« Soudain, le grondement de la montagne parvint jusqu’à Shingo. […] Il frissonna comme si l’heure de sa mort lui avait été révélée. » La mort, la solitude, la déliquescence de la cellule familiale, l’ambiguïté des relations…sont les obsessions qui habitent l’œuvre très imagée de Kawabata. Le flou qu’il entretient entre réel et irréel le distingue de ses contemporains : le torturé Mishima, suicidé par seppuku en vertu du sens de l’honneur – et le sulfureux Tanizaki – tendu vers le plaisir des sens et ses fantasmagories. Shingo est un vieillard épuisé, hanté par la mort qui le guette et la présence spectrale de la femme qu’il a aimée. Cette dernière est décédée et fut l’aînée de celle qu’il a épousée. Doté d’une forte sensibilité, le vieil homme est attentif au monde qui l’entoure, en particulier à sa belle-fille déstabilisée par l’absence et les infidélités de son mari. Comportement qu’il désapprouve ouvertement, le conduisant peu à peu à s’immiscer dans l’intimité du couple. À vingt ans, Kikuko est une jeune épouse inexpérimentée. Sa candeur et sa pureté émeuvent le vieil homme, dont l’esprit embrumé confond les traits avec ceux de celle qu’il aurait du épouser. Le glissement s’opère doucement, les relations se tendent, la nature des liens se brouille, une torpeur malsaine gagne lentement les habitants engourdissant chacun de leur mouvement. Ne pouvant s’afficher publiquement, les sentiments ambivalents qui tiraillent Shingo s’incarnent dans ses rêves, lieu d’expression de l’inconscient. En faisant se succéder des scènes très visuelles, alliant poésie et puissance d’évocation, Yasunari Kawabata nous fait pénétrer dans l’intimité fragilisée d’une famille traditionnelle nippone en restructuration. Hanté par le passé, le foyer peine à se régénérer. La promiscuité entrave la liberté de la jeune génération, l’empêchant de prendre son élan. À l’image de la société japonaise tiraillée entre tradition et modernité : passé, présent et futur essaient de cohabiter dans ce roman resserré, où les mariages s’enlisent au son du grondement de la montagne.
Mon évaluation : 4/5
PRIX NOBEL DE LITTÉRATURE 1968
Date de parution : 1954. Grand format aux Éditions Albin Michel, traduit du japonais par Sylvie Regnault Gatier et Hisashi Suematsu, 272 pages.
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