J’avais en face de moi une personnalité que l’on n’avait pas brisée, un être libre parmi les humiliés. […] Je retrouvai la liberté et exécutai le testament de Milena, j’écrivis notre livre sur le camp de concentration. Peu avant sa mort, elle m’avait dit un jour : “Je sais que toi, au moins, tu ne m’oublieras pas. Grâce à toi, je peux continuer à vivre. Tu diras aux hommes qui j’étais, et auras pour moi la clémence du juge…” Seules ces paroles m’ont donné le courage d’écrire cette vie de Milena.
Tombée entre les mains de la gestapo, puis transférée au camp pour femmes de Ravensbrück en Allemagne, la journaliste tchèque Milena Jesenskà y fait la rencontre en août 1940 de Margarete Buber Neumann. Arrêtée par le NKVD, internée pendant cinq ans dans un goulag en Sibérie, avant d’être livrée par la police politique aux Allemands, la militante communiste, dont le compagnon fut condamné à mort par la Haute Cour martiale de l’URSS avant d’être exécuté le jour même, aura vécu l’expérience concentrationnaire des deux côtés de l’échiquier politique. Éprouvé physiquement, dans sa chair, la convergence de deux systèmes totalitaires – le national-socialisme et le communisme – œuvrant, certes, de manière radicalement différente à l’édification de l’homme nouveau, mais aboutissant in fine à un résultat similaire, soit la privation de liberté individuelle. Liberté que Milena s’est acharnée toute sa vie à défendre, contre un père despotique, antisémite, qui à coup de remarques blessantes, de tentatives répétées de briser la volonté de sa fille, a contribué au sentiment de culpabilité et au mépris de soi dont ne se départira pas Milena. Plus qu’un écrit sur l’expérience concentrationnaire – ce qui suffirait déjà à justifier de sa valeur historique, cette biographie est un testament littéraire éblouissant, fruit d’une promesse faite par une amie fidèle à celle, qui après quatre ans de détention, à la veille de leur libération, vit ses derniers instants. Les circonstances exceptionnelles entourant la publication de ce document poignant, bien que connues, rendent impossible la mesure pour le lecteur des douleurs qui ont accompagné son accouchement. La lecture de ces lignes où se dessine le portrait d’une femme d’exception dont le destin tragique force l’admiration requiert, il me semble, de notre part une certaine humilité. Un effort de déplacement supposant de se défaire de notre peau pour s’immerger complètement. Pour mener à bien son projet, Margarete Buber-Neumann a dû revivre une seconde fois les événements, les privations, les humiliations, l’horreur palpable de l’abîme dans lequel l’homme européen, héritier des Lumières, a sombré. En retraçant la trajectoire conduisant une figure de la Bohème praguoise du début du 20e siècle, sa quête d’émancipation vis-à-vis d’une figure paternelle autoritaire, son internement de force par ce dernier visant à l’empêcher d’épouser un intellectuel juif, ses amours compliquées, la maternité, son travail de journaliste de mode, puis politique, son engagement communiste, Margarete Buber-Neumann nous offre un témoignage poignant, qui dépasse largement le cadre spatio-temporel qui l’a vu naître. Soit une époque où l’homme a touché l’extrême limite de son humanité, provoquant un renversement ontologique irréversible. Ce point de non-retour où toutes les ressources de la machine étatique allemande, ainsi que des pays ayant collaboré, ont été mobilisées en vue de l’élimination systématique d’une population. On le lit en apnée, le cœur serré, révolté à l’idée de l’issue que l’on sait tragique, en même temps ébloui par tant de volonté, le fanatisme d’une femme qui vit sans compromission, indomptable, profondément humaine ce qui la pousse à épouser des causes désespérées, tout en étant sauvée par un individualisme irréductible. Ce qui la préservera, à maintes reprises, des égarements auxquels conduit l’endoctrinement. Ce farouche désir d’indépendance s’est forgé dans l’enfance, sous le coup d’une éducation stricte et confinée, à une époque où la place des femmes, d’autant plus dans son milieu bourgeois, était clairement circonscrite. Milena n’aura de cesse de chercher à transcender sa condition, elle s’engage comme elle aime, complètement. Quitte à se dissoudre, s’effacer derrière les souffrances d’autrui. C’est l’acte de création qui lui permettra à chaque effondrement psychique de renouer avec son élan vital, sa fureur de vivre, la tirant des ténèbres pour la hisser vers la lumière. Dans un mouvement d’une fulgurance folle, charriant dans son sillage une vitalité communicative. Milena possède le pouvoir rare de fédérer naturellement. Elle irradie la force. Agit comme un aimant. Rien que dans son port de tête, sa manière fière de se mouvoir, se lit le refus catégorique de céder à la peur, à l’avilissement inévitable qu’implique la vie en camp. Tous ceux qui gravitèrent autour d’elle lui reconnaissent ce don.
Son attitude apaisait tout le monde, sa simple présence avait un effet bienfaisant. Quand elle était là, quelque chose faisait que les gens devenaient meilleurs, elle les poussait, les entraînait, les contraignait à prendre position…
La personnalité de Milena repose sur un alliage précieux de droiture morale, de flexibilité, de fermeté, d’humanité, d’une intense sensibilité et de sensualité. Dans les lettres qu’il lui a adressées, Franz Kafka souligne ces qualités. Le grand écrivain tchèque et celle qui fut à la fois la première traductrice en tchèque de La Métamorphose, ainsi que son grand amour, ont en partage une inadaptation au monde, une sensibilité à fleur de peau et l’ombre du père qui les tourmente sans relâche. Que ce soit leur œuvre artistique, leurs choix de vie, même jusqu’à leurs relations intimes, peuvent se lire à l’aune de cette dynamique filiale ambivalente faite d’admiration-répulsion. Leur communauté de destin n’a pu que participer à leur rapprochement, créant entre eux une intimité immédiate et tacite. Combien d’individus de cette trempe croise-t-on dans une vie ?
Milena était un être pétri de contradictions. En elle, la tendresse féminine s’alliait à une détermination toute masculine.
Des têtes dures fixant sur leurs vêtements l’étoile jaune en marque de solidarité avec un peuple persécuté injustement. Alors que l’étau se ressert, Milena multiplie les coups d’éclat, la rédaction d’articles virulents la plaçant en situation de danger imminent. Ce n’est plus qu’une question de temps avant que les autorités ne perdent patience face à des actes de résistance qu’elle ne se donne même pas la peine de dissimuler. Les mois précédant son arrestation, elle accélère le rythme, court vers ce qui ressemble à un suicide. Brûle ses dernières cartouches. Il est trop tard, Milena le sait, elle qui ne craint pas de regarder la vérité en face, ce que de toute façon sa clairvoyance politique et sa faculté innée à jauger d’une situation ne lui permettraient pas. Elle écoute son instinct et ce que son cœur lui dictent, c’est une boule de nerfs, elle tire la sonnette d’alarme, balaye les avertissements de ses proches, tente d’informer par tous les moyens – articles, réunions secrètes, discussions enflammées… – sur le génocide des Juifs d’Europe, consciente de n’avoir plus de prise réelle sur le cours de l’Histoire, qui semble guider par des forces obscures suivant une logique fatale et implacable. Comment rendre compte et justice d’une vie vécue avec une telle intensité ? Forcément ce défi, quelle relève admirablement autant dans la forme que sur le fond, a dû travailler son amie chargée de lui rendre hommage dans cet ouvrage paru en 1987. Texte à la jonction des genres littéraires : à la fois matériau historique, récit féministe et plaidoyer pour un engagement politique radical, émaillé de réflexions sur la condition humaine.
Dès qu’il perd la liberté, tout individu se transforme jusque dans ses racines les plus intimes. Mais lorsque les tourments quotidiens de la détention incluent de surcroît la crainte permanente de la mort, le détenu éprouve un choc si puissant que ses réactions ne peuvent plus être caractérisées comme normales. Les uns manifestent une agressivité sans bornes afin de défendre leur vie, les autres deviennent serviles et enclins à toutes les trahisons, d’autres encore se résignent et tombent dans un désespoir sourd, et ne se défendent ni contre la maladie ni contre la mort.
Le plaisir que l’on éprouve à exercer un pouvoir est l’un des aspects les plus sombres de l’humanité que révèle l’existence au camp.
Je ne sais pas qui a dit que les souffrances ajoutent à la valeur de l’homme. Mais ce que je sais, c’est qu’il a menti !
Je considère que c’est précisément l’un des crimes les plus atroces à mettre au compte de la dictature : elle transforme en ses instruments d’inoffensifs “monsieur-tout-le-monde”, puis les corrompt systématiquement.
Huit ans plus tard, Yad Vashem reconnaîtra le caractère héroïque du destin de Milena Jesenskà en lui décernant le titre de Juste parmi les nations.
Mon appréciation : 5/5
Date de parution : 1987. Grand format aux Éditions du Seuil, traduit de l’allemand par Alain Brossat, 496 pages.
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