Je considère que Bel-Ami est le roman le plus abouti et le plus puissant écrit pas Guy de Maupassant. Roman réaliste à la plume incisive, l’auteur dépeint avec brio la société française bourgeoise du milieu du 19e siècle. En s’évertuant à se rapprocher au plus près du réel afin de réaliser une représentation fidèle de cette société, le roman gagne en puissance. C’est ce qui rend cette oeuvre intemporelle et terriblement d’actualité. Parvenu au sommet par l’intermédiaire des femmes, Bel-Ami retrace le parcours de cet arriviste. La société du 19e siècle est décortiquée. La montée du capitalisme est analysée avec virtuosité, l’argent occupe une place centrale tout au long du roman – de l’incipit à l’épilogue : l’argent ouvre et clôt Bel-Ami. L’influence exercée par les femmes est soulignée et mise en valeur tout au long du récit. Bel-Ami ne serait rien sans les femmes qui ont jalonné sa vie. Elles oeuvrent dans l’ombre, tirent les ficelles, manigancent… Le statut des femmes étant soumis à cette époque au code civil français de 1804, dit « Code Napoléon » qui exclut totalement les femmes de la vie politique, leur interdisant formellement d’exercer une quelconque influence dans ce domaine. Bel-Ami est un chef d’oeuvre de la littérature, si je devais choisir deux romans parmi tous ceux que j’ai eu l’occasion de lire jusqu’à présent, je citerais sans hésiter Bel-Ami et Au bonheur des Dames de Zola. Découverts au lycée je ne me lasse pas de les lire et relire. La richesse de Bel-Ami est telle qu’il ne suffit pas d’une ou de deux lectures pour en capter toute la profondeur. La densité de l’oeuvre est telle qu’elle nécessite d’être lue à différents moments de sa vie pour l’envisager d’un oeil différent à chaque fois.
Résumé
Georges Duroy, dit Bel-Ami, est un jeune homme au physique avantageux. Le hasard d’une rencontre le met sur la voie de l’ascension sociale. Malgré sa vulgarité et son ignorance, cet arriviste parvient au sommet par l’intermédiaire de ses maîtresses et du journalisme. Cinq héroïnes vont tour à tour l’initier aux mystères du métier, aux secrets de la mondanité et lui assurer la réussite qu’il espère. Dans cette société parisienne en pleine expansion capitaliste et coloniale que Maupassant dénonce avec force parce qu’il la connaît bien, les femmes éduquent, conseillent, oeuvrent dans l’ombre. La presse, la politique, la finance s’entremêlent. Mais derrière les combines politiques et financières, l’érotisme intéressé, la mort est là qui veille, et avec elle, l’angoisse que chacun porte au fond de lui-même.
Un roman d’apprentissage réaliste
Bel-Ami est un roman dit réaliste. Petit point culture ! 😉 Le réalisme est un mouvement artistique et littéraire qui voit le jour dès le milieu du 19e siècle et vise à offrir la représentation la plus fidèle possible de la réalité. Les principaux auteurs réalistes sont Guy de Maupassant, Stendhal, Flaubert et Émile Zola – ce dernier deviendra le plus illustre représentant du naturalisme. Stendhal dans son roman Le Rouge et le Noir explicite l’ambition de ce courant artistique en comparant le roman à un miroir reflétant la réalité sans chercher à la sublimer. La nature humaine est décrite de manière brute sans distorsions du réel visant à l’édulcorer. Le caractère intemporel de Bel-Ami est dû à cette quête de vérité et d’objectivité. La richesse des descriptions, la reproduction fidèle des traits humains concourent à rendre le récit parfaitement vraisemblable. Qu’importe l’époque, chaque lecteur observera des similitudes dans les comportements, les aspirations des personnages avec sa propre époque. Ce roman écrit en 1885 aurait tout aussi bien pu avoir été écrit aujourd’hui et se targuer d’offrir une représentation fidèle des rouages de notre société et des ambitions de chacun. Maupassant réalise une critique acerbe de la société parisienne du 19e où l’argent règne en maître. Il est au centre de toutes les préoccupations. Il se fait le fossoyeur d’une société gangrénée par l’argent, l’hypocrisie, la superficialité et la médiocrité. Monde qu’il connaît bien puisqu’il a lui-même était journaliste. C’est donc en fin connaisseur qu’il juge et condamne la presse de l’époque.
Les inspirateurs et véritables rédacteurs de la Vie Française étaient une demi-douzaine de députés intéressés dans toutes les spéculations que lançait ou que soutenait le directeur. On les nommait à la Chambre « la bande à Walter » et on les enviait parce qu’ils devaient gagner de l’argent avec lui et par lui. Forestier, rédacteur politique, n’était que l’homme de paille de ces hommes d’affaires ; l’exécuteur des intentions suggérées par eux. Ils lui soufflaient ses articles de fond qu’il allait toujours écrire chez lui pour être tranquille, disait-il. Mais, afin de donner au journal une allure littéraire et parisienne, on y avait attaché deux écrivains célèbres en des genres différents. Jacques Rival, chroniqueur d’actualité, et Norbert de Varenne, poète et chroniqueur fantaisiste, ou plutôt conteur, suivant la nouvelle école. Puis on s’était procuré à bas prix, des critiques d’art, de peinture, de musique, de théâtre, un rédacteur criminaliste et un rédacteur hippique, parmi la grande tribu mercenaire des écrivains à tout faire.
Bel-Ami, l’anti-héros par excellence
Il est aisé de proposer une définition négative du personnage principal, ce qui revient à définir Bel-Ami par ce qu’il n’est pas. Bel-Ami est dénué de talent, amoral et n’a aucune valeur, autre que l’argent si tant est que l’on puisse définir l’argent comme une valeur. Journaliste médiocre, il joue de ses charmes auprès des femmes pour parvenir à ses fins. Il pourra compter sur le carnet d’adresse, l’étendue des connaissances, la finesse d’esprit et le talent de sa première femme. Rompue à cet exercice, elle manie avec dextérité l’art de l’écriture. Elle le suppléera dans ses fonctions de journaliste, palliant ainsi à sa médiocrité. Séducteur compulsif, il charmera tour à tour les femmes de son entourage, toutes présentes dès le chapitre 2 à l’occasion d’un diner organisé par Madeleine Forestier. Maupassant dévoile un large spectre de personnages féminins : de l’ingénue à la femme rusée exerçant son talent par l’intermédiaire du sexe masculin, de la femme mûre qui agace à la femme libre et légère en amour… Elles tissent la toile de fond sans quoi le roman n’aurait jamais pu voir le jour. Sans son « harem » Bel-Ami aurait été bien peu de chose. Il aurait vécu dans la misère qu’une rencontre fortuite lui a épargnée. Le hasard et la séduction sont les deux ingrédients de sa réussite. L’ambition dévorante de Bel-Ami n’est pas sans rappeler celle de Rastignac, personnage mis en scène par Balzac dans son roman Le Père Goriot.
Conscient de ses atouts, Bel-Ami ne se privera pas d’en user :
Comme il portait beau, par nature et par pose d’ancien sous-officier, il cambra sa taille, frisa sa moustache d’un geste militaire et familier, et jeta sur les dîneurs attardés un regard rapide et circulaire, un de ces regards de joli garçon, qui s’étendent comme des coups d’épervier.
Le roman se clôt sur Bel-Ami contemplant son oeuvre et sa fulgurante réussite. Narcissique et imbu de lui-même l’orgueil de notre héros est à son paroxysme :
Il ne voyait personne. Il ne pensait qu’à lui.
Voici un passage qui en dit long sur l’état d’esprit du personnage :
Mais une voiture passa, découverte, basse et charmante, traînée au grand trot par deux minces chevaux blancs dont la crinière et la queue voltigeaient, et conduite par une petite jeune femme blonde, une courtisane connue qui avait deux grooms assis derrière elle. Duroy, s’arrêta avec une envie de saluer et d’applaudir cette parvenue de l’amour qui étalait avec audace dans cette promenade et à cette heure des hypocrites aristocrates, le luxe crâne gagné sur ses draps. Il sentait peut-être vaguement qu’il y avait quelque chose de commun entre eux, un lien de nature, qu’ils étaient de même race, de même âme, et que son succès aurait des procédés audacieux de même ordre.
La place particulière qu’occupent les personnages féminins
Les femmes dans Bel-Ami occupent une place primordiale. Elles jouent un rôle clé dans l’ascension de notre anti-héros narcissique. Comme je l’ai indiqué en introduction le « Code Napoléon » en vigueur à cette époque-là accorde aux femmes une place de second rang dans la société, les privant des libertés élémentaires et leur assigne un rôle d’épouse et de mère. Le cas de Madeleine Forestier est particulièrement intéressant. Talentueuse, fine diplomate à l’esprit aiguisé, elle sait s’entourer des personnes influentes. Aujourd’hui, elle aurait occupé une position sociale enviable. Elle n’a néanmoins pas d’autre choix que de rester dans l’ombre de ses maris tout en guidant leurs pas à distance. Indépendante, brillante et autonome elle incarne une certaine image de la femme moderne. Dans un tout autre registre, Clothilde de Marelle incarne également une certaine modernité. Libre et légère elle fait fi des normes sociétales et entend jouir pleinement de sa vie. Pétillante et insouciante, Bel-Ami sera sincèrement attaché à sa maîtresse. Mais n’étant pas en mesure de lui apporter ce qu’il recherche, soit la gloire et l’argent – les deux étant souvent corrélés par ailleurs, elle n’a pas le profil idéal pour devenir sa femme.
Conclusion
Il est de ces romans dont le souvenir perdure éternellement, qui restent dans notre esprit longtemps après leur lecture. Bel-Ami en fait indubitablement partie. La richesse des descriptions n’alourdit pas la narration, rendue fluide par la souplesse de l’écriture. Les personnages donnent l’impression d’être réels. L’intrigue est passionnante. De plus, Maupassant a ce don particulier, contrairement à d’autres auteurs réalistes, d’avoir léguer à la postérité des œuvres accessibles. Par accessible, j’entends facile à lire. Il est plus aisé de commencer par du Maupassant que du Balzac ou du Zola. Pour toutes ces raisons et bien d’autres encore je ne peux que conseiller la lecture de cette oeuvre magnifique.
Pour aller plus loin
- France Inter > Ça peut pas faire de mal > Bel-Ami de Maupassant
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