« À dire vrai, l’avenir s’annonçait déjà sombre de menaces et lourd de toutes les ambitions que les autres avaient pour lui. » Premier tome de la trilogie romanesque d’Eustache et Hilda, La crevette et l’anémone possède un charme typiquement anglais et le style délicieusement désuet des romans de la Comtesse de Ségur. Une littérature enfantine exquise à l’esthétisme soigné et aux portraits psychologiques finement brossés. Orphelins de mère, Hilda et Eustache sont élevés par leur père à Anchorstone, une station balnéaire de la région côtière de l’Angleterre. En ce début de XXe siècle, la société anglaise est divisée entre ceux qui, bien qu’appartenant à la bourgeoisie, doivent travailler, et ceux qui, bénéficiant d’une rente à vie, en sont dispensés. Les Sherrington appartiennent à cette deuxième catégorie. Frère et sœur évoluent dans ce temps suspendu de l’enfance, où aucune action n’a de véritables répercussions, où l’imagination possède cette force d’incarnation qui fait s’entremêler fantasmes et réalité, recouvrant le monde d’une fine pellicule de magie. Pour pallier l’absence de figure maternelle, Hilda s’est assignée comme mission de prendre en main l’éducation d’Eustache. Chaque jeu sur la plage prêtant à une leçon et l’occasion d’asseoir sa domination. Un jour, alors qu’Eustache est terrifié à l’idée de rencontrer la vieille Miss Fothergill, dont les traits du visage déformés et les mains sclérosées lui donnent des airs de sorcière, Hilda l’oblige à la saluer. Cette rencontre fera basculer le destin de la famille et les perspectives du jeune Eustache, dont l’amitié avec la vieille femme largement récompensée, engendrera un déséquilibre au sein du foyer. Comment chacun se positionnera-t-il face à ce coup de dés ? Quel avenir attend Hilda que la fortune a épargnée et Eustache promu au rang d’écolier fortuné ? La relation entre le frère et la sœur, évoluant dorénavant dans des sphères sociales séparées, s’en trouvera-t-elle changée ? Dans ce beau roman d’apprentissage, L.P. Hartley nous offre la vision d’un monde révolu, où les individus sont engoncés dans les carcans stricts imposés par la société. Un bonbon délicieusement régressif à savourer.
J’ai connu cent sortes d’amour,
Emily Bontë
Toutes causaient souffrance à l’être aimé
Certains moments anciens étaient à ses yeux tels des trésors enfouis, les vivants vestiges d’un âge d’or dont l’évocation le ravissait.
« Ça n’a rien à voir. Tu sais que tu peux mieux faire que ça. » La volonté de mériter l’approbation de sa sœur était la force qui régissait la vie intérieure d’Eustache : il lui fallait conformer son existence à l’idée qu’elle se faisait de lui, réaliser les ambitions qu’elle nourrissait à son égard. Et bien qu’il regimbât contre sa domination, elle lui était nécessaire ; chaque fois qu’après une de leurs querelles elle le débarrassait temporairement de sa surveillance jalouse en lui disant que désormais peu lui importait s’il se mouillait les pieds et se montrait aussi paresseux, bête et méchant qu’il le voulait, qu’elle ne se préoccupait plus de lui, il avait l’impression que son existence avait perdu tout fondement, que le nord magnétique avait brusquement repoussé l’aiguille de la boussole.
Dans cette atmosphère d’intérieur, préparée par l’affection et policée par l’argent, son aversion naturelle et juvénile pour la laideur, l’infirmité et l’immobilité s’était évanouie. Trouver sa plus intense satisfaction à satisfaire autrui, être heureux en faisant plaisir, telle était la leçon que Mlle Fothergill lui avait apprise.
Mon évaluation : 4/5
Date de parution : 1944. Éditions de La Table Ronde, collection Petit Quai Voltaire, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Corinne Derblum, 336 pages.
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