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L’un des nôtres, Willa Cather : la quête d’un héros sensible des grands espaces américains à la guerre des tranchées {Prix Pulitzer 1923}

« À l’intérieur des vivants aussi, languissaient des captifs. Oui, en vérité, à l’intérieur de gens qui marchaient et travaillaient en plein soleil, des captifs vivaient dans les ténèbres – et jamais on ne les voyait, de l’heure de leur naissance à celle de leur trépas. […] Et ces enfants de la lune, avec leurs désirs insatisfaits et leurs rêves futiles constituaient une race plus belle que celles des enfants du soleil. » Au cœur de la région des Grandes Plaines, dans le Nebraska autrefois peuplé par les Indiens et les bisons, Claude Wheeler, hérite de la ferme familiale. Pour ces anciens colons taiseux, l’amour filial s’exprime par des attentions et la sensibilité est une marque de vulnérabilité. À force de compromis, Claude ; le fils différent, en décalage avec son entourage et cette Amérique rurale puritaine où l’on fait peu cas des désirs contrariés ; tente de se couler dans la vie qu’on lui a tracée. Au risque de se renier. « Il faisait ainsi tort à quelque chose en lui-même. » Le poids dans sa poitrine grossit, ses pensées le tourmentent. Il étouffe à la perspective d’un avenir rétréci. Une existence à trimer du lever au coucher du soleil, à retourner la terre, jusqu’à être enseveli sous cette dernière. Mourir à petit feu, alors qu’il le sent, sa place est de l’autre côté de l’océan. L’Histoire lui offre l’opportunité d’un nouveau départ : se porter volontaire pour combattre aux côtés des Alliés sur le Vieux Continent. Avoir le courage, enfin, de rompre avec une vie faite de compromis dans laquelle il se sent étriqué. Encore faut-il que la Grande Guerre et l’horreur des tranchées ne douchent pas ses espoirs en la nature humaine. Récompensé par le prix Pulitzer, L’un des nôtres de l’autrice américaine Willa Cather est un roman d’apprentissage déchirant, qui suit le cheminement d’un héros sensible et complexe tentant de trouver sa place dans la société. Un de ces êtres profondément attachants qu’un halo lumineux semble protéger des désillusions de la réalité. En creux de ses tâtonnements, ses tentatives de s’élever et sa foi inaltérée en la beauté, c’est toute la richesse d’un monde non manichéen à préserver qui nous est révélée.


Mon appréciation : 4/5

PRIX PULITZER 1923

Date de parution : 1922. Format poche aux Éditions Rivages, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marc Chénetier, 528 pages.


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L’homme de Kiev, Bernard Malamud : en attente de procès {Prix Pulitzer 1967}

« On se sent souvent réduit à l’impuissance face au désordre des temps modernes, face à la masse d’évènements et d’expériences apparemment incontrôlables qu’il faut bien vivre, essayer de comprendre et si possible ordonner. Mais, pour peu qu’on ait quelque chose à offrir, on ne doit pas se soustraire à cette tâche au risque de se diminuer sur le plan humain. » Juif de naissance et de nationalité, libre-penseur, spinoziste amateur, le réparateur Yakov Bok, quitte son Shtetl de province pour la ville de Kiev. S’aventurant en-dehors de la zone de résidence où sont parqués, jusqu’à la révolution bolchevique, les Juifs de Russie. En 1911, l’autocratie tsariste fragilisée fait régner un antisémitisme d’État, brandissant le pogrom comme exutoire à la frustration nationale – soit l’effet d’une saignée pratiquée sur un corps malade. Ainsi, dans ce climat d’hystérie collective, le corps lardé de coups de couteau d’un jeune chrétien retrouvé dans une grotte échauffe les esprits. Le mobile du meurtre rituel visant à récupérer le sang pour confectionner des Matsot (galettes de Pessah) est avancé. Ayant endossé un nom d’emprunt pour dissimuler sa judéité à son employeur – un membre des Cent-Noirs : mouvement antisémite, nationaliste et monarchiste ayant réellement existé, Yakov Bok est le bouc émissaire idéal – « jugé pour la seule et unique raison qu’on avait lancé une accusation ». De cet imbroglio, naît une situation absurde digne du Procès de Franz Kafka. Accusation montée de toutes pièces, preuves falsifiées, persécution, emprisonnement sans jugement, tortures… L’arbitraire et la négation du Droit, confèrent à L’homme de Kiev une dimension universelle. En décortiquant le processus de discrimination, qui déshumanise puisque transforme une sentence individuelle en un châtiment collectif, donc impersonnel, Bernard Malamud transcende son sujet. Hasard et Histoire scellent le destin d’un homme innocent. Seul son refus de collaborer en endossant la culpabilité d’un crime qu’il n’a pas commis permet à Yakov Bok de conserver sa dignité. Le héros kafkaïen attend dans sa cellule l’acte d’accusation. Le temps s’écoule, les jours s’agrègent les uns aux autres, formant un magma indistinct, infini et vertigineux. Son salut viendra d’une prise de conscience, ou pas, du monde extérieur. Que l’indifférence cesse, que les Hommes trouvent en eux le courage de se révolter contre le pouvoir politique qui les a intoxiqués. « En fait, pour l’essentiel la société ressemble à ce qu’elle était aux temps les plus reculés, même si nous tendons plus ou moins à considérer la civilisation comme un progrès. À vrai dire, je ne crois plus à ce concept de progrès. Je respecte l’homme pour les épreuves qu’il doit subir au cours de son existence, et parfois aussi pour la manière dont il les subit, mais il a peu changé depuis qu’il a commencé à se prétendre civilisé, et l’on peut en dire autant de notre société. » Au désespoir suscité par l’absurde camusien, le personnage généreux et profondément humain du juge d’instruction Bibikov adepte du « méliorisme » propose une alternative : l’action. « C’est-à-dire que j’ai décidé d’agir en optimiste le jour où je me suis aperçu que le pessimisme m’empêchait d’agir. » À l’instar d’Albert Camus, Bernard Malamud imagine un héros révolté face à l’absurdité de la condition humaine. Résistance passive se traduisant par le simple fait d’exister. Lauréat du prix Pulitzer 1967 et du National Book Award, L’homme de Kiev est un plaidoyer humaniste, un monument de la littérature américaine par l’un de ses maîtres.

Dans un pays malade, chaque pas vers la convalescence est une insulte à ceux qui vivent de sa maladie.

Une chose que j’aurai apprise, songea-t-il, c’est que personne ne peut se permettre d’être apolitique, et surtout pas un Juif. Impossible d’être juif et apolitique, c’est clair. On ne peut rester assis à se laisser tranquillement détruire.

Puis il pensa : là où l’on ne se bat pas pour la liberté, elle n’existe pas. Que dit Spinoza ? Si l’État agit d’une façon que la nature humaine réprouve, le moindre mal est de le détruire. Mort aux antisémites ! Vive la révolution ! Vive la liberté !

Cette saillie prononcée avec ferveur à la dernière page du roman, quand après deux ans d’emprisonnement, Yakov prend la route pour recevoir son jugement, atteste du cheminement psychologique parcouru par le personnage et fait de ce roman un très grand récit d’apprentissage. Puisqu’il aura fallu toutes ces épreuves pour que la conscience politique de Yakov Bok s’éveille ; comme Pereira, le héros de Tabucchi, prenant conscience du totalitarisme de Salazar au Portugal sortira de sa léthargie et de son refus de s’engager.


 Mon appréciation : 4,5/5

Date de parution : 1966. Grand format et poche aux Éditions Rivages, traduit de l’anglais (États-Unis) par Georges De Lalene, 432 pages.


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Prix Pulitzer & Cie…

Chaque année en août/septembre, des centaines de livres déferlent sur les étals de librairie. Mais parce qu’il n’y a pas que la rentrée littéraire dans la vie, et que le poche est clairement mon format favori, je participe avec plaisir au  club de lecture organisé par le @prixbookstagram qui met à l’honneur pendant deux mois les auteurs et autrices lauréats du prix Pulitzer. [Pour connaître les modalités de participation ou tous les lauréats par année, n’hésitez pas à cliquer ici ?] Le spectre a été élargi à toute leur œuvre et non seulement aux ouvrages primés ! De quoi donner beaucoup d’idées.

**Petite histoire d’un Grand Prix**

Plus haute distinction américaine pour un travail journalistique – sa catégorie reine, le prix Pulitzer a été crée en 1917 à l’initiative de Joseph Pulitzer (1847-1911), qui dans son testament en appelait à la création d’un prix incitant à l’excellence.

Depuis 1948, le prix Pulitzer de la fiction récompense une œuvre traitant de préférence de la vie américaine.

Ayant tellement aimé Le chardonneret (2014) de Donna Tartt, Les raisins de la colère de Steinbeck (1940), Lonesome Dove de Larry McMurtry (1986) et la plume d’Edith Wharton (1920), tout en passant totalement à côté de Trust d’Hernan Diaz (2023), j’ai décidé de réunir dans cet article tous les titres qui me tentaient et accessoirement de me perdre joyeusement dans la bibliographie des auteurs ici présents. Voici la pile dans laquelle je piocherai régulièrement :

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***

Classement par ordre chronologique

2023 • Barbara Kingsolver ex æquo Hernan Diaz

L’arbre aux haricots et Un été prodigue de Barbara Kingsolver

2023 – Demon Copperhead (parution en janvier) ex æquo avec Trust d’Hernan Diaz (ma chronique est en ligne)


2021 • Louise Erdrich

La sentence et LaRose de Louise Erdrich

2021 – Celui qui veille


2007 • Cormac McCarthy

La route de Cormac McCarthy
2007


2003 • Jeffrey Eugenides

Middlesex de Jeffrey Eugenides
2003


1999 • Michael Cunningham

Les heures de Michael Cunningham
1999


1998 • Philip Roth

Pastorale américaine de Philip Roth
1998


1976 • Saul Bellow

Herzog de Saul Bellow

1976 – Le don de Humboldt

 


1967 • Bernard Malamud

L’homme de Kiev et Le commis de Bernard Malamud
1967 – L’homme de Kiev

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1955 • William Faulkner

Tandis que j’agonise de William Faulkner

1955 – Parabole


1943 • Upton Sinclair

La jungle d’Upton Sinclair

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1923 • Willa Cather

L’un des nôtres et Mon Àntonia de Willa Cather

1923 – L’un des nôtres

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À mesure que j’avancerai dans mes lectures, je vous indiquerai les liens vers les articles mis en ligne. Si l’envie vous en dit de faire des lectures communes, n’hésitez pas à me contacter sur Instagram.

Bonnes lectures

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Stupeur, Zeruya Shalev : un face-à-face magistral entre deux femmes, l’histoire d’Israël à la jonction de leur vie

« Apparemment, c’est elle qui l’a incité à entreprendre ce périple, elle qui l’a poussé dans cette nasse, mais cet enchevêtrement de circonstances n’éveille plus ni sa colère ni sa culpabilité rien qu’une profonde stupeur, comme si elle avait jeté un bref coup d’œil dans les coulisse du monde, avait aperçu ce qui jamais n’aurait dû être vu et se trouvait à présent obligée d’en oublier les détails. Seule resterait la stupeur. » Un état de sidération, d’inertie accompagnée d’une insensibilité physique et morale, provoquée par un choc émotionnel dans le cas d’Atara, de son fils traumatisé par quatre ans dans un commando d’élite ou de son père colérique qui refuse que soient évoqués ses activités dans un groupe de résistance sioniste extrémiste, ainsi que sa première épouse qu’il a éperdument aimée avant de dissoudre leur mariage sans explication. Décidée à lever le voile sur son histoire familiale, Atara se lance sur la trace de cette mystérieuse Rachel, la seule à même de lui fournir les clés pour comprendre, puis peut-être pardonner, cet homme qui l’a toute son enfance persécutée. « Pourquoi Mano avait-il appelé sa fille Atara ? Savait-elle seulement d’où lui venait ce prénom, un prénom qui ne signifiait pas un amour éternel mais la catastrophe qui les avait frappés. » La conduisant de Jérusalem, à Haïfa, en passant par les Territoires occupés, où a élu domicile celle qui fut l’une des plus farouches combattantes du groupe Stern, l’enquête rouvre un chapitre héroïco-tragique de l’histoire israélienne. Retrace l’engagement de deux adolescents animés d’une ferveur et d’un idéal sioniste, « ivres de certitude », ayant rejoint dans les années 40 les rangs de la lutte armée et de la clandestinité pour libérer la Palestine du mandat Britannique. Une histoire d’amour brisée, qui se fond avec leur engagement politique, encaissant de plein fouet la violence des évènements.

 

Après avoir constaté à quel point il représentait un danger pour elle, elle s’en était éloignée autant qu’elle l’avait pu. Eh bien, voilà qu’à présent elle découvre qu’il était aussi un danger pour sa propre personne, ce qui, au fond, n’avait rien d’étonnant : s’en prendre à sa fille, à la chair de sa chair, revenait quasiment au même. Car ce n’était pas elle qu’il voyait de ses yeux aveuglés par la colère, mais tout ce qu’il ne pouvait ni se rappeler, ni supporter… Comment une gamine aurait-elle pu le comprendre, même pour une adolescente, cela dépassait l’entendement. C’est pourquoi, pendant des années, elle avait pris la faiblesse de son père pour de la force et sa propre force pour de la faiblesse.

Comme si elles reprenaient une conversation interrompue soixante-dix ans auparavant, les deux femmes se découvrent un destin identique, des choix de vie similaires, troublants, dont elles ignorent alors qu’ils entraîneront le destin de leur famille le long des pentes abruptes de celui de leur pays. « Comment aurait-elle pu, à l’époque, mesurer la profondeur du traumatisme, la douleur d’une prise de conscience qui ne faisait que s’amorcer. »Articulant par le procédé du flux de conscience la vie de Rachel avec celle qui aurait pu être sa fille, Zeruya Shalev explore dans une construction virtuose, comme si chaque événement dans la vie de l’une ricochait dans celle de l’autre, les méandres de la psyché humaine, la dynamique du couple, l’adultère, les familles recomposées, le poids des non-dits, l’articulation complexe entre les névroses collectives et individuelles, comment chacun de nous s’inscrit dans l’histoire de son pays et de sa famille. « Elle n’a pas connu de douleurs d’enfantement plus audacieuses que celles qui ont donné naissance à cet État, et le sang qui a coulé de leurs blessures fatales a aussi été le sang de la résurrection nationale. »

Quel est votre nom ? Machin. Votre adresse ? Eretz-Israël. Votre métier ? Combattant de la liberté.

Ce qui les unissait n’était pas une vision du monde identique, mais une ferveur identique. Chacun avait sa foi, croyait à sa manière en des doctrines différentes, mais quel que fût leur bord, ils étaient tous des jusqu’au-boutistes.

L’État qui s’était édifié sur les cadavres de ses compagnons ne les avait pas pris en son sein. Non seulement le Yishouv les avait trahis, mais ensuite, personne n’avait reconnu leur sacrifice. Il avait fallu attendre des décennies pour que l’on commence à évoquer – et encore, de manière parcellaire – leur contribution, trop peu pour les derniers survivants, trop tard pour les parents dont le deuil n’avait jamais été pris en considération. En son for intérieur, elle attend toujours une vraie reconnaissance, entière et profonde. Est-ce pour cela qu’elle a vécu si longtemps ?

Ces années-là, tellement de gens sont morts et ont continué à vivre, ont vécu et ont continué à mourir, partout à travers le monde, le terrible monde. Ce siècle fut le pire de tous, criminel et mauvais, dévasté par les horreurs et la douleur. Leur jeune pays aussi, qui venait de renaître sur la terre de leurs ancêtres, petite parcelle divine pour laquelle ils avaient combattu avec un héroïsme prodigieux, s’était peuplé de morts-vivants, de déracinés arrivés des quatre coins du globe, si bien que plus personne ne s’est souvenu de ses compagnons de lutte. Alors, la nuit, ceux-ci venaient frapper à la fenêtre fissurée de son sommeil, tu dois vivre pour nous, Rachel, réaliser nos rêves, rappeler nos noms, et parfois aussi, elle l’entendait, lui, qui hurlait d’une voix sèche, on s’est battus pour rien ! Ce pays est maudit !

Pour la première fois – et c’est pour moi, ce qui fait de Stupeur son roman le plus abouti, l’autrice israélienne étudie la cellule intime eu égard à la situation politique du pays : la création de l’État d’Israël, les dissensions internes entre le Yishouv et les groupuscules terroristes tels que le Lehi, l’Irgoun ou la Haganah, la légitimité de leur combat, les séquelles psychologiques du service militaire, la guerre comme état permanent, la récupération par des politiques corrompus d’un idéal travesti, l’échec d’une alliance avec les populations arabes et ses répercussions : terreau d’un conflit qui perdure encore aujourd’hui. Et par là, la transmission d’une culpabilité des parents aux enfants, qui fuyant cette violence systémique se tournent vers la religion. Renouent avec les rites de leurs ancêtres d’Europe de l’Est, les Juifs de la diaspora, pour expier les fautes de leurs aînés et trouver une forme de paix. L’orthodoxie religieuse répond, ainsi, à l’ultra-nationalisme athée des parents, puisque chaque génération se construit en réaction avec celle qui l’a précédée. Radiographie d’un pays et des névroses de ses habitants, Stupeur est un roman d’une profondeur et d’une finesse psychologiques inouïes.


Mon appréciation : 5/5

Date de parution : 2023. Grand format aux Éditions Gallimard, traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz, 368 pages.


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Trust, Hernan Diaz : succès mérité pour ce roman sur le capitalisme financier ? {Prix Pulitzer 2023}

« C’était la première fois que je lisais quelque chose qui existait dans un espace vague entre l’intellectuel et l’émotionnel. Depuis ce moment, j’ai identifié ce territoire ambigu comme étant le domaine exclusif de la littérature. » Et pourtant, le lauréat du prix Pulitzer 2023 semble avoir échoué à occuper ce territoire où la littérature se déploie. En faisant primer son projet intellectuel : user de la synecdoque en accrochant à son héros le visage du capitalisme financier ; sur la dimension émotionnelle : par une construction faussement alambiquée et résolument fabriquée, Hernan Diaz a vidé ses personnages de leur substance. Héritier d’une famille d’industriels, Benjamin Rask tire parti de son capital et de ses talents à déchiffrer les messages du téléscripteur boursier pour amasser une fortune phénoménale, lui conférant une aura mystique que renforce son mariage avec une jeune aristocrate énigmatique. Insaisissable, le couple vit dans leur hôtel particulier de la Cinquième Avenue, se partageant entre activités boursières et philanthropiques, en marge des mondanités rythmant la vie dans les années 1920 des riches new-yorkais. Découpant son récit en trois parties l’écrivain américain nous offre trois versions d’une même histoire, ne révélant qu’à la fin la clé du mystère entourant leur reclusion volontaire. Le scénario est poussif, les ficelles apparentes et le suspense inexistant. Le twist final échoue à rattraper un roman déjà maintes fois ; et bien mieux ; raconté. Chez les heureux du monde d’Edith Wharton dresse le portrait d’une élite aristocratique déconnectée de la réalité, évoluant dans une société superficielle où règne le luxe, l’argent et la vacuité. Le bûcher des vanités de Tom Wolfe retranscrit avec fureur, dans un souffle épique, la descente aux enfers d’un loup de Wall Street au sommet. Les fluctuations complexes de l’argent, le triomphe du néolibéralisme, les excès et krachs boursiers prennent vie sous la plume lyrique de Stefano Massini. Composé en vers libres, Les frères Lehman est le grand roman américain du capitalisme, incarné sous les traits d’une dynastie de banquiers. Trust fait pâle figure à côté.


Mon appréciation : 2,5/5

Date de parution : 2022. Grand format aux Éditions de L’Olivier, traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Richard, 400 pages.

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✨{Sélection spéciale} : Rentrée littéraire 2023 (#RL2023)

Timing parfait !

À croire que j’ai fait exprès de rentrer du tour du monde spécialement pour découvrir le nouveau roman de mon autrice contemporaine préférée (Zeruya Shalev, si vous aviez un doute❤️)

Ci-dessous, la liste des mes envies parmi les nouvelles parutions en librairie :

**UPDATE** : je compléterai au fur et à mesure que j’avancerai dans mes lectures l’article en glissant les liens vers les chroniques mises en ligne.


Stupeur de Zeruya Shalev

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Manhattan project de Stefano Massini

Les parts oubliées de Charmaine Wilkerson

Impossibles adieux de Han Kang

Le tiers pays de Karina Sainz Borgo

Western de Maria Pourchet

Ouragans tropicaux de Leonardo Padura

La vie nouvelle de Tom Crewe 


Trust d’Hernan Diaz 

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Le Portrait de mariage de Maggie O’Farrell 

La sentence de Louise Erdrich

*** 

Au format poche

Quand tu écouteras cette chanson de Lola Lafon 

Un profond sommeil de Tiffany Quay Tyson

Le Poids de cet oiseau-là d’Aline Bei 


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Le voyant d’Étampes, Abel Quentin : La tache de Philip Roth au tamis du wokisme

« Devenus aux trois quarts aveugles par la grâce de la polémique, nous ne vivons plus parmi des hommes, mais dans un monde de silhouettes. » Se revendiquant davantage de l’universalisme camusien, que de l’existentialisme sartrien, ancien militant de SOS racisme dans les années 80, universitaire spécialiste du maccarthysme – ironie quand on sait la chasse aux sorcières qui lui pend au nez, Jean Roscoff profite de sa retraite pour exhumer l’œuvre poétique de Robert Willow. Ce « sexagénaire aux jambes maigres, avec une bedaine » ressemblant morphologiquement à un « poulet-bicyclette », a tout de l’anti-héros porté sur la bouteille dépassé par les évènements. Un intellectuel français brillant d’un autre temps. Un des derniers spécimens d’une gauche mitterrandienne, néophyte du concept d’intersectionnalité croyant en l’égalité, sarcastique, un brin aigre, d’une grande lucidité ; une intelligence qui doute, en mouvement. Dès lors, comment imaginer que son essai confidentiel portant sur un poète oublié provoquerait un tel tollé ? Alimentant le bûcher de la cancel culture, avant d’être récupéré par les extrêmes. Sa faute ? Avoir porté un regard non racisant sur son sujet : un poète américain, communiste, et noir – ce que le lecteur ne découvre que page 154. La polémique enfle, les réseaux s’enflamment. On hurle à l’appropriation culturelle. Dans cette époque des jugements hâtifs et des sentences expéditives, Jean Roscoff – incarnation du « privilège blanc » – a péché par omission. Suivant la même mécanique de discrédit arbitraire ayant fait plonger le professeur de lettres classiques dans La tache de Philip Roth, une cabale est lancée. Slalomant entre les écueils, Abel Quentin – loin de s’empêtrer, croque les dérives puritaines de notre société : l’esprit de système, l’idéologie plaquée comme grille de lecture avec pour corollaire le repli identitaire. La pensée dominante circonscrite à l’air du temps, d’un manichéisme appauvrissant. Impertinent, intelligent et jubilatoire, Le voyant d’Étampes est un tour de force ! On rit franchement, tout en réfléchissant avec inquiétude aux nouveaux visages que l’Inquisition revêt.


Mon appréciation : 4,5/5

PRIX DE FLORE 2021

Date de parution : 2021. Grand format aux Éditions de L’Observatoire et poche aux Éditions J’ai Lu, 448 
pages.

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La plus secrète mémoire des hommes, Mohamed Mbougar Sarr : enquête littéraire & quête identitaire {Prix Goncourt 2021}

« Au commencement est la mélancolie, la mélancolie d’être un homme ; l’âme qui saura la regarder jusqu’à son fond et la faire résonner en chacun, cette âme seule sera l’âme d’un artiste – d’un écrivain. » Qu’est-ce que cherche l’auteur en écrivant – à l’affût du mot précis comme il affûterait ses outils – et le lecteur en le lisant – cherchant avidement dans le récit des traces d’une résonance avec sa propre vie ? En 1938, un écrivain sénégalais publie sous le pseudonyme : T. C. Elimane ; abréviation aussi énigmatique que son absence médiatique ; un chef-d’œuvre. Livre unique aussitôt sous les feux de la critique : La Revue des deux Mondes vante les mérites de l’instruction dans les colonies, les colonnes du Figaro circonscrivent l’ambition littéraire à son enveloppe : « ce livre est la bave d’un sauvage », quant à l’avis plus nuancé de La Revue de Paris, il déplore tout de même un manque de « couleur tropicale, d’exotisme, trop peu de nègres », finalement… Pressenti pour les plus prestigieux prix, monté en épingle ou cloué au pilori, les journalistes s’étripent par journaux interposés à son sujet – ce qui sous la plume caustique et féroce de Mohamed Mbougar Sarr donne lieu à des joutes oratoires jubilatoires, un concentré de la médiocrité des médias français. Avant que des accusations de plagiat ne viennent éclabousser le « Rimbaud nègre » du journal l’Humanité. L’imposture révélée, Le Labyrinthe de l’inhumain apparaît comme un patchwork composé d’emprunts aux grandes œuvres classiques, tissés avec érudition – procédé forçant l’admiration, à une narration de sa propre invention. Les éditeurs ruinés et acculés ferment boutique. La polémique retombée, le livre rejoint la liste noire des œuvres controversées au parfum de soufre oubliées. En 2018, alors qu’il n’est plus édité depuis des décennies, Diégane Latyr Faye met la main sur l’un des derniers exemplaires. Envoûté par la prose hypnotique de l’écrivain sénégalais – comme lui – et le silence qui entoure sa vie, le primo-romancier part sur les traces d’Elimane de Paris à Buenos Aires, en passant par Amsterdam et le Sénégal.

Enquête littéraire semée d’ombres ou quête identitaire, Mohamed Mbougar Sarr fusionne les deux, dans une œuvre métalittéraire virtuose, intercalant les différentes temporalités, six enquêtes, une double mise en abyme, des coupures de presse, des extraits de journaux intimes et des confidences dans une construction complexe et fluide. Au cœur : son amour pour la littérature. La seule qui vaille tous les combats, les sacrifices, ne supporte aucune concession, une illusion que l’on poursuit, un désir d’absolu vain, donc essentiel. Derrière l’identité de l’auteur « d’un livre-fantôme », « un craquement d’allumettes dans la profonde nuit littéraire », « un de ces astres qui n’apparaissent qu’une fois dans le ciel de la littérature », le narrateur se cherche lui-même en tant qu’écrivain. Se fantasme en auteur d’un seul livre à l’image d’Elimane qui le fascine, une œuvre-monde, totale : « Tu voudrais écrire le biblicide, l’œuvre qui tuerait toutes les autres, effaçant celles qui l’ont précédée et dissuadant celles qui seraient tentées de naître à sa suite, de céder à cette folie. » Comme toujours dans les grands romans – Don Quichotte et sa recherche d’éternité, Le Nom de la rose un génial cluedo intellectuel et spirituel, Les détectives sauvages l’amitié et la poésie pour résister, la quête est un prétexte. Ici, l’enjeu réside dans l’identification du point névralgique. La source d’où naît la vocation. Le puits où, enfant, son ami Musimbwa se bouche les oreilles pour ne pas entendre les soldats pénétrer dans la cour et massacrer ses parents, que plus tard l’on retrouvera sous la forme de personnages sourds peuplant ses romans ; par exemple. « Ce qu’on cherche, n’est peut-être jamais la vérité comme révélation, mais comme possibilité, lueur au fond de la mine où nous creusons depuis toujours sans lampe frontale. Ce que je poursuis, c’est l’intensité d’un rêve, le feu d’une illusion, la passion du possible. »

Diégane Latyr Faye sent que son destin est intimement lié non pas à l’homme, mais au Labyrinthe de l’inhumain. Que quelque chose de l’ordre du mystique s’est noué. Pour advenir en tant que romancier, il va devoir « descendre un escalier dont les marches s’enfoncent dans les régions les plus profondes de son humanité », arpenter les dédales de sa mémoire, regarder en face son passé, ce qu’il est, ne pas nier son histoire, ni son identité en absorbant une culture qui n’est pas la sienne, pour la recracher tel un singe savant étiqueté « maître-artificier d’une langue dont il ne domine qu’insuffisamment le feu subtil », sous les applaudissements moqueurs de ses dépositaires : le milieu littéraire français de Saint-Germain-des-Prés. Microcosme intellectuel à l’affût de la bonne formule et du trait singulier auquel se rattacher : la race, le sexe, les engagements, le milieu social, identité de genre, nationalité, orientation sexuelle… Cherchant à plaquer une grille de lecture idéologique là où seul le contenu devrait primer. Ironie du sort, au moment de l’attribution du prestigieux prix Goncourt 2021, les journaux titraient : premier écrivain d’Afrique subsaharienne à remporter le Goncourt… Quand Mohamed Mbougar Sarr nous rappelle qu’ « un grand livre n’a pas de sujet et ne parle de rien, il cherche seulement à dire ou à découvrir quelque chose, mais ce seulement est déjà tout, et ce quelque chose aussi est déjà tout. »

Oui, peut-être ; mais la vie, rajoutais-je, n’est rien d’autre que le trait d’union du mot peut-être. Je tente de marcher sur ce mince tiret.


Mon appréciation : 4,5/5

 
PRIX GONCOURT 2021

Date de parution : 2021. Grand format aux Éditions Philippe Rey, poche au Livre de Poche, 576 pages.


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L’Ancêtre, Juan José Saer : l’histoire vraie d’un naufragé au sein d’une communauté anthropophage, chef-d’œuvre or not ?

« L’inconnu est une abstraction ; le connu, un désert ; mais le connu à demi, l’entr’aperçu, est le lieu parfait où faire onduler désir et hallucination. » En 1515, l’explorateur Juan Díaz de Solís, émissaire de la couronne espagnole, s’en va défricher le continent américain, où il accoste sur les côtes du Río Parana à la jonction entre l’Uruguay et l’Argentine. Accueilli par une volée de flèches, l’équipage est décimé par les Indiens Charrúas. Sauf un jeune mousse, Francisco del Puerto. Dans un village au cœur de la jungle sud-américaine, le rescapé assiste médusé au spectacle de ses compagnons découpés, grillés, assaisonnés, puis dévorés au cours d’une bacchanale. De cet échec cuisant de la Conquête Espagnole, quoique épique et au potentiel romanesque incontestable, l’écrivain argentin Juan José Saer en tire un conte ethnologique déconcertant, prenant à rebrousse-poil les théories anthropocentrées solidement ancrées dans notre système de pensée européen. Festins cannibales, orgies sexuelles, folie collective, rien ne nous est épargné des dix ans que le jeune mousse passe dans cette communauté anthropophage. Soixante ans après les faits, à la lumière d’une chandelle, le vieil homme se confie sur cette expérience qui l’a transformé. Tenant davantage de l’étude ethnologique que du roman d’aventures exotique, ses réflexions se modulent autour d’un doute qui ne cesse de le hanter : Pourquoi l’ont-ils épargné ? Très écrit, dans une langue verbeuse voire ampoulée, L’Ancêtre n’en est pas moins une tentative déstabilisante de renverser notre regard, et par là, notre lecture de l’Histoire. À la manière d’un compte-rendu clinique d’une civilisation perdue, et le sait ; peut-être par une forme de prescience de la marche de l’Histoire et des jeux de pouvoirs. Quant à lui, de ce voyage, il n’en reviendra jamais tout à fait : « J’étais argile tendre lorsque j’abordai à ces rivages de délire, et pierre immuable lorsque je les quittai […] ». Désabusé du monde occidental et ce qu’il charrie de concepts creux et de vacuité. C’est ce chemin-là précisément qu’il est intéressant d’arpenter… Un texte audacieux et ambitieux, certes. Chef-d’œuvre ? Non.


Mon évaluation : 3/5

Date de parution : 1998. Poche aux Éditions du Tripode, traduit de l’espagnol (Argentine) par Laure Bataillon, 170 pages.

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Luz ou le temps sauvage, Elsa Osorio : la quête d’identité d’un des 500 bébés volés de la dictature argentine

« Je crois que lorsqu’on vit avec quelque chose qu’on ignore, on pressent que c’est horrible, inquiétant. Pendant des années cette inquiétude m’a habitée… L’angoisse de quelque chose d’amorphe qui ne tenait à rien de précis, qui surgissait comme ça, sans raison, comme faisant partie de moi-même. » En 1976, l’Argentine entre dans les temps sauvages. La junte militaire d’idéologie « national-catholique » est très claire : les subversifs communistes seront traqués et systématiquement éradiqués. Dans les centres de détention clandestins, les dissidentes enceintes subissent la torture à l’électricité, avant qu’on ne leur arrache leurs bébés pour les confier à des familles proches du régime. Luz née la même année, en captivité. Alors que la fille chérie d’Alfonso Dufau – lieutenant-colonel et poids lourd de « la guerre sale », accouche d’un fils mort-né, ce dernier saisit l’occasion pour le remplacer à la maternité. L’acte de naissance est falsifié, la mère liquidée, sur le papier le plan est parfaitement exécuté. Ce n’est que le jour où Luz devient mère à son tour que le déclic se fait. Le contact d’une tétine en caoutchouc active sa mémoire traumatique. Comme si ce simple toucher avait extirpé des abîmes de sa conscience une scène enfouie. Elle le sait, le sent dans ses tripes, n’en démord pas, elle est la fille d’un couple de disparus, et n’arrêtera « sa folle course » que lorsque la vérité aura éclaté. Sinon comment expliquer les cauchemars et crises d’angoisse à répétition, le dégoût que trahissent les yeux de sa mère, sa virulence, cette manière d’imputer à la génétique les comportements « malsains » de sa fille, l’atmosphère électrique, le silence qui entoure la mort de son père tué d’une balle dans la tempe et cette phrase énigmatique glissée par une inconnue dans la rue : « ce n’est pas ta maman ». Dans cette quête identitaire magnifiquement orchestrée, Elsa Osorio explore un pan sombre de l’histoire argentine : l’impunité avec laquelle ont opéré les militaires, l’institutionnalisation aux plus hautes instances étatiques des enlèvements d’enfants et l’obstination féroce des Grands-Mères de la place de Mai à les récupérer. Poignant.


Mon évaluation : 4,5/5


Date de parution : 1998. Grand format et poche aux Éditions Métailié, poche aux Éditions Points, traduit de l’espagnol (Argentine) par François Gaudry, 480 pages.


Idées de lecture…

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