Sheppard Lee oscille entre la fable moralisatrice et la comédie burlesque savamment dosée, orchestrée, qui ne tombe jamais dans le grotesque et s’avère bien plus fine qu’elle n’y paraît. À défaut de vous demander si vous avez déjà lu cet ouvrage – qui grâce à la maison d’édition Aux forges de Vulcain vient pour la première fois d’être traduit en français, je vous demanderais si vous en aviez déjà entendu parler ? Car si Sheppard Lee est sans conteste un grand roman de la littérature américaine, il jouit d’une postérité égale au néant. Et pourtant, bien qu’écrit en 1836, il s’agit d’un récit résolument moderne. L’écriture est fluide, le ton caustique, Robert Montgomery Bird livre un récit fantasque emprunt d’ironie, saupoudré d’épisodes jubilatoires. Né Sheppard Lee, le narrateur reçoit en héritage de son défunt père un domaine agricole à administrer. Petit bémol, celui-ci est frappé d’une paresse telle qu’il est bien incapable de fournir le moindre effort. Il laisse ses terres en friche, se retrouve non seulement ruiné mais également accablé de dettes. Las de son existence, dans une énième tentative d’échapper à ses créanciers, il porte foi à une vieille légende et se met à la recherche d’un trésor enfoui. Aussi habile qu’il est débrouillard, Sheppard Lee se plante la pelle dans le pied et trépasse. Son âme s’échappe de son corps, erre un instant, puis finit par tomber sur le corps d’un homme fraîchement décédé. Sheppard Lee formule le vœu d’occuper le corps vacant. Dès lors, il se découvre un don pour la métempsychose, soit le transvasement d’une âme dans un autre corps. C’est ainsi que débutent les aventures de Sheppard Lee. À travers les multiples personnalités endossées par le narrateur et ses diverses réincarnations, l’auteur porte un regard critique sur la société américaine du 19e siècle. Il décrit avec une grande justesse, et force détails, les travers de cette société. Il nous donne à voir une société des apparences, qui se révèlent comme bien souvent, trompeuses.
Une farce drôle et parfaitement maîtrisée
R.M.B jongle habilement avec tous les codes de la farce – comique de répétition, personnages caricaturaux, le narrateur se retrouve en permanence empêtré dans des situations absurdes… sans jamais basculer dans le grotesque, ni le vulgaire. Chaque ingrédient est dosé à la perfection. Sheppard Lee campe un personnage attachant, un brin candide, avec une tendance assumée à la procrastination. Indolent, il se laisse porter par l’existence. Il n’a rien du héros vaillant et courageux. Il endossera au fil de ses réincarnations un homme riche terrorisé par sa femme, un dandy séducteur sans le sou, un avare méprisable, un philanthrope crédule, un esclave noir révolté pour finir dans la peau d’un jeune homme oisif guidé par la simple satisfaction de ses besoins primaires. Porté par l’idée que l’herbe est toujours plus verte ailleurs, Sherppard Lee part du principe qu’il est toujours préférable d’être autre que soi-même. Il ira de déconvenue en déconvenue jusqu’à se rapprocher au plus près de sa personnalité initiale. À la manière d’un conte philosophique, l’épilogue dispense une leçon de morale qui peut se comprendre comme la capacité qu’à chacun de choisir son destin en fonction de ce dont il a été doté à l’origine, rien ne sert d’envier son voisin. L’auteur développe l’idée également que le corps et l’âme sont intrinsèquement liés. Ils exercent une action réciproque l’un sur l’autre. Le comique de la situation réside dans le fait qu’en quittant son corps pour un autre, Sheppard Lee troque les traits de personnalité caractéristiques du corps qu’il abandonne pour ceux dans lequel il emménage. R.M.B possède un talent manifeste d’observation pour dresser des portraits d’une telle justesse. On décèle dans ses descriptions un souci du détails. Une volonté de coller au plus près des tics de comportements. La transformation en avare prêteur sur gage est tout simplement jubilatoire.
Une critique dissimulée de la société américaine du 19e siècle
Quel meilleur procédé aurait pu trouver l’auteur pour divertir son lecteur tout en dressant un portrait critique de la société dans laquelle il évolue ? Le don pour la métempsychose dont est doté le narrateur est une aubaine, celui-ci illustrera les différents acteurs de la société, offrant par la même occasion une vision quasi exhaustive de ses travers. Chacun est guidé par son intérêt particulier, même lorsqu’il revêtira les habits d’un bienfaiteur, il se découvrira floué. La société américaine du 19e siècle est déjà gangrénée par l’argent, au cœur de toutes les préoccupations. Amère constat que de découvrir que la culture de l’argent-roi était déjà bien ancrée il y a un siècle. R.M.B dénonce la facilité avec laquelle le peuple est manipulé. Ce texte apporte un témoignage édifiant sur le fonctionnement de la société américaine, il dispose d’une actualité peu glorieuse. Ainsi, toute une société apparaît en filigrane sous la plume de l’auteur et au rythme des tribulations du narrateur.
Conclusion
Merci Aux forges de Vulcain d’éditer pour la première fois ce texte en français ! J’avais découvert cette maison d’édition avec les romans de Gilles Marchand, que j’avais adoré, et c’est encore une belle découverte que je fais là.
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