soulagement d’avoir survécu à l’enfer est terni par le sentiment de culpabilité. L’expérience des camps laisse une marque indélébile, que seuls ceux qui l’ont vécue peuvent comprendre. Elle se traduit chez le narrateur par une perte de sensibilité à l’égard d’autrui. La valeur d’une personne se mesure dorénavant à l’orée du comportement hypothétique qu’elle aurait eu dans une situation extrême semblable à celle des camps de concentration. Ainsi, le camp de concentration devient le thermomètre de ses relations sociales, l’indicateur permettant de jauger chaque individu et la force morale qui émane de chacun. Raphaël Esrail met le doigt sur le mutisme qui s’installe non seulement dans la sphère publique mais également privée. Il faudra laisser passer une génération avant que les langues ne se délient, que la parole se libère et que l’ampleur des exactions commises par les nazis ne soit révélée. Il est sidérant de voir qu’il aura fallu dix ans à l’état français pour accorder à Raphaël Esrail le titre de « déporté résistant »…
Conclusion
Je ne peux que vous encourager à lire L’espérance d’un baiser, ainsi que le témoignage d’autres survivants des camps. Nous avons tous un devoir de mémoire et celui-ci passe notamment par la lecture de leur histoire. Comme le souligne Raphaël Esrail, peu de survivants des camps sont encore en vie, ce qui rend leur parole d’autant plus précieuse.
>>> RENTRÉE LITTÉRAIRE 2017 (#RL2017)
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