Gabriële est le fruit d’une composition à quatre mains, Anne et Claire Berest rendant hommage à leur aïeule Gabriële Buffet, épouse Picabia. Gabriële dénote dans cette société muselée et machiste par sa modernité. Les soeurs Berest nous offrent certes un portrait de femme, mais surtout dispensent un cours d’histoire de l’art sous la forme d’une fresque historique mettant en scène les figures emblématiques de l’avant-garde artistique du début du XXe siècle. Gabriële jouera un rôle clé dans ce renouveau artistique annonciateur du mouvement dadaïste puis surréaliste. Elle dynamite la conception classique de l’art et oeuvre en faveur d’une émancipation des dictats académiques. Elle entrevoit la création comme un acte libre. Elle épouse Francis Picabia en 1909, le guidera et lui insufflera une nouvelle manière de créer. Gabriële incarne une figure emblématique de cet avant-garde artistique injustement tombée dans l’oubli. Les arrières-petites-filles de Gabriële Buffet-Picabia réhabilitent cette femme visionnaire au destin si singulier. Toutefois, j’ai quelques réserves concernant cet ouvrage. La femme qui se cache derrière la muse ne m’a pas inspirée d’empathie, ni de sympathie. Si les anecdotes savoureuses, sur Marcel Duchamp, Picasso ou Guillaume Apollinaire, racontées par les soeurs Berest m’ont enchantées, je suis restée hermétique au destin de Gabriële. Je ressors de cette lecture un peu confuse, puisque si j’affectionne cette époque d’un point de vue historique et artistique, je ne suis pas parvenue à cerner véritablement quelle femme était Gabriële Buffet-Picabia. Je n’ai pas ressenti d’émotion à la lecture de Gabriële, ce qui explique en partie mon avis en demi-teinte.
L’Europe du début du XXe siècle : une période d’avant-garde artistique
La rencontre entre Gabriële Buffet et Francis Picabia, artiste célèbre pour ses peintures impressionnistes et son oeuvre prolifique, marque un tournant dans la vie de ces deux êtres. Gabriële met un terme à ses études de musique et décide de se consacrer exclusivement à la carrière de son futur époux, quant à lui, son besoin de s’émanciper de la vision classique de la peinture trouve écho en Gabriële. Comme dans toutes révolutions artistiques, chez d’autres artistes ce changement se fait sentir. C’est toute une époque qui introduit les prémices de ce que seront le dadaïsme et le mouvement surréaliste. Les soeurs Berest nous font assister en qualité de témoin à ces profondes mutations. La précision et l’abondance d’informations suggèrent un travail de documentation en amont considérable, ainsi qu’une familiarité avec l’époque traitée. L’on découvre une société gangrénée par la drogue. Les femmes sortent dans les diners mondains leur attirail à table afin de se faire des injections de morphine dans la cuisse, sans que cela ne semble choquer personne. Francis Picabia sera un gros consommateur d’opium, psychotrope qui lui permet de s’évader quelques heures dans un univers ouaté procurant un apaisement passager à ses angoisses existentielles. Ces psychotropes vont participer à la déconstruction du réel, préalable nécessaire à l’avénement du cubisme. Gabriële ainsi que ses contemporains, entrevoient un nouvelle forme d’art née de l’influence réciproque des arts entre eux. Ainsi, la musique s’immisce dans la peinture, les artistes tentent de créer des machines capables de matérialiser la musique impalpable en une manifestation de formes et de couleurs sur une toile. Cette vision est totalement novatrice. Gabriële est une lecture riche en enseignements mais également en anecdotes. Joan Miro rendra hommage à Marcel Duchamp, dont la toile Nu descendant un escalier n’a pu être exposée au Salon des Indépendants, en dessinant Femme nue montant un escalier quelques années plus tard. Guillaume Apollinaire se brouilla avec Pablo Picasso pour une affaire rocambolesque, Apollinaire ayant été soupçonné d’avoir dérobé La Joconde.
Mais quelques réserves demeurent
Si dès le début de ma lecture j’ai été happée par le destin atypique de cette femme, au fils des pages j’ai relevé nombre de redondances et de petits détails qui m’ont agacée. Gabriële Buffet-Picabia est maintes fois présentée comme une femme avant-gardiste, au talent musical certain, indépendante et brillante. Néanmoins, dès la page soixante-dix l’on découvre qu’elle décide d’abandonner sans hésitation les études musicales qu’elle poursuit à Berlin pour se marier avec un homme rencontré un jour auparavant. Pour obtenir de sa famille de partir étudier sa passion, la musique, elle avait pourtant du s’opposer fermement à son père, qui avait d’autres aspirations pour sa fille. Pour accéder à l’enseignement musical dispensé à la Schola Cantarum, Gabriële travaille avec acharnement afin de passer le concours d’entrée, qu’elle obtient avec brio. Tous ces efforts sont vains puisque peu de temps après elle décide d’abandonner toute prétention à une carrière musicale au profit du statut d’épouse. Là encore, Anne et Claire Berest soulignent les idées modernes de leur aïeule, son soutien indéfectible à son époux et son rôle de muse, source d’inspiration constante et de volonté de transgresser les codes établis. Pourtant les faits semblent contredire cette version, Gabriële se marie rapidement, déménage dans un appartement bourgeois, tombe enceinte peu de temps après son mariage. Certes cette situation ne semble pas lui convenir, la vie de famille bourgeoise ne lui sied pas, elle ne fait pas preuve d’instinct maternel, vit sa grossesse comme une épreuve, néanmoins les faits attestent de la chronologie des événements. Gabriële fermera les yeux sur les liaisons successives de son mari, je en trouve pas qu’accepter l’adultère soit l’apanage d’une femme qui se revendique libre. J’ai eu la désagréable impression que tout au long de l’ouvrage, on essayait de me convaincre du destin hors du commun d’une femme s’affranchissant des dictats d’une société ankylosée par des siècles de machisme. Ce décalage entre les faits présentés et leur interprétation m’a gênée. Mon ressenti est parfaitement résumé dans cet extrait qui me laisse quelque peu perplexe :
« La carrière musicale de Gabriële prit fin avec la rencontre de Francis Picabia. » À la lire, cette sentence a la violence d’un accident. Pourtant, la situation est peut-être plus ambiguë. Gabriële est un être libre et, pourquoi pas, libre au point d’exercer sa liberté en la sacrifiant. Aussi inattendu que cela puisse paraître, il semble que cet asservissement fut volontaire.
Conclusion
Je conseille la lecture de Gabriële à tous les amoureux de l’art sous toutes ses formes, ainsi qu’à ceux qui affectionnent particulièrement cette période d’effervescence artistique et intellectuelle du début du XXe siècle. Le propos est clair, Anne et Claire Berest parviennent à rendre intelligibles des concepts parfois obscurs. Cet ouvrage m’a permis de me cultiver tout en lisant, les enseignements dispensés sont très intéressants et l’atmosphère de l’époque reproduite avec maîtrise.
>>> RENTRÉE LITTÉRAIRE 2017 (#RL2017)