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Ciel d’acier, Michel Moutot : sur les traces des Indiens Mohawks qui ont bâti l’Amérique

Michel Moutot avec son roman Ciel d’acier nous fait pénétrer dans les coulisses de l’édification de l’Amérique, des rives du Saint-Laurent au coeur de Manhattan. Les Mohawks vivent sur les rives du Saint-Laurent à Kahnawake – réserve indienne située au Québec, ce peuple amérindien est l’une de six grandes nations iroquoises. Véritable fresque historique, Ciel d’acier retrace un siècle de l’histoire des Mohawks, depuis leurs débuts en tant que monteurs d’acier jusqu’à l’effondrement des tours jumelles à New York. Tout commence ce jour funeste du 11 septembre 2001, lorsque deux avions percutent de plein fouet les Twin Towers. John Laliberté, quarante-trois ans issu de la cinquième génération de monteurs d’acier et témoin de la catastrophe, se présente comme volontaire pour sortir les survivants des décombres. L’acier c’est une histoire de famille, en tant qu’indien Mohawk il a toujours su qu’il passerait sa vie plusieurs dizaines, voire centaines, de mètres au-dessus du sol en équilibre sur des poutres de trente centimètres de large. Mais cet événement diplomatique international revêt un caractère intime pour lui, trente ans plus tôt son père a perdu la vie en contribuant à l’édification des tours jumelles, frappé par la foudre il fera une chute de quatre-vingt quinze-étages. Avant de devenir un tombeau à ciel ouvert, les Twin Towers furent la sépulture de son père, devenant ainsi un lieu hautement symbolique. Ciel d’acier part de cette inclusion du personnel dans l’histoire national d’un pays pour retracer le destin des Mohawks intimement lié à la construction de l’Amérique. Michel Moutot livre un récit dense et hautement instructif rendant ainsi hommage aux ironworkers qui ont accompagné l’expansion du continent américain.

Une fresque historique qui lie le destin du peuple Mohawk à celui de l’Amérique

Dès la fin du 19e siècle, les autorités canadiennes prennent conscience de l’enjeu de densifier les réseaux de transport, afin d’aménager le territoire et de relier les grandes villes entre elles, et pour cela entament des chantiers colossaux. L’un d’eux projette de construire un second pont sur les rives du Saint-Laurent en 1886. Ce pont ne peut être construit qu’avec l’accord du peuple Mohawk puisqu’il empiéterait sur les territoires de la réserve. En échange de leur accord, les autorités s’engagent à embaucher des membres de la tribu sur le chantier. Au hasard d’une conversation, certains hommes de la tribu se voient autorisés à grimper sur l’édifice afin d’observer une technique de fixation novatrice. L’aisance avec laquelle ils se meuvent forcent le respect et l’admiration des ouvriers du chantier. Petit à petit leur légende se construit, les Indiens Mohawks n’auraient pas le vertige. Affirmation erronée mais qui alimente le mystère qui entoure ce peuple. La rumeur se répand de bouche à oreille, les Indiens Mohawks jouissent d’une notoriété considérable. Leur destin sera jalonné d’accidents terribles. L’un d’eux coûtera la vie à trente-trois hommes de la tribu et laissera vingt-quatre veuves ainsi que cinquante-six enfants orphelins. Les Mohawks comptent à leur actif la construction de nombreuses infrastructures d’envergure telles que le pont de Québec, le pont de Kahnawake, le pont Georges Washington ou encore la One World Trade Center qui a remplacé les tours jumelles. Leur réputation de pilotes émérites de bateaux et de canoës les ayant précédés, ils accompagneront un corps expéditionnaire pour venir secourir le général Gordon Pacha au Soudan. Les générations d’ironworkers se succèdent et s’envolent pour des terres plus lointaines accompagnant le boom de la construction aux États-Unis. Les plus illustres édifices de Manhattan portent leur empreinte, parmi eux l’Empire State Building et le Daily News Building. Michel Moutot a choisi de mettre l’accent sur certaines constructions plus que d’autres. Ainsi, par l’entremise de Jack Laliberté – le père de John Laliberté, Michel Moutot évoque la construction des tours jumelles dont le chantier commença en 1968. En mêlant la fiction au réel, Michel Moutot parvient à rendre passionnant un sujet pourtant pas très sexy. En effet, le pari de l’auteur était risqué de se lancer dans un ouvrage sur « le bâtiment ». Ciel d’acier s’avère néanmoins très instructif, on en apprend beaucoup sur la structuration du territoire américain tout en découvrant l’envers du décor, soit l’histoire de ce peuple amérindien dont le destin est étroitement lié à celui de l’Amérique.

Un roman dense et instructif qui pèche par moment… 

Si je me suis passionnée pour l’histoire des Mohawks et les descriptions architecturales, mon bilan est néanmoins mitigé concernant ce roman qui tend vers le document. La construction narrative est déroutante, le roman pèche par manque de cohérence chronologique entre les chapitres, ce qui pèse sur la lecture et la rend fastidieuse par moment. Nous ne cessons d’alterner sauts en avant et retours en arrière entraînant une perte du fil conducteur. J’aurais apprécié plus de linéarité dans la narration et ne comprends pas l’intérêt de ce découpage qui n’apporte rien de plus à la lecture que si nous avions suivi l’ordre chronologique des événements. L’autre bémol réside dans la surabondance de personnages et de noms qui n’apportent pas de réelle valeur ajoutée au propos. Michel Moutot perd le lecteur en l’abreuvant de noms complexes, de membres de la tribu ou d’ouvriers sur les chantiers, qui à défaut d’être essentiels embrouillent le lecteur. En lisant ce roman j’avais parfois l’impression d’être face à un puzzle où je m’évertuais à faire s’emboîter chaque élément afin d’obtenir in fine une vue d’ensemble.

Conclusion

Au-delà des quelques points négatifs relevés plus haut et portant principalement sur la construction du récit, j’ai été fascinée par l’histoire du peuple Mohawk. Je ressors de ma lecture en ayant découvert un pan de l’histoire américaine qui m’était totalement inconnu. Je conseille ce roman à tous ceux sur qui l’architecture américaine exerce une fascination et qui recherchent une lecture tant instructive que passionnante. Toutefois, je vous conseille de vous munir d’un carnet et d’un stylo si vous ne souhaitez pas perdre le fil directeur du récit 😉 .

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La salle de bal, Anna Hope : rentrée littéraire 2017 (#RL2017)

La salle de bal est le second roman de l’auteure anglaise Anna Hope. Un roman au style classique qui n’est pas sans rappeler les oeuvres de l’époque victorienne. L’intrigue imaginée par Anna Hope se déroule en Angleterre dans le comté du Yorkshire, à l’aube de la Première Guerre mondiale. Ella se retrouve enfermée dans l’asile d’aliénés de Sharston pour avoir fait voler en éclats une vitre de la filature dans laquelle elle travaillait. Passé la stupeur de se retrouver cloîtrée dans un institut psychiatrique entourée de fous, la jeune femme finit par y trouver ses marques. Elle se lie d’amitié avec une femme énigmatique et fait l’expérience du sentiment amoureux en la personne de John, un irlandais indocile. Le roman d’Anna Hope s’inscrit dans la lignée des classiques de la littérature victorienne, ainsi que des décors gothiques des romans de Daphné Du Maurier.  Le lecteur est plongé dans un décor à la Emily Brontë, des landes à perte de vue, une végétation luxuriante, un climat capricieux. L’asile de Sharston domine par son immensité ce paysage typique de la campagne anglaise. Le vaste manoir contribue à renforcer le mystère qui plane sur ce lieu isolé, une angoisse diffuse imprègne la narration. Les pensionnaires évoluent sous la tutelle du docteur Fuller, mélomane et chef d’orchestre du centre psychiatrique. Sous son impulsion, la vie du centre est rythmée par l’organisation d’un bal chaque vendredi, seul moment où les hommes et les femmes sont autorisés à se côtoyer. Ce moment privilégié leur permet de s’extraire d’une réalité menaçante. En prise avec un contexte historique où la question de la préservation de la race humaine devient prégnante, où les idées eugénistes de purification du sang sont au coeur du débat politique britannique, Anna Hope nous offre un roman d’une beauté inouïe où la réalité, comme souvent, dépasse la fiction.

Un roman historique au style classique : la question de l’eugénisme

Anna Hope stipule à la fin de l’ouvrage que l’asile de Sherston a bel et bien existé sous le nom d’Asile de Menston. L’auteure n’a pas choisi au hasard d’y situer son intrigue, puisque son arrière-arrière-grand-père compta parmi les patients de ce centre au début de 20e siècle. La salle de bal reste une fiction, l’intrigue amoureuse ainsi que les différents protagonistes sont le fruit de l’imagination de l’auteure, néanmoins le cadre existe. Anna Hope s’empare d’un événement historique extrêmement controversé mais pourtant ignoré. Celui du projet de loi sur les faibles d’esprit, finalement ratifié en 1913 sous l’appellation « Loi sur la déficience mentale ». Ce projet s’inscrit dans la mouvance eugéniste qui constitua jusqu’au milieu du 20e siècle un des thèmes centraux du débat politique britannique. Le docteur Fuller dans le roman défend cette idéologie selon laquelle pour qu’une race supérieure d’êtres humains voit le jour, les individus présentant des dégénérescences soient écartés. Pour cela deux conceptions s’affrontent, ceux en faveur d’une stérilisation forcée visant à endiguer le flot des naissances et donc à éviter une transmission héréditaire des tares, et ceux à contrario qui jugent cette mesure excessive et se prononcent en faveur de la ségrégation. La salle de bal m’a permis, non sans stupeur, de découvrir que le ministre de l’Intérieur Churchill soutenait avec véhémence la nécessité d’une éradication des plus faibles. Il fut un ardent défenseur de la cause eugéniste et notamment de la stérilisation forcée. Rappelons que cette conception de purification de la race a servi à justifier des actes d’épuration ethnique tout au long du 20e siècle.

Des personnages complexes psychologiquement

Les portraits psychologiques des personnages de La salle de bal sont brillamment réussis. Anna Hope parvient à insuffler à ses personnages une profondeur psychologique véritable. Le docteur Fuller incarne à merveille cette tension permanente chez l’être humain qui s’explique par un conflit entre les instances freudiennes du Ça, du Moi et du Surmoi, se livrant une lutte acharnée. L’auteure joue sur l’ambiguïté de son personnage. Ce personnage ambivalent est au prise avec des pulsions qu’il tente à tout prix de refréner de peur d’adopter des comportements malsains jugés non conformes à son idéal ainsi qu’aux yeux de la société. Si la question de la sexualité du docteur Fuller n’est jamais abordée de manière explicite, elle n’en est pas moins au coeur du roman. La clé de compréhension de la personnalité du docteur réside dans cet aspect de sa personnalité. Puisque pour éviter de se compromettre, il se met à traquer le moindre comportement susceptible d’être immoral. Le caractère du docteur s’avère versatile, si dans les premiers temps il adopte une attitude progressiste envers les faibles d’esprit en proposant une alternative à la stérilisation, ses propres doutes le font vaciller. Il opère un durcissement de ses positions au fil des pages, jusqu’à devenir totalement intransigeant. La société anglaise du début du 20e siècle condamnent ardemment les pratiques jugées déviantes telle que l’homosexualité. Ainsi, le Surmoi freudien – l’instance moralisatrice – exerce une pression titanesque sur le Ça – l’instance pulsionnelle – à cela s’ajoute la composante extérieure sociétale. Anna Hope décrit avec habileté le basculement psychique opéré par le docteur Fuller. Parallèlement à ce qui se joue dans l’esprit du docteur Fuller, qui ne sera pas sans incidences sur le quotidien des pensionnaires, Ella entame une correspondance avec John. Au fil des lettres une intimité voit le jour, offrant aux deux protagonistes une échappatoire à la monotonie de la vie à Sherston. Pour sauver sa peau, trois solutions se présentent aux malades : mourir, être libéré ou s’échapper. Les circonstances pousseront chacun des personnages principaux à opter pour une de ces solutions. Anna Hope livre un huis clos angoissant, où la menace, telle une épée de Damocles, pèse sur le récit.

Conclusion

La relève des auteurs classiques anglais est assurée en la personne d’Anna Hope, qui parvient à créer une atmosphère gothique angoissante et mystérieuse tout en imaginant une très belle histoire d’amour. La plume de l’auteur douce et fluide se met au service d’une intrigue captivante.

>>> RENTRÉE LITTÉRAIRE 2017 (#RL 2017)

>>> Chronique du premier roman de l’auteure, par ici !

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Une bouche sans personne, Gilles Marchand : le triomphe de l’onirisme et de l’imagination

À la lecture du second roman de Gilles Marchand, Un funambule sur le sable, j’avais été immédiatement conquise par le style de l’auteur. Sa plume délicate nous entraîne à travers les méandres de son imagination dans une histoire ou la fiction et le réel semblent indissociables. En lisant son premier roman Une bouche sans personne, j’ai retrouvé les thèmes de prédilection de l’auteur, l’isolement social du à une infirmité, le regard que la société porte sur les « êtres différents » qui ne rentrent dans aucune case, la nécessité dès lors de s’extraire d’un monde dans lequel l’on ne trouve pas sa place. Gilles Marchand est l’écrivain de la différence, de la marginalité. Il aborde avec tact et finesse la notion d’intégration sociale sous une plume dénuée de pathos et d’agressivité. On retrouve le souffle si singulier de l’auteur qui parvient à imposer au récit une alternance savamment dosée entre le sublime et le tragique. Gilles Marchand est aux antipodes du réalisme, ses personnages s’affranchissent d’une réalité sans saveur et lui substituent la liberté, l’extravagance et l’originalité d’un monde rêvé. À l’instar de Jean-Baptiste Andrea et d’Olivier Bourdeaut, qui signent également des premiers romans portant sur l’expérience de la différence, Gilles Marchand tente de masquer la réalité, d’atténuer sa dureté en cherchant à la sublimer. Gilles Marchand est un conteur hors pair, pour apprécier ce roman encore faut-il accepter de se laisser porter, ne rien chercher à contrôler ou à rationaliser, ici l’imagination prend le pas sur la raison.

Le retour gagnant d’une littérature qui laisse place à l’imagination   

Si vous suivez l’actualité littéraire, depuis quelques années la tendance est à l’exofiction, le biopic, les biographies voire l’autobiographie ou encore l’autofiction (D’après une histoire vraie, Delphine de Vigan), mais de moins en moins de place est laissée à l’imaginaire pur en littérature. Ces récits entretiennent des liens étroits avec le réel. Les auteurs s’emparent de faits réels, d’événements historiques pour en faire des romans. Ces fictions biographiques sont très nombreuses. La rentrée littéraire 2017 fait la part belle à ce phénomène, en voici une liste non exhaustive : Olivier Guez avec La disparition de Josef Mengele, Kaouther Adimi avec Nos richesses, Gaëlle Nohant qui vient de publier un roman hommage à Robert Desnos intitulé Légende d’un dormeur éveillé ou encore Ces rêves qu’on piétine de Sébastien Spitzer… La tendance est également à l’autofiction, on ne compte plus les écrivains qui trouvent dans leur expérience personnelle la matière de leurs ouvrages. Mais c’était sans compter l’arrivée de nouveaux écrivains qui font fi du réalisme, qui ne cherchent pas à en découdre avec le réel, bien au contraire. Le réel est déjà suffisamment palpable pour en plus en faire le centre de leurs romans. Non, ces auteurs s’émancipent de cette tendance et proposent de revêtir le quotidien d’habits de lumière, de le rendre merveilleux et sublime. Pour cela, quoi de mieux que de laisser filer l’imagination, de laisser la réalité s’imprégner de l’imaginaire. Gilles Marchand porte un regard lucide sur le monde et la société contemporaine. Il décèle la cruauté en chacun de nous. La manière qu’on les gens dans le métro de détourner le regard, la peur de l’autre qui nous maintient à distance avec l’espoir que le malheur n’est pas contagieux. Le ton n’est jamais déclamatoire, Gilles Marchand ne porte aucun jugement de valeur, il souligne avec justesse des comportements dont chacun de nous a déjà été témoin. Ces auteurs à l’imagination débordante, parviennent à créer des atmosphères de toutes pièces, ainsi que des personnages dont l’épaisseur n’a rien à envier à celle des personnages réels. Ils font figure d’exception dans le paysage littéraire, d’où la nécessité de souligner leur talent.

Gilles Marchand, un conteur exceptionnel

L’histoire que nous conte l’auteur dans Une bouche sans personne est peu banale. C’est celle d’un homme de quarante-sept ans, dont le nom n’est jamais mentionné, qui la journée occupe une place de comptable dans une entreprise tout ce qu’il y a de plus ordinaire et le soir s’en va rejoindre ses amis dans un bar peu fréquenté. Jusque là rien de particulièrement original, sauf qu’il s’avère que cet homme ne se défait jamais de son écharpe qui lui cache la moitié basse du visage. Ces amis, Lisa, Sam et Thomas, décident un jour de crever l’abcès en le questionnant sur son passé. Cela fait bientôt dix ans qu’ils se connaissent, se fréquentent régulièrement sans que jamais il ne se dévoile. Ils en savent autant sur lui que le jour de leur rencontre. Dès lors, un lent processus s’initie, celui d’une confession longtemps repoussée. Il va falloir mettre des mots sur l’indicible, sur ce qui a été gardé secret pour ne plus y penser. Gilles Marchand nous entraîne dans un univers loufoque qui devient de plus en plus déjanté à mesure que le personnage avance dans son témoignage, comme une manière de compenser la gravité de ce qui est dit. Jusqu’à la révélation finale, à la fois douloureuse mais salvatrice.

Conclusion

Une bouche sans personne est un roman envoûtant que l’on referme avec une pointe de tristesse à l’idée de quitter des personnages si attachants et leur univers bigarré. Les romans de Gilles Marchand nous enveloppe d’une atmosphère cotonneuse qu’il est difficile de quitter. Le talent de l’auteur est indéniable, je vous conseille également Un funambule sur le sable que je trouve encore plus abouti, la composante onirique dans le récit est moins présente mais la narration mieux maîtrisée.

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Nord et Sud, Elizabeth Gaskell : un classique méconnu de la littérature anglaise victorienne

Elizabeth Gaskell, à l’instar de ses consoeurs jouissant d’une notoriété intacte – Jane Austen, les soeurs Brontë, fut une figure emblématique de la scène littéraire anglaise victorienne. Néanmoins, lorsque l’on évoque les oeuvres majeures de cette époque, nous viennent à l’esprit Orgueil et préjugés de Jane Austen, Jane Eyre de Charlotte Brontë ou encore Les hauts de Hurle-Vent d’Emily Brontë, mais rien d’Elizabeth Gaskell. Il semble que la postérité lui ait été défavorable pour des raisons que je ne m’explique pas puisque son roman Nord et Sud est une merveille. Il reprend les codes de la littérature victorienne : le charme désuet de la campagne anglaise, l’atmosphère feutrée de la bonne société ainsi que le flegme britannique si caractéristique des personnages de ces auteurs de la première partie du 19e siècle. Nord et Sud est un roman passionnant porté par l’histoire d’amour entre Margaret Hale, fille de pasteur qui se voit dans l’obligation de quitter le paysage bucolique du sud de l’Angleterre pour le nord industriel. Elle y fera la connaissance de John Thornton, propriétaire de filature. L’antipathie naturelle que lui inspire l’industriel laissera place à une affection profonde. Cette relation évoluera sur fond de conflits de classe opposant ouvriers et patrons d’industrie et marquant les prémices du capitalisme moderne. La singularité de l’oeuvre d’Elizabeth Gaskell réside dans son analyse psychologique fine des comportements humains, ainsi que dans sa capacité à réaliser une analyse sociologique de l’Angleterre du début du 19e siècle en proie à des mutations profondes liées à la révolution industrielle. Elle décrit avec une justesse incroyable les changements politiques, sociaux, environnementaux et économiques qui s’opèrent.

Un grand roman de la littérature victorienne

Nord et Sud fait indéniablement partie de ces grands romans classiques anglais. L’intrigue commence dans le sud de l’Angleterre, dans un petit village charmant du New Hampshire. Mr Hale, pasteur du village, en proie à des doutes d’ordre religieux décide de partir pour le nord de l’Angleterre accompagné de sa femme et de sa fille, Margaret Hale. Cette dernière quitte à contrecoeur Helstone pour Milton, une ville industrielle du nord, à l’air vicié. L’arrivée à Milton s’accompagne d’un profond abattement tant chez la mère que chez la fille, qui tente tant bien que mal de masquer sa déconvenue. Elizabeth Gaskell décrit avec précision les volutes de fumée s’échappant de l’usine, la vie monotone des habitants de Milton, le paysage sans teint d’une petite ville industrielle dénuée de charme. La rencontre avec la famille Thornton laissera un goût amer à Margaret, qui ne voit en John Thornton qu’un habile commerçant, tandis que lui se sent froissé par les manières et la hauteur de la jeune femme. Un lecteur assidu de ce type de littérature ne sera donc pas dépaysé par le processus narratif qui consiste à substituer au sentiment initial d’inimitié un sentiment plus doux au fil des pages. Néanmoins les raisons de cette aversion divergent d’un roman à un autre. Elizabeth Gaskell fait se reposer cette hostilité sur un conflit idéologique. Margaret Hale associe John Thornton à un être mu par des désirs purement pécuniaires sans tenir compte de la composante humaine, soit ses ouvriers. Ce conflit est l’occasion de laisser s’exprimer les opinions de l’époque relatives à l’industrialisation. Elizabeth Gaskell évoque avec simplicité les grands combats idéologiques du 19e siècle, notamment les idées marxistes. Ces passages se révèlent particulièrement intéressants d’un point de vue historique, l’auteure excelle dans l’art de brosser un portrait de la société dans laquelle elle évolue. L’écriture est fluide, j’irais même jusqu’à dire moderne. Sur les 672 pages du roman, il n’y aucune lourdeur, aucun passage qui aurait pu être omis. J’ai savouré ce roman que je trouve bien plus réussi que certains romans de Jane Austen que j’avais trouvés bien moins aboutis.

Une peinture de la société anglaise du 19e : la révolution industrielle et ses conséquences sociales 

Il serait parfaitement injuste de cantonner Nord et Sud à une simple histoire d’amour. Puisque sous couvert de l’histoire d’amour entre Margaret et John, qui finalement ne représente que très peu de pages, Elizabeth Gaskell réalise une critique acerbe du processus d’industrialisation. D’ailleurs, il serait pertinent de souligner que le titre du roman renvoie davantage à l’opposition entre le charme bucolique de la campagne anglaise et le nord industriel enfumé. Le coeur du roman réside dans l’avénement d’un nouveau mode de production capitaliste. Dès lors, le rapport au travail s’en trouve changé. Les notions d’aliénation et d’exploitation voient le jour avec l’émergence d’une conscience collective de classe. Elizabeth Gaskell expose très bien cette prise de conscience d’intérêts communs aux individus d’une même classe et la manière qu’ont les deux blocs de se faire front. Elle y évoque également la naissance des syndicats, la multiplication des mouvements de grèves. En guise de réponse, le paternalisme voit le jour pour tenter d’endiguer la révolte ouvrière. Il faut préciser qu’Elizabeth Gaskell est contemporaine de ces changements, elle ne dispose pas de recul historique, ce qui rend son analyse d’autant plus admirable.

Conclusion

Nord et Sud est un roman magistral qui figure parmi les meilleurs que j’ai pu lire lorsqu’on évoque la littérature classique anglaise. J’ai découvert Elizabeth Gaskell par hasard avec ce roman et je compte bien combler mes lacunes en poursuivant ma lecture de cette auteure. Si vous êtes friands de littérature victorienne alors je ne peux que vous le conseiller !

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James Bond n’existe pas, François Waroux : le témoignage d’un agent secret à la retraite

Les stéréotypes ont la dent dure et le monde de l’espionnage n’est pas en reste. François Waroux nous livre un témoignage passionnant qui a pour matière ses vingt années passées au sein de la DGSE en tant qu’officier traitant (OT). Lorsque nous entendons agent secret nous pensons immanquablement à l’agent 007 aux charmes ravageurs et à l’élégance si « british », la réalité est en fait toute autre. Loin des clichés, François Warroux évoque son passé d’agent et nous dévoile les dessous des services de renseignement français. Contrairement à ce que l’on peut penser, le quotidien d’un agent en mission n’est pas ponctué de vodka martini ou de courses-poursuites en voitures de luxe. La discrétion comme le souligne François Warroux en est le maître mot.  Ce document se lit d’une traite, l’auteur évoque en des termes simples et une écriture fluide les différentes missions qu’il a été amené à réaliser ainsi que les différents postes qu’il a exercés au sein de la DGSE. Le lecteur découvrira les méthodes pour approcher une cible, comment manipuler un agent, toutes les étapes d’une filature réussie, comment endosser une nouvelle personnalité créée de toutes pièces sans se compromettre… L’auteur interroge le rôle intrinsèque d’un service de renseignement et remet en perspective les discours moralisateurs quant au bien fondé d’un tel service. Ponctué d’anecdotes savoureuses, cet essai se révèle instructif à qui s’intéresse aux arcanes du pouvoir et à la diplomatie internationale.

Comment devient-on agent secret ?

Promis à une carrière militaire toute tracée en sortant de Saint-Cyr, François Waroux évolue au sein de l’armée. Il monte les échelons, occupe des fonctions relativement importantes sans pour autant se montrer satisfait de son parcours. Rompu aux démonstrations militaires et désireux de relever de nouveaux défis, François Waroux tourne rapidement en rond dans ses fonctions. Avant de lire ce témoignage, je ne vous cache pas que le mythe de l’orphelin tête brûlée qui se retrouvait enrôlé dans les services secrets était bien ancrée dans mon esprit 😉 . Cette lecture m’a donc permise de faire le deuil de mes illusions enfantines. Devenir agent s’avère en réalité bien plus aisé qu’on ne le pense. C’est en tombant par mégarde sur une note de service interne, proposant la participation à des journées portes ouvertes à la caserne de Mortier – qui dans le jargon militaire est synonyme de services spéciaux, que son destin bascule. Après avoir assisté aux portes ouvertes, tout s’enchaîne. De tests psychologiques, en épreuves physiques et techniques, François Waroux rejoint finalement les services secrets en 1977, à trente-deux ans. L’auteur insiste sur la distinction entre le Service information et le Service action, bras armé de la DGSE et seul apte à mener des opérations armées. Deux types d’opérations existent. Les opérations « arma » visent à des destructions matérielles du type sabotage. Tandis que les opérations dites « homo » s’apparentent à des « assassinats ciblés ». Ces opérations doivent rester dans le domaine de la clandestinité, en aucun cas l’instigateur, soit l’état français, ne doit être directement impliqué. François Waroux évoque notamment le dérapage médiatique malencontreux survenu après l’opération Rainbow Warrior au cours de laquelle les membres du service action avaient été appréhendés puis jetés en prison par la police néo-zélandaise. Ce type d’expériences devant à tout prix être évité, la discrétion est plus que jamais de mise. Ceux parmi vous qui se prédestinent à une carrière dans les services secrets sans pour autant être passés par l’armée, pas d’inquiétude la DGSE recrute dans dans le civil. La prochaine fois que vous tomberez sur une annonce de type « Nous recherchons des analystes niveau maîtrise ou doctorat. » n’hésitez pas à tenter votre chance ! 😉

La vie « ordinaire » d’un agent secret

L’auteur commence par intégrer une cellule ultra-secrète du renseignement en charge de la surveillance nucléaire aux États-Unis. Il encadre les OT envoyés sur le territoire américain. Envoyé à son tour, pour des missions ponctuelles, aux États-Unis il ne peut se résigner à revenir travailler sur le territoire français. Sa hiérarchie décide donc de le muter en Éthiopie, où accompagné de sa femme et de ses cinq enfants, il endossera les fonctions de deuxième secrétaire à l’ambassade de France. Sa mutation aura son lot de rebondissements, la vie d’un agent n’est pas de tout repos. Au cours de sa mission longue durée, il réchappera de justesse à une tentative d’assassinat à la salade (oui, oui, vous m’avez bien lue). À l’Éthiopie succèdera le Pakistan. Les enjeux ne sont pas les mêmes, l’atmosphère y est pesante. La situation explosive du Pakistan des années quatre-vingt dix implique une vigilance de tous les instants pour éviter tout incident diplomatique.  Chaque mission requière un engagement particulier qui diffère d’une opération à une autre. Le retour en France sera une véritable délivrance. Au cours des années qui suivront François Waroux sera envoyé au Sénégal puis en Tunisie dans le cadre de stages de formation.

Le fonctionnement interne des services de renseignement 

Le champ lexical propre aux services secrets fourmillent d’acronymes peu clairs dont je vous donne un petit échantillon. Le métier d’OT, exercé par l’auteur pendant près de vingt ans, consiste à engranger du renseignement sur un lieu ciblé. L’OT – officier traitant – doit faire preuve de rigueur dans son tri de l’information et de lucidité dans sa collecte. Les agents, quant à eux ne font pas partie intégrante du service interne, en réalité un agent est une source. Tous les agents ne se valent pas encore faut-il distinguer l’agent dormant, de l’agent principal ou encore de l’agent inconscient. Enfin, l’honorable correspondant, ou HC, est un intervenant qui facilite l’installation de l’OT et peut occasionnellement lui rendre des services. Les ONG, ambassades, institutions diplomatiques mais également les banques regorgent d’honorables correspondants et d’agents, pour la plupart prêts à trahir leurs entreprises ou pays d’accueil pour des motifs purement pécuniaires. On apprend par exemple que les Alliances françaises sont un lieu propice au recrutement d’agents. L’on découvre notamment (à mon grand étonnement) que Gérard de Villiers, l’auteur à succès de la célèbre série SAS de romans d’espionnage, était un HC. Pendant de longues années il a entretenu des liens étroits avec des membres du service de renseignement qui lui fournissaient maintes détails afin d’alimenter son oeuvre. L’autre possibilité de gratification d’une source est le renvoi d’ascenseur, pouvant aller jusqu’à la remise d’une distinction nationale. Chaque infiltration est savamment calculée, fruit d’un travail extrêmement long et fastidieux de collecte de données. Contrairement à l’imaginaire collectif, tous les agents ne sont pas envoyés sur le terrain. Le manquement aux ordres de la hiérarchie est sévèrement sanctionné, l’enjeu est d’effectuer une mission en un maximum d’efficacité et un minimum de traces. François Waroux met en lumière les mécanismes de fonctionnement d’une infrastructure méconnus du grand public et à la mécanique bien huilée.

Conclusion

François Waroux signe un document très intéressant sur le quotidien des agents secrets qui œuvrent dans la clandestinité au service de la France. La force de ce témoignage réside dans le fait que l’auteur rende intelligible les rouages d’une structure mystérieuse, voire parfaitement opaque pour les non initiés. James Bond n’existe pas est une lecture facile et agréable que je conseille vivement.

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Les Passeurs de livres de Daraya, Delphine Minoui : rentrée littéraire 2017 (#RL2017)

Delphine Minoui nous offre une immersion au cœur de Daraya, ville insurgée syrienne situé dans la banlieue de Damas et torpillée sans relâche par les troupes de Bachar el-Assad. En écrivant Les Passeurs de livres de Daraya, elle rend hommage à ces jeunes syriens qui n’ont pas hésité à braver les dangers pour insuffler un vent de liberté sur la cité assiégée. Delphine Minoui livre à travers ce texte une véritable ode à la littérature, « le livre comme une arme d’instruction massive », le livre comme pied de nez aux chars de Bachar el-Assad, à cette violence inouïe qui ébranle la région depuis cinq ans. Alors que cette région du monde nous évoque un terrain de jeux géopolitique où les ententes stratégiques se font et se défont sur le dos d’une population civile dans une situation toujours plus précaire, cette spécialiste du Moyen-Orient redonne espoir et évoque l’esprit libre qui anime les derniers habitants d’un des derniers bastions de résistance pacifique. Des hommes jeunes, la vingtaine, se sont donnés pour mission de sortir des décombres, des immeubles ensevelis sous les bombes, des milliers de livres. Une bibliothèque clandestine située au sous-sol d’un immeuble voit le jour dans une ville en ruine, aux confins du Proche-Orient, dans une région dévastée. La littérature va leur permettre d’épancher leur soif de liberté et de savoir dans un environnement chaotique rythmé au son des bombes qui s’abattent quotidiennement sur la ville. Le livre leur procure certes un sentiment d’évasion, un moyen de s’extraire du quotidien, mais il est surtout un acte de transgression. Véritable fléau pour les régimes totalitaires pour qui la soumission d’une population passe par l’éradication de toutes formes de contestation. Au préalable encore faut-il s’assurer que nul ne puisse penser par soi-même ni exercer son esprit critique. Ces jeunes forcent l’admiration, ils restent animés par une force vitale indéfectible qui ne les quittera jamais malgré les épreuves.

Daraya dévastée, le berceau de la résistance pacifique syrienne

Delphine Minoui emploie le terme d’urbicide – la destruction d’une ville par tous les moyens – pour décrire les sévices pratiqués par l’armée syrienne. Le dictateur pratique une politique de la terre brûlée et tente par tous les moyens, gaz sarin, napalm, bombardements incessants, de faire plier cette cité assiégé symbole de la résistance syrienne. Le siège dure depuis 2012 et prendra fin en 2016 par l’évacuation de la population civile et l’entrée des chars dans la ville martyre. Les médias en ont fait le Guernica syrien. Les rues sont désertes, la faim tiraille les ventres, la ville est privée d’eau et d’électricité, et pourtant en surfant sur le net Delphine Minoui tombe sur une publication surprenante. Une photo d’une bibliothèque secrète à Daraya, enfouie sous le sol, là où la vie semble se dérouler. Des livres tapissent les étagères. Un règlement, sous la forme d’une feuille A4, est même épinglé sur un mur. Édicter des règles procure l’illusion d’un ordre, d’une structure qui résiste dans une atmosphère chaotique de fin du monde. De fil en aiguille, la journaliste parvient à extirper de la toile les coordonnées d’un certain Ahmad, vingt-trois ans promis à des études d’ingénierie avant que le conflit ne mette un terme à ses ambitions. La réalité le rattrape au coeur du printemps arabe, à l’aube d’une guerre civile sanglante et interminable. À travers ce récit, on assiste aux échanges skype, WhatsApp et facebook entre la journaliste spécialiste du Moyen-Orient et ces jeunes à l’initiative de cette bibliothèque clandestine. Ce qui frappe dans ces témoignages c’est la maturité des interlocuteurs, qui ont la vingtaine et pourtant portent en eux une certaine gravité. Ils ont fait le choix sciemment de ne pas déserter, de rester à Daraya et de la défendre malgré le déséquilibre des forces en présence. Privé de tout, les livres deviennent leur refuge. Outre une promesse d’évasion, la littérature leur donne la force de tenir. Si d’autres qu’eux sont parvenus à obtenir leur liberté, alors l’idéal de démocratie qu’ils portent en eux pour leur pays n’est pas une chimère. Sous la plume de Delphine Minoui on découvre une ville qui n’a jamais cédé aux sirènes du terrorisme et de l’islamisme radical. Une ville qui a résisté durant quatre ans par la seule force vitale de ses habitants habités par une volonté de fer.

« Le livre, une arme d’instruction massive »

Qui n’a pas lu le fabuleux roman d’anticipation de Ray Bradbury, Fahrenheit 451, se doit d’y remédier. Cette dystopie effrayante évoque un monde où la lecture est interdite, où les livres sont bannis. La conservation du patrimoine culturel passe par la transmission orale, chacun se voit assigné une oeuvre qu’il s’efforce de mémoriser pour la transmettre à son tour. Publié en 1953, cet ouvrage s’annonce comme prophétique et se révèle terriblement d’actualité. Un monde dans lequel le livre n’a plus sa place, est un monde mort sur le plan intellectuel mais une véritable aubaine pour un pouvoir despotique. Véritable bête noire des autocrates, le livre risquerait de pervertir les esprits. Ils cesseraient ainsi d’être malléables, perméables à un enseignement idéologique et dogmatique. Brûler les livres c’est purifier les esprits. L’arrivée des régimes totalitaires au pouvoir ne s’est-elle pas toujours traduite par des autodafés ? En 1933, Hitler met en scène de gigantesques autodafés. Plus récemment, il suffit de citer l’incendie de la bibliothèque de Tripoli ou de Mossoul. Le livre fait peur et pour cause, ces jeunes rebelles syriens y puisent la force de résister. La bibliothèque devient un des derniers lieux de partage, d’échanges. Elle incarne les vestiges d’une vie sociale depuis longtemps oubliée. Des débats y sont menés, une salle est consacrée exclusivement aux échanges via Skype avec des professeurs et des dissidents en exil. La littérature a également ce triple enjeu temporel : faire le lien entre passé, présent et futur. Lire c’est s’imprégner du passé, des écrits de ceux qui nous ont précédés, pour déchiffrer le présent et préparer le futur. C’est exactement ce processus qu’expérimente cette jeunesse contestataire.

Conclusion

Les Passeurs de livres de Daraya est une ode à la littérature. Le livre est brandi comme la dernière arme dont dispose une population martyrisée, une arme dont aucun régime ne viendra à bout. Le dernier acte de résistance des habitants de Daraya. Delphine Minoui rend hommage à Ahmad, Hussam, Shadi, Abou Malek et à tous ceux qui ont su faire preuve de courage pour mener à bien ce projet de bibliothèque clandestine au coeur d’un conflit d’une violence inouïe.

« Là où on brûle les livres, on finit par brûler des hommes. » Heinrich Heine

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Un funambule sur le sable, Gilles Marchand : rentrée littéraire 2017 (#RL2017)

Gilles Marchand signe un roman magistral, fulgurant de cette rentrée littéraire, intitulé Un funambule sur le sable, et qui de façon parfaitement injuste passe inaperçu. Le funambule c’est Stradi, jeune homme souffrant d’un handicap ou plutôt d’une malformation surprenante puisqu’il naît avec un violon dans la tête. Le sable, c’est la vie jalonnée d’obstacles à surmonter, de défis à relever pour prétendre à une vie normale lorsque justement tous les critères censés attester de notre normalité se sont pas remplis. Ce roman incarne à lui seul toutes les raisons pour lesquelles je trouve la littérature merveilleuse. Alors que rien n’augure d’une telle rencontre, on ouvre un livre et là le miracle se produit, la magie opère instantanément, tout fonctionne. Une intimité immédiate se tisse entre le lecteur et le roman, les pages s’enchaînent avec une fluidité désarmante, les mots s’impriment sur la rétine. Peu de romans ont cette capacité à laisser une trace indélébile une fois refermés accompagnée d’un sentiment de nostalgie. Un funambule sur le sable est de ceux-là, il est d’une beauté inouïe. L’auteur aborde le sujet délicat de la différence en évitant tous les écueils de la rhétorique misérabiliste, dans une langue dépouillée dénuée de pathos et pourtant qui touche en plein coeur. On tourne les pages le sourire aux lèvres et la larme à l’oeil. Le procédé métaphorique s’avère d’une efficacité redoutable. Gilles Marchand s’en sert pour contrebalancer la gravité du sujet traité tout en distillant de l’humour au fil des pages. Puisque si ce roman est extrêmement touchant, il n’en est pas moins désopilant. Et c’est ce savant mélange qui confère à cet ouvrage sa singularité.

Le sujet du handicap et de la marginalisation traité avec finesse ainsi que le caractère dysfonctionnel de nos sociétés contemporaines

Stradi c’est un surnom, un diminutif de Stradivarius, que ses camarades de classe lui ont donné. Puisque que quitte à être différent autant que cette différence se révèle utile et devienne un outil de distinction. Comme souvent la science est inapte à expliquer un tel phénomène, les médecins restent pantois, naître avec un violon dans la tête ce n’est pas banal. Si cette malformation n’est pas visible à l’oeil nu, donc non excluante à première vue, le violon rythme la vie de Stradi. Sa mélodie ponctue les états d’âme du jeune homme, lui refusant toute possibilité d’être assimilé à quelqu’un de normal. Gilles Marchand retrace les étapes de la vie de Stradi, ces événements qui ponctuent la vie de tout individu « normal » – l’école, les amis, les histoires d’amour… – mais qui peuvent revêtir un caractère délicat pour une personne qui ne rentre pas dans les cases prévues par la société. Gilles Marchand développe toute une réflexion sur nos sociétés contemporaines inaptes à proposer une autre alternative à ceux qui involontairement n’ont pas les moyens d’y trouver une place. C’est un double combat que Stradi va mener toute sa vie, une lutte acharnée qui lui demandera deux fois plus d’efforts à fournir que pour une personne normale. D’une part, Stradi devra prouver sa normalité en occultant sa difformité, en taisant son violon donc en se faisant violence. D’autre part, il devra compenser son handicap, le violon ne lui laissant pas une seconde de répit, sa concentration s’en trouve altérée. Pour un résultat équivalent, la charge de travail est beaucoup plus conséquente que pour un élève ordinaire. Au delà des répercussions personnelles et scolaires, surviennent les conséquences sociales de l’infirmité. Dès l’école, les élèves l’observent comme une bête curieuse, il n’est pas convié aux anniversaires, il se retrouve exclu de ce qui ponctue la vie d’un enfant. Cette marginalisation, exclusion s’intensifie avec l’âge. Lorsqu’il occupera une place de marin sur un chalutier, la découverte de son secret l’obligera à démissionner. Quelle solution proposer à une personne qui n’a aucune prise sur son infirmité ?

J’y avais bien réfléchi, ce n’était pas le monde qui n’était pas fait pour moi, mais la société, ce qui était totalement différent […] La société dans son ensemble n’attendait qu’une seule chose de moi : que je sois comme tout le monde. Depuis des années, je me battais pour m’adapter à cette société qui m’avait toléré. Mais cette société faite par des hommes et des femmes n’était pas quelque chose de naturel […] La société avait établi tout un tas de règles mais n’avait rien prévu pour les gens qui n’étaient pas capables de les suivre pour des raisons indépendantes de leur volonté. Elle les acceptait mais ne leur donnait pas une réelle chance à part celle de rester bien sagement assis sans trop déranger et surtout, surtout, sans oublier de lui dire merci.

La découverte d’un auteur exceptionnel qui maîtrise de bout en bout sa narration 

Gilles Marchand avec Un funambule sur le sable relève le défi haut la main de traiter, sans agressivité ni complainte, sur un ton juste, un sujet épineux. Le danger aurait été de glisser dans un discours moralisateur et accusateur sur un ton acrimonieux ou à contrario d’abuser de procédés visant à émouvoir le lecteur. Véritable page turner, l’histoire qui peut paraître déconcertante au début, s’avère d’une efficacité redoutable. La douceur de l’instrument choisi atténue la violence du handicap. La poésie imprègne chaque situation. La folie dans laquelle sombre peu à peu le père de Stradi est décrite de manière admirable. Son ami Max, lui aussi victime d’une malformation le condamnant à boiter toute sa vie, est un passionné de musique et choisit les métiers qu’il souhaite exercer en fonction des paroles des chansons qu’il fredonne. Il deviendra tour à tour fleuriste, boucher, poinçonneur… Si l’apparente candeur qui berce l’ouvrage cache une analyse fine des défaillances de nos sociétés contemporaines, celle-ci est habilement tournée et reste en filigrane, elle ne prend jamais le pas sur la narration. Un funambule sur le sable est également un ouvrage désopilant. L’humour a une place centrale dans le roman. Un des passages qui m’a fait hurlé de rire est celui où Stradi sur le point de devenir père se pose la question de l’hérédité, de la possible transmission à sa descendance de son infirmité. Sous couvert d’un ton humoristique, l’auteur aborde un débat sociétal et médical. Gilles Marchand nous offre un morceau d’anthologie :

 Pire, et si Lélie n’accouchait pas d’un enfant mais uniquement d’un violon ? Nous aurions l’air malin à le présenter à nos amis, bien installé dans sa couveuse. Un tout petit violon qui deviendrait un alto puis, à force d’être bien nourri, un violoncelle et enfin une contrebasse. En voilà une adolescence qui serait agréable pour tout le monde. Je l’imaginais déjà nous contredire à grands coups de pizzicati geignards « Vous ne pouvez pas me comprendre chui un alto, moi ». Et où pourrait-on le scolariser ? Au conservatoire ? « Bonjour, nous venons pour inscrire notre petit violon en classe de solfège et nous aimerions également qu’il pratique un instrument. »

Conclusion

Un funambule sur le sable est un livre que je vous conseille ardemment, il est l’un de mes gros coups de coeur de cette année avec Un fils parfait de Mathieu Menegaux, Chanson douce de Leïla Slimani et Ma reine de Jean-Baptiste Andrea. On retrouve, comme dans Le Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry ou encore dans le premier roman de Jean-Baptiste Andrea, ce regard innocent et pur de l’enfance qui a une force incroyable, celle de sublimer les expériences les plus douloureuses d’une vie.

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Gabriële, Anne et Claire Berest : Grand Prix des Lectrices de ELLE 2018 (#GPLE)

Gabriële est le fruit d’une composition à quatre mains, Anne et Claire Berest rendant hommage à leur aïeule Gabriële Buffet, épouse Picabia. Gabriële dénote dans cette société muselée et machiste par sa modernité. Les soeurs Berest nous offrent certes un portrait de femme, mais surtout dispensent un cours d’histoire de l’art sous la forme d’une fresque historique mettant en scène les figures emblématiques de l’avant-garde artistique du début du XXe siècle. Gabriële jouera un rôle clé dans ce renouveau artistique annonciateur du mouvement dadaïste puis surréaliste. Elle dynamite la conception classique de l’art et oeuvre en faveur d’une émancipation des dictats académiques. Elle entrevoit la création comme un acte libre. Elle épouse Francis Picabia en 1909, le guidera et lui insufflera une nouvelle manière de créer. Gabriële incarne une figure emblématique de cet avant-garde artistique injustement tombée dans l’oubli. Les arrières-petites-filles de Gabriële Buffet-Picabia réhabilitent cette femme visionnaire au destin si singulier. Toutefois, j’ai quelques réserves concernant cet ouvrage. La femme qui se cache derrière la muse ne m’a pas inspirée d’empathie, ni de sympathie. Si les anecdotes savoureuses, sur Marcel Duchamp, Picasso ou Guillaume Apollinaire, racontées par les soeurs Berest m’ont enchantées, je suis restée hermétique au destin de Gabriële. Je ressors de cette lecture un peu confuse, puisque si j’affectionne cette époque d’un point de vue historique et artistique, je ne suis pas parvenue à cerner véritablement quelle femme était Gabriële Buffet-Picabia. Je n’ai pas ressenti d’émotion à la lecture de Gabriële, ce qui explique en partie mon avis en demi-teinte.

L’Europe du début du XXe siècle : une période d’avant-garde artistique

La rencontre entre Gabriële Buffet et Francis Picabia, artiste célèbre pour ses peintures impressionnistes et son oeuvre prolifique, marque un tournant dans la vie de ces deux êtres. Gabriële met un terme à ses études de musique et décide de se consacrer exclusivement à la carrière de son futur époux, quant à lui, son besoin de s’émanciper de la vision classique de la peinture trouve écho en Gabriële. Comme dans toutes révolutions artistiques, chez d’autres artistes ce changement se fait sentir. C’est toute une époque qui introduit les prémices de ce que seront le dadaïsme et le mouvement surréaliste. Les soeurs Berest nous font assister en qualité de témoin à ces profondes mutations. La précision et l’abondance d’informations suggèrent un travail de documentation en amont considérable, ainsi qu’une familiarité avec l’époque traitée. L’on découvre une société gangrénée par la drogue. Les femmes sortent dans les diners mondains leur attirail à table afin de se faire des injections de morphine dans la cuisse, sans que cela ne semble choquer personne. Francis Picabia sera un gros consommateur d’opium, psychotrope qui lui permet de s’évader quelques heures dans un univers ouaté procurant un apaisement passager à ses angoisses existentielles. Ces psychotropes vont participer à la déconstruction du réel, préalable nécessaire à l’avénement du cubisme. Gabriële ainsi que ses contemporains, entrevoient un nouvelle forme d’art née de l’influence réciproque des arts entre eux. Ainsi, la musique s’immisce dans la peinture, les artistes tentent de créer des machines capables de matérialiser la musique impalpable en une manifestation de formes et de couleurs sur une toile. Cette vision est totalement novatrice. Gabriële est une lecture riche en enseignements mais également en anecdotes. Joan Miro rendra hommage à Marcel Duchamp, dont la toile Nu descendant un escalier n’a pu être exposée au Salon des Indépendants, en dessinant Femme nue montant un escalier quelques années plus tard. Guillaume Apollinaire se brouilla avec Pablo Picasso pour une affaire rocambolesque, Apollinaire ayant été soupçonné d’avoir dérobé La Joconde.

Mais quelques réserves demeurent

Si dès le début de ma lecture j’ai été happée par le destin atypique de cette femme, au fils des pages j’ai relevé nombre de redondances et de petits détails qui m’ont agacée. Gabriële Buffet-Picabia est maintes fois présentée comme une femme avant-gardiste, au talent musical certain, indépendante et brillante. Néanmoins, dès la page soixante-dix l’on découvre qu’elle décide d’abandonner sans hésitation les études musicales qu’elle poursuit à Berlin pour se marier avec un homme rencontré un jour auparavant. Pour obtenir de sa famille de partir étudier sa passion, la musique, elle avait pourtant du s’opposer fermement à son père, qui avait d’autres aspirations pour sa fille. Pour accéder à l’enseignement musical dispensé à la Schola Cantarum, Gabriële travaille avec acharnement afin de passer le concours d’entrée, qu’elle obtient avec brio. Tous ces efforts sont vains puisque peu de temps après elle décide d’abandonner toute prétention à une carrière musicale au profit du statut d’épouse. Là encore, Anne et Claire Berest soulignent les idées modernes de leur aïeule, son soutien indéfectible à son époux et son rôle de muse, source d’inspiration constante et de volonté de transgresser les codes établis. Pourtant les faits semblent contredire cette version, Gabriële se marie rapidement, déménage dans un appartement bourgeois, tombe enceinte peu de temps après son mariage. Certes cette situation ne semble pas lui convenir, la vie de famille bourgeoise ne lui sied pas, elle ne fait pas preuve d’instinct maternel, vit sa grossesse comme une épreuve, néanmoins les faits attestent de la chronologie des événements. Gabriële fermera les yeux sur les liaisons successives de son mari, je en trouve pas qu’accepter l’adultère soit l’apanage d’une femme qui se revendique libre. J’ai eu la désagréable impression que tout au long de l’ouvrage, on essayait de me convaincre du destin hors du commun d’une femme s’affranchissant des dictats d’une société ankylosée par des siècles de machisme. Ce décalage entre les faits présentés et leur interprétation m’a gênée. Mon ressenti est parfaitement résumé dans cet extrait qui me laisse quelque peu perplexe :

« La carrière musicale de Gabriële prit fin avec la rencontre de Francis Picabia. » À la lire, cette sentence a la violence d’un accident. Pourtant, la situation est peut-être plus ambiguë. Gabriële est un être libre et, pourquoi pas, libre au point d’exercer sa liberté en la sacrifiant. Aussi inattendu que cela puisse paraître, il semble que cet asservissement fut volontaire.

Conclusion

Je conseille la lecture de Gabriële à tous les amoureux de l’art sous toutes ses formes, ainsi qu’à ceux qui affectionnent particulièrement cette période d’effervescence artistique et intellectuelle du début du XXe siècle. Le propos est clair, Anne et Claire Berest parviennent à rendre intelligibles des concepts parfois obscurs. Cet ouvrage m’a permis de me cultiver tout en lisant, les enseignements dispensés sont très intéressants et l’atmosphère de l’époque reproduite avec maîtrise.

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Légende d’un dormeur éveillé, Gaëlle Nohant : Grand Prix des Lectrices de ELLE 2018 (#GPLE)

À l’image du titre choisi, Gaëlle Nohant ressuscite sous une plume douce et délicate le poète surréaliste Robert Desnos. Légende d’un dormeur éveillé rejoint la longue liste d’exofictions à succès de cette rentrée littéraire. Roman dense et touffu, Légende d’un dormeur éveillé rend hommage à l’homme, au poète, au résistant qu’était Robert Desnos, décédé le 8 juin 1945, à l’âge de quarante-quatre ans, au camp de Theresienstadt des suites du typhus. L’auteure réhabilite la mémoire de celui qui fut une figure emblématique du mouvement surréaliste né au lendemain de la Première Guerre mondiale sous l’égide d’André Breton, qui en est le théoricien. Gaëlle Nohant se révèle être une conteuse hors pair, la précision avec laquelle elle décrit le parcours du poète est confondante de réalisme. Si le lecteur ploie sous une abondance de détails, cela n’altère en rien la force du propos et contribue à recréer cette atmosphère caractéristique de ces années d’effervescence artistique et de liberté débridée. On découvre un homme engagé ne souffrant aucun asservissement à une autorité dogmatique ou doctrine politique. Capable de tenir tête à la tyrannie d’André Breton et de s’opposer publiquement aux idées du troisième Reich, Robert Desnos est un homme d’une droiture exemplaire. Dans cette période trouble où chacun devra se déterminer et beaucoup se montreront versatiles, changeant de camp au gré des événements, Robert Desnos fait figure d’exception. C’est cette franchise et cette bonté indéfectible que Gaëlle Nohant excelle à mettre en lumière. L’auteure a cette phrase très belle : « […] Robert n’est pas naïf, c’est un rêveur lucide, il rêve les yeux ouverts. »

booksnjoy - robert desnos - legende d'un dormeur eveille - gaelle nohant

L’homme libre : du surréaliste au révolté

Cette liberté, propre à la période de l’entre-deux-guerres, il l’exerce dans tous les domaines. Conscient de se retrouver dans les valeurs prônées par le mouvement surréaliste,  il n’hésitera pas à se présenter lui-même à André Breton. Remarqué très vite pour son talent, il se prêtera avec dévotion à des expériences mystiques propices à la création artistique et à l’expression de l’inconscient. Ainsi, il expérimentera les sommeils hypnotiques, censés libérer le psychisme du contrôle de la raison. Le manifeste du surréalisme, publié en 1924, explicite cette pensée novatrice et cet art de vivre. D’autres Manifeste du surréalisme suivront, prenant la forme de brûlots symboles d’une guerre fratricide et de règlements de comptes internes entre André Breton et ceux qu’il considère comme des dissidents. Gaëlle Nohant dresse un portrait peu glorieux du chef de file des surréalistes. L’homme est bouffi d’orgueil, avide de pouvoir et entend régenter la vie quotidienne de ses disciples. Il s’octroie le droit de répudier ceux qui osent contester son autorité hégémonique. Robert Desnos fera les frais de son courroux, sa liberté ne souffrant aucun asservissement à une autorité dogmatique. En effet, André Breton dont l’insistance se fait de plus en plus pressante se prononce en faveur d’une adhésion au parti communiste. Robert Desnos refuse de se rallier à une quelconque doctrine politique et décide de prendre le large, s’attirant les foudres du maître. Pétri d’une pensée d’obédience communiste, André Breton accuse Desnos de se compromettre avec la presse bourgeoise, et ainsi d’altérer le message surréaliste. Comme le souligne l’auteure :

S’il accepte la tyrannie de l’amour, pour tout le reste, il est un poète sans dieu ni maître.

À la liberté politique, s’ajoute la liberté de moeurs. S’il est un amoureux passionné et dévoué, Robert Desnos n’imposera jamais de contraintes à ceux qu’il aime. Ainsi, l’on découvre qu’il partageait sa compagne avec le mari de celle-ci. Foujita, Youki et Desnos incarnent une liberté sexuelle sans entrave. Même dans cet arrangement, transparaît la singularité du poète qui se révèle être un amant fidèle. Il souffrira de la frivolité de sa compagne sans jamais tenter de brider sa liberté. Si Robert Desnos sait se montrer intransigeant, il est un amant doux et tendre.

Un homme engagé

L’engagement de Robert Desnos se fait à tous les niveaux et recouvre toutes les facettes de sa personnalité. En tant qu’écrivain face à la montée du nazisme, il s’engage à publier en parallèle des textes anonymes diffusés sous le manteau puisqu’interdits par la censure, mais également des poèmes dont le sens caché est à déchiffrer. Conscient de la puissance de l’écrit, il fait de la culture et notamment de la littérature une arme de contestation, un acte de résistance.

Un poème a plus de force qu’un discours, par l’émotion qu’il fait naître.

Il décide dans le même temps de publier des recueils pour enfants à l’image du poème La fourmi, qui laisse entrevoir la violence inouïe qui sévit dans une nation asservie à l’autorité nazie. Son activité de journaliste lui permet d’exprimer son opposition virulente à l’hégémonie allemande. En tant que critique littéraire, il refuse de s’adonner à la critique de complaisance et attaque sans détours les auteurs dont le fonds de commerce est l’antisémitisme ambiant. C’est avec finesse et répartie qu’il épingle Louis-Ferdinand Céline dont l’antisémitisme notoire suinte à travers ses écrits. Robert Desnos ne se départ jamais de son ton caustique et de sa plume incisive, surtout lorsqu’il rédige avec finesse une réponse à Céline, Ce dernier l’accusant de « s’enjuiver ». Robert Desnos s’engagera plus avant dans la résistance en revêtant les habits de faussaire dans un premier temps puis en s’enrôlant dans l’action directe. Il participera à des actions telles que le sabotages de lignes de trains. Il s’engagera dans la résistance armée avec la prise d’assaut du commissariat du 15e arrondissement. Il accueillera chez lui ceux dont l’existence est menacée. Gaëlle Nohant rend hommage à un homme qui a su faire preuve d’un courage exemplaire et dont il émane une humanité lumineuse. Cette humanité le conduira dans les camps à pratiquer la chiromancie et à promettre des jours heureux à ceux que l’espoir a déserté.

Conclusion

Gaëlle Nohant signe un très bel ouvrage à la fois passionnant et instructif qui tout en réalisant le portrait d’un homme remarquable, retrace une époque qui s’étend de la fin de la Première Guerre mondiale à la fin de la Seconde. Cette période de bouillonnement intellectuel, de liberté totale et de création artistique sera balayée par le troisième Reich. La gouaille de Robert Desnos dérange, ce refus de flatter l’égo des puissants lui vaudra entre autre sa déportation. Le poète fit toute sa vie preuve d’une insolence farouche à l’égard de ceux qui cherchaient à entraver sa liberté de mouvement. C’est cette image qui reste marquée sur la rétine une fois le livre achevé.

 

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L’espérance d’un baiser, Raphaël Esrail : rentrée littéraire 2017 (#RL2017)

Raphaël Esrail, ancien déporté d’Auschwitz et actuel Président de l’Union des déportés d’Auschwitz, décide à l’âge de 91 ans de raconter son expérience des camps sous la forme d’un témoignage historique intitulé L’espérance d’un baiser. C’est en regardant l’émission littéraire La Grande Librairie présentée par François Busnel que j’ai découvert ce formidable témoignage dont la nature est certes personnelle mais la portée universelle. Raphaël Esrail cite dans son ouvrage cette phrase d’une justesse implacable formulée par le doyen Dominique Borne : « Le témoignage c’est l’expression individuelle d’un destin collectif. » En effet, chaque témoignage apparaît comme l’une des faces d’un prisme, qui mises bout à bout nous offrent une vision globale de l’histoire. Chaque témoignage étant l’expression d’un ressenti, d’un vécu subjectif, est par nature singulier, donc indispensable. Il contribue à faire émerger la vérité d’une réalité et à renforcer la véracité d’un événement. Témoigner est une étape clé du processus de résilience entamé par Raphaël Esrail. Dans une langue dépouillée dénuée de pathos, l’un des derniers survivants d’Auschwitz évoque son passé de résistant au sein des Éclaireurs Israélites de France, son arrestation par la Gestapo, son transfert au camp de Drancy puis sa déportation à Auschwitz. Raphaël Esrail raconte sans artifices les difficultés du retour à la réalité, une fois la libération promulguée, le mutisme qui s’installe et l’impossibilité de communiquer sur un passé trop lourd à porter. En filigrane, se dessine au fil des pages une histoire d’amour aussi merveilleuse qu’inespérée entre Raphaël Esrail et sa future épouse Liliane Badour, rencontrée au camp de Drancy. La perspective folle des retrouvailles insufflera à l’auteur l’énergie et l’espoir nécessaires pour survivre dans les camps de la mort.

Un témoignage personnel et indispensable

Issu d’une famille modeste juive d’origine turque qui a émigré à Lyon, Raphaël Esrail n’entretient pas de liens étroits avec la religion. C’est plus par conscience de sa responsabilité politique que par croyance qu’il décide d’agir en s’engageant au sein de la structure de résistance mise en place par les Éclaireurs Israélites de France (EIF) en 1943. Dès lors il revêt les habits d’un autre et devient Raoul-Paul Cabanel. Ce changement d’identité lui apporte une plus grande liberté de mouvement indispensable à son activité de faussaire. De l’automne 1943 au 8 janvier 1944, Raphaël Esrail se consacrera entièrement à la fabrication de faux papiers et à son statut d’agent de liaison permettant la circulation sur le territoire de faux documents administratifs. Le 8 janvier 1944, sa vie bascule. La gestapo l’embarque, il est interrogé, torturé puis transféré au camp de Drancy. Contre toute attente, il y fait la rencontre de Liliane Badour, qui deviendra sa femme à la libération. Le coup de foudre est immédiat. Cette histoire des plus romanesques n’a aucune chance de survivre à l’horreur des camps de concentration, lui à Auschwitz, elle à Birkenau. Et pourtant, l’espoir ne quittera jamais le narrateur, cette histoire d’amour va cristalliser toutes ses espérances. L’espérance d’un baiser n’est en aucun cas un roman, le récit est purement factuel sans pathos, dénué de sentimentalisme. L’auteur ne cherche à aucun moment à susciter l’émotion chez le lecteur, la vocation de ce document est d’exposer une réalité d’une violence inouïe où la mort rode en permanence prête à s’abattre de manière arbitraire. La seule réserve que j’ai concerne justement cette dimension sensible que je trouve totalement absente du récit. Par moment, j’ai eu l’impression d’être mise à distance, ce qui m’empêchait de rentrer totalement dedans et de ressentir des émotions fortes face à ce témoignage remarquable. J’impute cette distance à la pudeur de l’auteur qui livre ici une histoire intime particulièrement douloureuse. Raphaël Esrail souligne avec une beauté inouïe le caractère indispensable du témoignage des rescapés des camps de la mort à travers ces quelques mots :

Chaque juif pris dans ce périmètre de la mort sait ce qui l’attend, vivant au quotidien dans le couloir de la mort tout en étant témoin d’un crime inouï, qu’il ne pourra pas dénoncer puisqu’il doit mourir aussi. Condamné doublement au silence. Se loge là la conscience que peut avoir un rescapé de la valeur de son propre témoignage.

La vie à Auschwitz : des anecdotes surréalistes 

De nombreux documents, ouvrages, documentaires, films, rendent compte des conditions de vie au sein des camps de concentration. La particularité de ce texte réside dans les anecdotes et épisodes vécus par Raphaël Esrail et ses compagnons de mauvaise fortune. On apprend notamment que l’amour et l’amitié ont leur place dans cet environnement mortifère. La solidarité entre individus existe. Elle prend la forme de dangers pris ensemble, de missives transmises d’un camp à un autre. C’est le cas de Fanny qui au péril de sa vie permettra à Liliane et Raphaël d’entrer en contact et de prendre des nouvelles l’un de l’autre. En guise de remerciement Raphaël et ses collègues de l’usine lui fabriquent un petit fer à cheval porte-bonheur. Lorsque Raphaël apprendra les conditions de travail insoutenables auxquelles est soumise Liliane, il mettra tout en oeuvre pour organiser son transfert. Cet épisode semble irréaliste. Pourtant il obtiendra gain de cause et Liliane quittera l’Aussenkommando qui exige d’elle de travailler en extérieur pour intégrer un poste à l’usine. Ces rares moments d’humanité portent en eux les germes d’un espoir qui résiste, d’une lutte pour la vie qui refuse de s’incliner. À l’organisation militaire allemande où le moindre écart est sanctionné, se substitue peu à peu une organisation parallèle avec ses propres règles. Un marché parallèle se met en place, chacun tente d’améliorer son quotidien par de petits arrangements. La monnaie d’échange de cette économie de troc prend la forme de morceaux de pain. Un service rendu vaut son pesant de morceaux de pains.

Le douloureux retour des camps

À l’horreur se substitue peu à peu le difficile retour à la réalité loin des camps. Raphaël Esrail évoque avec justesse la complexité et l’ambivalence des sentiments éprouvés. Le soulagement d’avoir survécu à l’enfer est terni par le sentiment de culpabilité. L’expérience des camps laisse une marque indélébile, que seuls ceux qui l’ont vécue peuvent comprendre. Elle se traduit chez le narrateur par une perte de sensibilité à l’égard d’autrui. La valeur d’une personne se mesure dorénavant à l’orée du comportement hypothétique qu’elle aurait eu dans une situation extrême semblable à celle des camps de concentration. Ainsi, le camp de concentration devient le thermomètre de ses relations sociales, l’indicateur permettant de jauger chaque individu et la force morale qui émane de chacun. Raphaël Esrail met le doigt sur le mutisme qui s’installe non seulement dans la sphère publique mais également privée. Il faudra laisser passer une génération avant que les langues ne se délient, que la parole se libère et que l’ampleur des exactions commises par les nazis ne soit révélée. Il est sidérant de voir qu’il aura fallu dix ans à l’état français pour accorder à Raphaël Esrail le titre de « déporté résistant »…

Conclusion 

Je ne peux que vous encourager à lire L’espérance d’un baiser, ainsi que le témoignage d’autres survivants des camps. Nous avons tous un devoir de mémoire et celui-ci passe notamment par la lecture de leur histoire. Comme le souligne Raphaël Esrail, peu de survivants des camps sont encore en vie, ce qui rend leur parole d’autant plus précieuse.

 

>>> RENTRÉE LITTÉRAIRE 2017 (#RL2017)

 

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