« La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. » Un tel incipit, ne peut qu’être annonciateur d’un roman époustouflant. Une étude sans concessions du sentiment amoureux. Aurélien d’Aragon est un chef-d’œuvre classique. La chronique sans fards d’un amour fantasmé. Entre Aurélien, rentier, la trentaine, manquant cruellement de maturité, encore vierge de tout amour, et Bérénice, dont la condition d’épouse bourgeoise frustrée débarquée à Paris chez ses cousins n’est pas sans rappeler une Emma Bovary prête à être cueillie. Leur rencontre n’a rien d’un coup de foudre. Si la petite provinciale mal fagotée et maladroitement peignée déplaît fortement à Aurélien, elle ne cesse pourtant de le hanter. Il est troublé par la maladresse de ses gestes et l’imperfection de son allure. Par ce visage pur qui laisse transparaître avec un naturel désarmant les émotions, sans chercher à feindre une placidité de circonstance. C’est cela qui touche Aurélien. La fraicheur de Bérénice. Sa manière d’être au monde sans artifices, ni duplicité. Aragon décrit le sentiment amoureux dans ce qu’il a d’ambigu, à travers les chassés-croisés, les doutes qui obscurcissent le jugement, nous rendant tour à tour maître et dépendant. L’amour dans ce qu’il a de fugace et d’indécis. Ne ment-on pas en promettant à l’autre une constance des sentiments ? Qui, des jeux cruels de l’amour qui nous font sentir vivant ou de la sincérité des sentiments, l’emporte-t-il véritablement ? Aragon explore la quête de l’absolu, les vertiges de l’amour lorsqu’il est idéalisé, mis sur un piédestal de telle manière à ce qu’il ne soit plus en prise avec la réalité, et par conséquent condamné à n’être qu’une chimère. Une pure projection de l’esprit, une construction intellectuelle sans ancrage physique. Aragon sculpte le sentiment amoureux, le pétrît et en reproduit les reliefs avec une grâce inouïe, ses aspérités, les zones d’ombres, les creux et les bombées, qui nous font osciller entre le bonheur immense d’aimer et de se savoir aimer et le désespoir d’être abandonné.
Le sentiment amoureux dépeint dans toute son ambiguïté
Contrairement à d’autres auteurs classiques, chez Aragon l’amour n’est pas monolithique. D’un seul tenant. Comme s’il apparaissait et s’évaporait d’un bloc. Au contraire, l’auteur souligne l’impermanence du sentiment amoureux, en nous faisant suivre les oscillations du cœur de son héros. Aurélien ne prend conscience de son état qu’à postériori. Rien ne laisse présager que Bérénice, aux antipodes des canons de beauté qu’il affectionne, le ravira. L’envoûtera jusqu’à le rendre si fébrile qu’il refusera même de s’absenter de peur de la manquer. Aurélien, c’est avant tout l’histoire d’un amour impossible. Pas seulement manqué, même s’il l’est. Mais non réalisable. Puisque déconnecté du réel. La relation entre Aurélien et Bérénice repose sur la dichotomie entre le corps et l’esprit. L’amour intellectuel et charnel. L’un ne pouvant fonctionner avec l’autre, puisque le contact physique risquerait d’entacher l’amour « pur » auquel ils se sont destinés. Se refusant à vivre un amour « corrompu », ils se condamnent à évoluer chacun de leur côté. La question qui subsiste alors, est, se sont-ils véritablement aimés ? Tout cela n’était-il pas qu’un jeu ? Une manière habile de sublimer la réalité pour tromper l’ennui ? De meubler une existence qu’une trop grande vacuité finit par lasser ? Aragon souligne dans cette œuvre sublime les dangers d’un esthétisme forcené, et retranscrit l’amour dans toute sa complexité.
Chroniques parisiennes
Aragon ne réduit pas son roman à l’histoire d’amour entre Aurélien et Bérénice, mais signe des chroniques parisiennes d’une cruauté délicieuse. Les couples se font et se défont, les maris trompent leur femme et les épouses se languissent en attendant qu’une distraction les sortent de leur léthargie. Chaque personnage est un monde en soi. Les observer évoluer suffit à nous faire entrevoir le fonctionnement de la société. Aurélien se déroule pendant l’entre-deux-guerres. Ce sont les années folles, un court laps de temps marqué par une effervescence culturelle sans précédent et une liberté de mœurs encore jamais éprouvée. Les mutations de la société sont perceptibles dans la manière qu’ont les personnages de se comporter. On est pris dans cette succession d’intrigues, toutes inextricablement liées. Jouissif !
Conclusion
Aurélien d’Aragon fait partie des plus grands classiques de la littérature française. Beaucoup connaissent le poète, sans avoir lu le romancier. Et pourtant, il serait dommage de passer à côté d’un tel roman. Si je devais établir une liste, purement hypothétique, de livres à avoir lus au moins une fois dans sa vie. Il figurerait dans mon top 5, sans une once d’hésitation 😉 À bon entendeur…
Les 100 romans du « Monde » (liste)
> >> Consulter la critique du « Monde des Livres » (03-01-1945)
Date de parution : 1944. Grand format aux Éditions Gallimard, format poche chez Folio, 704 pages.
CLASSIQUE
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