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Mon Ántonia, Willa Cather : les pionniers d’Europe de l’Est dans le Midwest américain

« Pour Ántonia et pour moi, cette route avait été celle du destin, nous avait conduits aux premières vicissitudes du sort qui avaient prédéterminé tout ce que nous allions devenir. Désormais, je savais que cette même route allait nous réunir. Quoi que nous eussions manqué, nous avions en commun le passé, précieux, incommunicable. » À bord d’un train filant vers l’Ouest, traversant la grande plaine centrale d’Amérique du Nord, Jimmy, onze ans, orphelin confié à ses grands-parents, rencontre pour la première fois Ántonia Shimerda. Voyageant dans le wagon d’immigrants, la première famille tchèque de la région a laissé derrière elle sa Bohème natale pour le Nebraska, son climat vigoureux, ses étendues d’herbe rouge à perte de vue. Sans-le-sou, les Shimerda atterrissent dans un terrier, s’échinent à défricher la terre, ployant sous le coup d’une vie de labeur, tout en souffrant du mal du pays, de la nostalgie pour le vieux continent. La peau cuivrée par le soleil, Ántonia travaille aux champs, creuse son sillon. L’amitié entre les deux adolescents se distend, se resserre, évoluant au au fil des saisons. Vingt ans plus tard, Jimmy se remémore son Ántonia,« capable de vous couper le souffle d’un simple regard ». Dans un carnet, il retranscrit, au prisme de son amitié, l’histoire des pionniers venus d’Europe de l’Est forcer le destin et qui, affranchis des règles tacites de la bonne société, ont réussi là où les familles américaines engoncées dans leur puritanisme, ont échoué. L’autrice américaine #WillaCather, lauréate en 1923 du prix Pulitzer pour L’un des nôtres, ne signe sans doute pas le grand roman sur la conquête de l’Ouest ; convenu, mièvre, reposant sur une vision idéalisée du quotidien des migrants rendu par un narrateur peu sympathique au jugement sévère à l’égard des étrangers ; mais rend compte de la difficulté pour ses populations de s’intégrer, qu’une volonté extraordinaire a permis de surmonter. L’esprit d’aventure, la ruée vers l’or, des femmes qui tracent leur route en saisissant chaque opportunité, une nature sublimée… Mon Ántonia est un roman d’atmosphère, lent, qui, bien qu’ayant vieilli, procure un doux sentiment d’apaisement.

Mon appréciation : 3/5

3/5

Date de parution : 1918. Format poche aux Éditions Rivages, traduit de l’anglais (États-Unis) par Robert Ruard, 336 pages.

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Le Portrait de mariage, Maggie O’Farrell : la biographie romancée d’une duchesse indomptée dans l’Italie du XVIe siècle

« Lucrèce s’installe à la longue table de dîner […] quand vient à Lucrèce, avec une évidence soudaine – comme si un fragment de verre coloré, devant ses yeux, avait été placé ou peut-être retiré -, la certitude que son époux projette de la tuer. » Portrait d’une jeune fille en feu, la biographie romancée consacrée par Maggie O’Farrell à Lucrèce de Médicis mariée au duc Alfonso à l’âge de quinze ans, confirme le talent éblouissant de l’autrice irlandaise pour combler les blancs de la vie de personnages historiques oubliés. Après s’être attelée à celle du fils de Shakespeare dans Hamnet, Maggie O’Farrell imagine le destin brisé d’une jeune femme indomptable prisonnière d’un mariage avec un homme à deux visages. Tantôt autoritaire, rigidité qu’un léger souffle suffit à craqueler, libérant un flot de colère ; tantôt attentionné. Comme si une violence sourde couvait sous le vernis courtois du descendant d’une des plus illustres familles régnantes d’Italie. Fille de la célèbre « fecundissima » de Florence, Lucrèce est un maillon dans les chaînes du pouvoir. Son pedigree éclaire l’insistance du Duc – pressé de concevoir un héritier pour empêcher que son duché ne passe aux mains des français – à l’épouser, après le décès de sa sœur, emportée par une maladie foudroyante, à laquelle il était fiancé. À mesure que les mois s’égrènent et que ses menstruations reviennent, l’étau se resserre. Alternant deux époques : 1561, dans la forteresse où elle pressent que son époux l’a isolée pour l’assassiner ; et 1544, son enfance solitaire au palais, la narration converge vers le point culminant. La mort suspecte de la duchesse de Ferrare, soupçonnée d’avoir été empoissonnée, sert de matière romanesque à l’imagination fertile de Maggie O’Farrell, qui dessine en creux de cette tragédie annoncée, dans un style baroque, alternance d’ombres et de lumières, de nuances riches et dorées, le portrait d’une héroïne talentueuse, libre et impétueuse, qui jusqu’au bout a lutté dans un combat déloyal face à son mari. Un pur plaisir de lecture !

La beauté de cette couverture, on en parle ? 

Mon appréciation : 4,5/5

 

4.5/5

Date de parution : 2023. Éditions Belfond, traduit de l’anglais (Irlande) par Sarah Tardy, 416 pages.

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La jungle, Upton Sinclair : journalisme d’immersion dans les coulisses du capitalisme ou l’échec du modèle néo-classique et l’éveil d’une conscience politique

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« Il existe deux sortes de prison : dans l’une, c’est l’homme qui est enfermé, tandis que ce qu’il convoite est à l’extérieur ; dans l’autre, l’homme est laissé en liberté, mais les objets désirés sont, eux, derrière les barreaux. » S’inscrivant dans la tradition américaine du « muckraking » – journalisme d’investigation au début du 20e siècle, qui par le biais d’une longue enquête immersive dénonce dénonce la toute-puissance du Trust de la Viande : corruption des élus, collusion entre la justice, les politiques, la police et la pègre, entente entre les capitaines d’industries…, Upton Sinclair tire de son immersion dans les abattoirs de Chicago un roman flamboyant nous faisant pénétrer dans les coulisses du capitalisme. Laboratoire social où les industriels magouillent, s’entendent sur les prix, pratiquent une division du travail acharnée verticale et horizontale, aliénant les ouvriers et les dépossédant de leur énergie vitale. Broyés entre les mâchoires d’une machine infernale, ils sont recrachés exsangues sur un marché rendu flexible par une armée d’un million de chômeurs qui battent le pavé. Rangs que viennent grossir Jurgis, sa future femme Ona, Elzbieta, Marijá, le vieux Antonas et six enfants. Une famille de paysans émigrés d’Europe de l’Est débarquant sur la terre promise. Des idéalistes ayant troqué dans leur naïveté et leurs rêves de fortune les forêts de Lituanie pour les conserveries de viande Brown and Company. Le chemin de croix de Jurgis illustre étape par étape l’envers du rêve américain. Le combat déloyal de David contre Goliath, de l’ouvrier, pièce substituable d’une mécanique bien huilée, contre les silhouettes floues du pouvoir qui l’exploite. Membre de la gauche socialiste américaine, Upton Sinclair est un écrivain engagé. À l’instar d’Emile Zola – par son style journalistique et naturaliste ultra documenté, racontant la déchéance morale d’un héros courageux plongeant dans l’alcoolisme (L’Assommoir), et de John Steinbeck – des destins brisés, un puissant souffle romanesque qui traverse une fresque épique illustrant mieux que toutes études sociologiques l’échec du modèle néo-classique (Les raisins de la colère), le « muckraker » – remueur de boue – livre une critique cinglante d’une société criminelle ayant reproduit à grande échelle un système d’exploitation de l’homme par l’homme qu’alimente le cycle de l’argent. Ainsi, la masse salariale pressurisée libère du profit redistribué en pots-de-vin par les industriels auprès des politiques qui garantissent leurs intérêts, eux-mêmes le faisant ruisseler à travers les différentes strates de la société : policiers, tenanciers de bars, groupes de pression, faux syndicalistes infiltrés…chargés de diriger les masses incultes vers les urnes. Écrit en 1906, cette superbe démonstration par le roman de comment un système économique violent façonne sur une génération des êtres individualistes dépouillés de leur dignité, frappe par sa modernité et son message humanitaire. Plus d’un siècle après, le système s’est certes complexifié, mais n’a pas fondamentalement changé.

Depuis quatre ans maintenant, Jurgis errait à l’aveuglette en plein désert. Et voilà que, tout à coup, une main l’avait saisi, soulevé et déposé au sommet d’une montagne d’où il découvrait les sentiers où il s’était égaré, les marécages où il s’était enlisé, les tanières des prédateurs qui s’étaient jetés sur lui. Ses tribulations à Packingtown, par exemple, Ostrinski pouvait en expliquer tous les mystères. Jurgis avait toujours considéré les patrons comme une fatalité incontournable. Ostrinski lui montra ce qu’était le Trust de la Viande : une concentration de capitaux qui avait écrasé toute forme d’opposition, avait bafoué les lois du pays et dépouillé le peuple. […] le Trust était l’incarnation d’une Cupidité aveugle et insensée. C’était un monstre dont les mille gueules avides dévoraient tout, dont les mille sabots piétinaient tout. C’était un ogre, l’esprit du Capitalisme fait chair. Sur son navire battant le pavillon noir des pirates, le Trust écumait l’océan du Commerce et avait déclaré la guerre à la civilisation. La corruption était sa pratique quotidienne.


Un roman peut-il changer le monde ?

À sa sortie, La jungle provoque un tollé. Le président Theodore Roosevelt mobilise des experts chargés d’enquêter pour vérifier si les normes sanitaires dans les abattoirs sont respectées. Les faits rapportés de manière romanesque par Upton Sinclair sont confirmés : bouts de viande ramassés à même le sol par pelletés, jambon chimiquement recomposé, travail à la chaîne, mise en danger de la vie des ouvriers, mutilation, accidents du travail, crasse, travailleurs pataugeant dans des mares de sang, réutilisation des viandes avariées en terrines, saucisses. Jusqu’à l’insoutenable : « quand, par exemple, un homme tombait dans une cuve et était transformé en saindoux de luxe ou en engrais supérieurs ». S’ensuivra tout un arsenal de réglementations sanitaires, initié par la création en 1906 de la Food and Drug Administration : agence de protection de la santé publique.


Mon appréciation : 4/5

UPTON SINCLAIR – PRIX PULITZER 1943 POUR LES GRIFFES DU DRAGON

Date de parution : 1906. Format poche au Livre de Poche, traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Jayez, 528 pages.


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L’affaire Maurizius, Jakob Wassermann : le combat d’un héros animé d’un idéal de justice pure (#ClassicBooks)

« Le bien et le mal ne se déterminent pas dans les rapports des hommes entre eux, mais uniquement dans les rapports de l’homme avec lui-même. » Sur le chemin de l’éveil à la conscience morale du jeune Etzel, seize ans, se dresse son père le procureur Andergast. Homme austère au jugement sévère, observant scrupuleusement la loi ; qui en cela, n’hésita pas à punir son ex-femme coupable d’adultère en lui retirant ses droits de mère. En interceptant un courrier, Etzel découvre que l’affaire qui a fait décoller la carrière de son père repose sur une erreur judiciaire. Dix-huit ans auparavant, à Berlin en 1905, ce censeur froid aussi figé qu’un intérieur bourgeois a participé – comme le rouage d’une machine infernale – à la condamnation de Leonard Maurizius pour le meurtre par balle de sa femme. À mesure que son enquête avance, plongeant dans les méandres de l’âme humaine et les ramifications complexes qui relient les acteurs du drame, Etzel se convainc de l’innocence d’un homme qui n’a eu de cesse de la clamer. Poussé à son paroxysme, le huis clos amoureux sur fond de rivalité entre sœurs attisée par un homme peu scrupuleux, prend des allures de tragédie grecque. Des mobiles, à l’époque écartés ou inexplorés, dans un souci d’efficacité, émergent. De ce face-à-face générationnel, ce sont deux conceptions du monde qui entrent en collision : l’idée d’une justice pure jusqu’au déroulement de la procédure pour Etzel, prenant en compte le facteur humain, ses doutes inhérents ; au risque de s’avilir en l’écartant et de conduire aux pires atrocités sous l’autorité d’une justice despotique rendue par des fonctionnaires exécutant imperturbablement leurs tâches sans interroger leur légitimité. Dans cette quête de vérité, Etzel est un héros merveilleux, un idéaliste acharné, refusant tout compromis, préservant en lui l’idée que la pureté intellectuelle peut résister au monde réel. Que l’Homme n’avilit pas tout ce qu’il touche. Écrivain allemand dont l’œuvre fut brulée par les nazis, Jakob Wassermann s’est inspiré d’une fameuse erreur judiciaire pour en faire un roman d’apprentissage puissant, porté par une écriture dense, exigeante, labourant les thèmes inchangés de tous les grands romans : la pureté de l’âme humaine confrontée à un dilemme moral, le devoir filial, le souci de justice et d’équité. Quel Homme est-on lorsqu’on accepte de transiger sur les valeurs qui fondent notre dignité ? Au centre du labyrinthe narratif que chaque question soulevée contribue à nous rapprocher, se pose celle du bien-fondé d’une justice rendue par des hommes sur d’autres hommes : […] « d’un recoin ignoré, des faits surgissent ou se révèlent dignes d’attention ; mais si l’on s’y était arrêté jadis, ils auraient fait d’un cas juridique un problème humain et que faire d’un problème humain ? Ni l’État ni la loi ne fournissent les moyens de le traiter. »


Qui est Jakob Wassermann ?

Jakob Wassermann fut l’un des plus grands écrivains allemands du XXe siècle. Son œuvre, victime des autodafés nazies, a sombré depuis dans l’oubli. Et pourtant, dans une langue exigeante et dense, un style classique, ce grand romancier qui a cru en la coexistence de sa double identité juive et allemande – détrompé par l’Histoire, fait preuve d’une profondeur psychologique éblouissante. L’affaire Maurizius est un roman d’apprentissage qui monte en tension jusqu’à une scène finale magistrale, climax de cette lutte entre le bien et le mal, conscience morale vs injustice, doublé d’un portait angoissant d’une société allemande malade. Jakob Wassermann fait preuve d’une grande clairvoyance dans sa perception du malaise identitaire croissant. Prémices de la montée du nazisme.


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Un romancier visionnaire, d’une lucidité implacable sur son époque et la société allemande de l’entre-deux-guerres

L’affaire Maurizius a été écrit en 1928 en Allemagne – pour rappel Hitler est nommé chancelier du Reich le 30 janvier 1933, en pleine montée du nazisme. Jakob Wassermann fait état d’une société malade dès le début du siècle, dont les institutions corrompues recherchent l’efficacité, non la justice, la vérité et le respect des droits humains.

Nous n’avons pas de peuple, de peuple constituant le corps de la nation et, par suite, ce que nous appelons démocratie se réduit à une collectivité amorphe qui ne peut s’organiser ni s’élever judicieusement, et qui étouffe tout idéalisme. Peut-être nous faudrait-il un César. Mais d’où viendra-t-il ? Il faut redouter le chaos qui seul peut le faire surgir. À ce moment-là, ce que les meilleurs peuvent faire de mieux, c’est de commenter le tremblement de terre.

La déliquescence des institutions allemandes reflète l’esseulement de l’âme allemande après la défaite de la Première Guerre mondiale, d’une fracture identitaire qui ne cesse de se creuser et d’isoler les minorités au sein de la société. Ce climat de tension extrême est rendu par un profond malaise. Le procureur Andergast, homme de loi entièrement dédié à son métier, fier de sa mission, conférant aux instances judiciaires les plus hautes responsabilités, voit sa foi péricliter sous le coup de sa culpabilité. Tout son échafaudage s’effondre. Que reste-t-il à celui qui comprend que le monde dans lequel il occupait une place qui l’enorgueillissait est corrompu ? Qu’est-ce que cela dit de lui ? Il ne s’agit plus d’un échec isolé, mais celui de toute une vie.

Il y a quelques années encore on pouvait se consoler et se dire : ici, c’est un cas isolé, là, c’en est un autre ; on en prend son parti, on le peut lorsqu’il ne s’agit que de cas isolés, mais aujourd’hui l’ébranlement menace l’œuvre tout entière que nous avons mis deux mille ans à édifier. Un désir de destruction profond et morbide se manifeste dans les rangs de ceux qui vibrent devant les grands problèmes. Si l’on ne peut y remédier (et j’ai peur qu’il ne soit déjà trop tard) il faut s’attendre d’ici cinquante ans à un cataclysme effroyable qui dépassera en horreur toutes les guerres et toutes les révolutions que vous avons vues jusqu’ici. Il est étrange que la destruction émane souvent de ceux-là mêmes qui se croient les gardiens des biens considérés comme les plus sacrés. Il est clair qu’il en est de même dans votre cas dans votre désaccord avec votre père.


Conflit générationnel & idéologique : l’idéal de justice pure, se rapportant aux hommes, est-elle une abstraction par nature ?

Renonce à l’idée que la justice pure et celle des tribunaux sont et doivent être une seule et même chose. C’est impossible, cela dépasse les possibilités humaines et terrestres. Il y a entre elles le même rapport qu’entre les symboles de la foi et les pratiques de la religion. Un symbole ne peut pas te faire vivre.

Procureur Andergast, Père

Non, il ne l’accepte pas. L’homme possède un droit primordial, né dans son cœur en même temps que lui. Chacun a droit à sa part de justice comme il a droit à sa part de l’air que nous respirons, si on la lui enlève, son âme étouffe fatalement.

[…]

Il n’accepte pas tout cela. Il le rejette. Plutôt ne pas vivre. Plutôt voir le monde mis en pièces que tombé dans un tel avilissement.

Réponse d’Etzel, Fils

Etzel est un héros sensible et tourmenté, auquel je me suis complètement identifiée, animé par un idéalisme magnifique. Un humanisme qui n’est pas sans rappelé celui de Yakov Bok, héros de L’homme de Kiev de Bernard Malamud. On assiste au fil des romans à l’éveil de leur conscience morale, à leur combat acharné pour qu’elle ne s’émousse au contact du monde extérieur. Les deux personnages doivent faire face à une justice arbitraire, une machine infernale broyant tout sur son passage. À l’absurdité d’un système tourné vers l’efficacité, le déroulé impeccable d’un faisceau de présomptions, l’articulation logique des témoignages, mobiles, preuves, quitte à déformer les faits pour mieux les adapter à l’objectif visé.

Ne vous laissez jamais conter, Mohl, qu’un homme dans des circonstances données n’aurait pu agir autrement qu’il l’a fait : c’est faux. La question est de savoir jusqu’où il faudrait remonter pour trouver le point où son libre arbitre était encore entier.


Mon appréciation : 4/5

Date de parution : 1928. Poche aux Éditions Archipoche, traduit de l’allemand par Jean-Gabriel Guideau et Jean Guiloineau, postface d’Henry Miller, 624 pages.


Idées de lecture…

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Veiller sur elle, Jean-Baptiste Andrea : une belle histoire d’amitié dans l’Italie fasciste de Mussolini (#RL2023)

« Tu sauras que tu es sur le bon chemin, Mimo, quand tout le monde te dira le contraire.
– Je préférerais plaire à tout le monde.
– Bien sûr. C’est pour ça qu’aujourd’hui tu n’es rien. »
À peine sorti du ventre de sa mère, Michelangelo Vitaliani, dit Mimo, présente un problème de taille, un « piccolo problema ». Atteint d’achondroplasie, Mimo devra capitaliser sur son talent et la rage de vaincre, propre à ceux que le destin a lésés pour compenser son infirmité. Orphelin de père, Mimo est confié à un homme rustre, qui lui enseignera les rudiments de la sculpture sur marbre dans son atelier de Pietra d’Alba. Un petit village au pied des Alpes, dans la région du Piémont au Nord de l’Italie, où vit l’illustre famille Orsini. Au détour d’un chantier, le jeune apprenti rencontre leur fille Viola. Tempérament incandescent, silhouette androgyne, yeux sérieux, qu’un éclair vif traverse, trahissant une compréhension fine des contraintes que son sexe lui imposera toute sa vie. Son intelligence ne pouvant éclater, Viola éprouve sa liberté autrement. Se construit en cachette, prenant au pied de la lettre son désir de s’élever en se jetant sous les yeux d’un public médusé du toit de la villa le soir de ses fiançailles avec le rejeton d’une famille fortunée. En Mimo, elle reconnaît son alter ego. Comme elle, il connaît cette sensation d’empêchement. Un quotidien à manœuvrer serré entre sa conscience et les revirements historiques d’une société catholique, patriarcale et machiste. Leur amitié sera mise à l’épreuve de deux guerres mondiales, de l’ambition de Mino – génie artistique au service d’un régime fasciste – et des rêves brisés de Viola coincée entre les mondanités de sa mère et les ambitions militaires et ecclésiastiques de ses frères. Enlisés dans des rôles de composition, c’est chez l’autre qu’ils puiseront la force de résister et le courage de se révolter. Jean-Baptiste Andrea tisse une belle histoire d’amitié au souffle romanesque, faisant traverser au lecteur les années noires de l’Italie de Mussolini à travers l’ascension d’un sculpteur de génie et celle empêchée d’une femme aspirant sa vie durant à s’extraire des limites de sa féminité.


Mon appréciation : 3,5/5

PRIX DU ROMAN FNAC 2023

Date de parution : 2023. Grand format aux Éditions de L’Iconoclaste, 592 pages.


Idées de lecture…

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L’un des nôtres, Willa Cather : la quête d’un héros sensible des grands espaces américains à la guerre des tranchées {Prix Pulitzer 1923}

« À l’intérieur des vivants aussi, languissaient des captifs. Oui, en vérité, à l’intérieur de gens qui marchaient et travaillaient en plein soleil, des captifs vivaient dans les ténèbres – et jamais on ne les voyait, de l’heure de leur naissance à celle de leur trépas. […] Et ces enfants de la lune, avec leurs désirs insatisfaits et leurs rêves futiles constituaient une race plus belle que celles des enfants du soleil. » Au cœur de la région des Grandes Plaines, dans le Nebraska autrefois peuplé par les Indiens et les bisons, Claude Wheeler, hérite de la ferme familiale. Pour ces anciens colons taiseux, l’amour filial s’exprime par des attentions et la sensibilité est une marque de vulnérabilité. À force de compromis, Claude ; le fils différent, en décalage avec son entourage et cette Amérique rurale puritaine où l’on fait peu cas des désirs contrariés ; tente de se couler dans la vie qu’on lui a tracée. Au risque de se renier. « Il faisait ainsi tort à quelque chose en lui-même. » Le poids dans sa poitrine grossit, ses pensées le tourmentent. Il étouffe à la perspective d’un avenir rétréci. Une existence à trimer du lever au coucher du soleil, à retourner la terre, jusqu’à être enseveli sous cette dernière. Mourir à petit feu, alors qu’il le sent, sa place est de l’autre côté de l’océan. L’Histoire lui offre l’opportunité d’un nouveau départ : se porter volontaire pour combattre aux côtés des Alliés sur le Vieux Continent. Avoir le courage, enfin, de rompre avec une vie faite de compromis dans laquelle il se sent étriqué. Encore faut-il que la Grande Guerre et l’horreur des tranchées ne douchent pas ses espoirs en la nature humaine. Récompensé par le prix Pulitzer, L’un des nôtres de l’autrice américaine Willa Cather est un roman d’apprentissage déchirant, qui suit le cheminement d’un héros sensible et complexe tentant de trouver sa place dans la société. Un de ces êtres profondément attachants qu’un halo lumineux semble protéger des désillusions de la réalité. En creux de ses tâtonnements, ses tentatives de s’élever et sa foi inaltérée en la beauté, c’est toute la richesse d’un monde non manichéen à préserver qui nous est révélée.


Mon appréciation : 4/5

PRIX PULITZER 1923

Date de parution : 1922. Format poche aux Éditions Rivages, traduit de l’anglais (États-Unis) par Marc Chénetier, 528 pages.


Plus de Prix Pulitzer…

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L’homme de Kiev, Bernard Malamud : en attente de procès {Prix Pulitzer 1967}

« On se sent souvent réduit à l’impuissance face au désordre des temps modernes, face à la masse d’évènements et d’expériences apparemment incontrôlables qu’il faut bien vivre, essayer de comprendre et si possible ordonner. Mais, pour peu qu’on ait quelque chose à offrir, on ne doit pas se soustraire à cette tâche au risque de se diminuer sur le plan humain. » Juif de naissance et de nationalité, libre-penseur, spinoziste amateur, le réparateur Yakov Bok, quitte son Shtetl de province pour la ville de Kiev. S’aventurant en-dehors de la zone de résidence où sont parqués, jusqu’à la révolution bolchevique, les Juifs de Russie. En 1911, l’autocratie tsariste fragilisée fait régner un antisémitisme d’État, brandissant le pogrom comme exutoire à la frustration nationale – soit l’effet d’une saignée pratiquée sur un corps malade. Ainsi, dans ce climat d’hystérie collective, le corps lardé de coups de couteau d’un jeune chrétien retrouvé dans une grotte échauffe les esprits. Le mobile du meurtre rituel visant à récupérer le sang pour confectionner des Matsot (galettes de Pessah) est avancé. Ayant endossé un nom d’emprunt pour dissimuler sa judéité à son employeur – un membre des Cent-Noirs : mouvement antisémite, nationaliste et monarchiste ayant réellement existé, Yakov Bok est le bouc émissaire idéal – « jugé pour la seule et unique raison qu’on avait lancé une accusation ». De cet imbroglio, naît une situation absurde digne du Procès de Franz Kafka. Accusation montée de toutes pièces, preuves falsifiées, persécution, emprisonnement sans jugement, tortures… L’arbitraire et la négation du Droit, confèrent à L’homme de Kiev une dimension universelle. En décortiquant le processus de discrimination, qui déshumanise puisque transforme une sentence individuelle en un châtiment collectif, donc impersonnel, Bernard Malamud transcende son sujet. Hasard et Histoire scellent le destin d’un homme innocent. Seul son refus de collaborer en endossant la culpabilité d’un crime qu’il n’a pas commis permet à Yakov Bok de conserver sa dignité. Le héros kafkaïen attend dans sa cellule l’acte d’accusation. Le temps s’écoule, les jours s’agrègent les uns aux autres, formant un magma indistinct, infini et vertigineux. Son salut viendra d’une prise de conscience, ou pas, du monde extérieur. Que l’indifférence cesse, que les Hommes trouvent en eux le courage de se révolter contre le pouvoir politique qui les a intoxiqués. « En fait, pour l’essentiel la société ressemble à ce qu’elle était aux temps les plus reculés, même si nous tendons plus ou moins à considérer la civilisation comme un progrès. À vrai dire, je ne crois plus à ce concept de progrès. Je respecte l’homme pour les épreuves qu’il doit subir au cours de son existence, et parfois aussi pour la manière dont il les subit, mais il a peu changé depuis qu’il a commencé à se prétendre civilisé, et l’on peut en dire autant de notre société. » Au désespoir suscité par l’absurde camusien, le personnage généreux et profondément humain du juge d’instruction Bibikov adepte du « méliorisme » propose une alternative : l’action. « C’est-à-dire que j’ai décidé d’agir en optimiste le jour où je me suis aperçu que le pessimisme m’empêchait d’agir. » À l’instar d’Albert Camus, Bernard Malamud imagine un héros révolté face à l’absurdité de la condition humaine. Résistance passive se traduisant par le simple fait d’exister. Lauréat du prix Pulitzer 1967 et du National Book Award, L’homme de Kiev est un plaidoyer humaniste, un monument de la littérature américaine par l’un de ses maîtres.

Dans un pays malade, chaque pas vers la convalescence est une insulte à ceux qui vivent de sa maladie.

Une chose que j’aurai apprise, songea-t-il, c’est que personne ne peut se permettre d’être apolitique, et surtout pas un Juif. Impossible d’être juif et apolitique, c’est clair. On ne peut rester assis à se laisser tranquillement détruire.

Puis il pensa : là où l’on ne se bat pas pour la liberté, elle n’existe pas. Que dit Spinoza ? Si l’État agit d’une façon que la nature humaine réprouve, le moindre mal est de le détruire. Mort aux antisémites ! Vive la révolution ! Vive la liberté !

Cette saillie prononcée avec ferveur à la dernière page du roman, quand après deux ans d’emprisonnement, Yakov prend la route pour recevoir son jugement, atteste du cheminement psychologique parcouru par le personnage et fait de ce roman un très grand récit d’apprentissage. Puisqu’il aura fallu toutes ces épreuves pour que la conscience politique de Yakov Bok s’éveille ; comme Pereira, le héros de Tabucchi, prenant conscience du totalitarisme de Salazar au Portugal sortira de sa léthargie et de son refus de s’engager.


 Mon appréciation : 4,5/5

Date de parution : 1966. Grand format et poche aux Éditions Rivages, traduit de l’anglais (États-Unis) par Georges De Lalene, 432 pages.


Plus de Prix Pulitzer

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& Cie…

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Prix Pulitzer & Cie…

Chaque année en août/septembre, des centaines de livres déferlent sur les étals de librairie. Mais parce qu’il n’y a pas que la rentrée littéraire dans la vie, et que le poche est clairement mon format favori, je participe avec plaisir au  club de lecture organisé par le @prixbookstagram qui met à l’honneur pendant deux mois les auteurs et autrices lauréats du prix Pulitzer. [Pour connaître les modalités de participation ou tous les lauréats par année, n’hésitez pas à cliquer ici ?] Le spectre a été élargi à toute leur œuvre et non seulement aux ouvrages primés ! De quoi donner beaucoup d’idées.

**Petite histoire d’un Grand Prix**

Plus haute distinction américaine pour un travail journalistique – sa catégorie reine, le prix Pulitzer a été crée en 1917 à l’initiative de Joseph Pulitzer (1847-1911), qui dans son testament en appelait à la création d’un prix incitant à l’excellence.

Depuis 1948, le prix Pulitzer de la fiction récompense une œuvre traitant de préférence de la vie américaine.

Ayant tellement aimé Le chardonneret (2014) de Donna Tartt, Les raisins de la colère de Steinbeck (1940), Lonesome Dove de Larry McMurtry (1986) et la plume d’Edith Wharton (1920), tout en passant totalement à côté de Trust d’Hernan Diaz (2023), j’ai décidé de réunir dans cet article tous les titres qui me tentaient et accessoirement de me perdre joyeusement dans la bibliographie des auteurs ici présents. Voici la pile dans laquelle je piocherai régulièrement :

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Classement par ordre chronologique

2023 • Barbara Kingsolver ex æquo Hernan Diaz

L’arbre aux haricots et Un été prodigue de Barbara Kingsolver

2023 – Demon Copperhead (parution en janvier) ex æquo avec Trust d’Hernan Diaz (ma chronique est en ligne)


2021 • Louise Erdrich

La sentence et LaRose de Louise Erdrich

2021 – Celui qui veille


2007 • Cormac McCarthy

La route de Cormac McCarthy
2007


2003 • Jeffrey Eugenides

Middlesex de Jeffrey Eugenides
2003


1999 • Michael Cunningham

Les heures de Michael Cunningham
1999


1998 • Philip Roth

Pastorale américaine de Philip Roth
1998


1976 • Saul Bellow

Herzog de Saul Bellow

1976 – Le don de Humboldt

 


1967 • Bernard Malamud

L’homme de Kiev et Le commis de Bernard Malamud
1967 – L’homme de Kiev

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1955 • William Faulkner

Tandis que j’agonise de William Faulkner

1955 – Parabole


1943 • Upton Sinclair

La jungle d’Upton Sinclair

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1923 • Willa Cather

L’un des nôtres et Mon Àntonia de Willa Cather

1923 – L’un des nôtres

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À mesure que j’avancerai dans mes lectures, je vous indiquerai les liens vers les articles mis en ligne. Si l’envie vous en dit de faire des lectures communes, n’hésitez pas à me contacter sur Instagram.

Bonnes lectures

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Stupeur, Zeruya Shalev : un face-à-face magistral entre deux femmes, l’histoire d’Israël à la jonction de leur vie

« Apparemment, c’est elle qui l’a incité à entreprendre ce périple, elle qui l’a poussé dans cette nasse, mais cet enchevêtrement de circonstances n’éveille plus ni sa colère ni sa culpabilité rien qu’une profonde stupeur, comme si elle avait jeté un bref coup d’œil dans les coulisse du monde, avait aperçu ce qui jamais n’aurait dû être vu et se trouvait à présent obligée d’en oublier les détails. Seule resterait la stupeur. » Un état de sidération, d’inertie accompagnée d’une insensibilité physique et morale, provoquée par un choc émotionnel dans le cas d’Atara, de son fils traumatisé par quatre ans dans un commando d’élite ou de son père colérique qui refuse que soient évoqués ses activités dans un groupe de résistance sioniste extrémiste, ainsi que sa première épouse qu’il a éperdument aimée avant de dissoudre leur mariage sans explication. Décidée à lever le voile sur son histoire familiale, Atara se lance sur la trace de cette mystérieuse Rachel, la seule à même de lui fournir les clés pour comprendre, puis peut-être pardonner, cet homme qui l’a toute son enfance persécutée. « Pourquoi Mano avait-il appelé sa fille Atara ? Savait-elle seulement d’où lui venait ce prénom, un prénom qui ne signifiait pas un amour éternel mais la catastrophe qui les avait frappés. » La conduisant de Jérusalem, à Haïfa, en passant par les Territoires occupés, où a élu domicile celle qui fut l’une des plus farouches combattantes du groupe Stern, l’enquête rouvre un chapitre héroïco-tragique de l’histoire israélienne. Retrace l’engagement de deux adolescents animés d’une ferveur et d’un idéal sioniste, « ivres de certitude », ayant rejoint dans les années 40 les rangs de la lutte armée et de la clandestinité pour libérer la Palestine du mandat Britannique. Une histoire d’amour brisée, qui se fond avec leur engagement politique, encaissant de plein fouet la violence des évènements.

 

Après avoir constaté à quel point il représentait un danger pour elle, elle s’en était éloignée autant qu’elle l’avait pu. Eh bien, voilà qu’à présent elle découvre qu’il était aussi un danger pour sa propre personne, ce qui, au fond, n’avait rien d’étonnant : s’en prendre à sa fille, à la chair de sa chair, revenait quasiment au même. Car ce n’était pas elle qu’il voyait de ses yeux aveuglés par la colère, mais tout ce qu’il ne pouvait ni se rappeler, ni supporter… Comment une gamine aurait-elle pu le comprendre, même pour une adolescente, cela dépassait l’entendement. C’est pourquoi, pendant des années, elle avait pris la faiblesse de son père pour de la force et sa propre force pour de la faiblesse.

Comme si elles reprenaient une conversation interrompue soixante-dix ans auparavant, les deux femmes se découvrent un destin identique, des choix de vie similaires, troublants, dont elles ignorent alors qu’ils entraîneront le destin de leur famille le long des pentes abruptes de celui de leur pays. « Comment aurait-elle pu, à l’époque, mesurer la profondeur du traumatisme, la douleur d’une prise de conscience qui ne faisait que s’amorcer. »Articulant par le procédé du flux de conscience la vie de Rachel avec celle qui aurait pu être sa fille, Zeruya Shalev explore dans une construction virtuose, comme si chaque événement dans la vie de l’une ricochait dans celle de l’autre, les méandres de la psyché humaine, la dynamique du couple, l’adultère, les familles recomposées, le poids des non-dits, l’articulation complexe entre les névroses collectives et individuelles, comment chacun de nous s’inscrit dans l’histoire de son pays et de sa famille. « Elle n’a pas connu de douleurs d’enfantement plus audacieuses que celles qui ont donné naissance à cet État, et le sang qui a coulé de leurs blessures fatales a aussi été le sang de la résurrection nationale. »

Quel est votre nom ? Machin. Votre adresse ? Eretz-Israël. Votre métier ? Combattant de la liberté.

Ce qui les unissait n’était pas une vision du monde identique, mais une ferveur identique. Chacun avait sa foi, croyait à sa manière en des doctrines différentes, mais quel que fût leur bord, ils étaient tous des jusqu’au-boutistes.

L’État qui s’était édifié sur les cadavres de ses compagnons ne les avait pas pris en son sein. Non seulement le Yishouv les avait trahis, mais ensuite, personne n’avait reconnu leur sacrifice. Il avait fallu attendre des décennies pour que l’on commence à évoquer – et encore, de manière parcellaire – leur contribution, trop peu pour les derniers survivants, trop tard pour les parents dont le deuil n’avait jamais été pris en considération. En son for intérieur, elle attend toujours une vraie reconnaissance, entière et profonde. Est-ce pour cela qu’elle a vécu si longtemps ?

Ces années-là, tellement de gens sont morts et ont continué à vivre, ont vécu et ont continué à mourir, partout à travers le monde, le terrible monde. Ce siècle fut le pire de tous, criminel et mauvais, dévasté par les horreurs et la douleur. Leur jeune pays aussi, qui venait de renaître sur la terre de leurs ancêtres, petite parcelle divine pour laquelle ils avaient combattu avec un héroïsme prodigieux, s’était peuplé de morts-vivants, de déracinés arrivés des quatre coins du globe, si bien que plus personne ne s’est souvenu de ses compagnons de lutte. Alors, la nuit, ceux-ci venaient frapper à la fenêtre fissurée de son sommeil, tu dois vivre pour nous, Rachel, réaliser nos rêves, rappeler nos noms, et parfois aussi, elle l’entendait, lui, qui hurlait d’une voix sèche, on s’est battus pour rien ! Ce pays est maudit !

Pour la première fois – et c’est pour moi, ce qui fait de Stupeur son roman le plus abouti, l’autrice israélienne étudie la cellule intime eu égard à la situation politique du pays : la création de l’État d’Israël, les dissensions internes entre le Yishouv et les groupuscules terroristes tels que le Lehi, l’Irgoun ou la Haganah, la légitimité de leur combat, les séquelles psychologiques du service militaire, la guerre comme état permanent, la récupération par des politiques corrompus d’un idéal travesti, l’échec d’une alliance avec les populations arabes et ses répercussions : terreau d’un conflit qui perdure encore aujourd’hui. Et par là, la transmission d’une culpabilité des parents aux enfants, qui fuyant cette violence systémique se tournent vers la religion. Renouent avec les rites de leurs ancêtres d’Europe de l’Est, les Juifs de la diaspora, pour expier les fautes de leurs aînés et trouver une forme de paix. L’orthodoxie religieuse répond, ainsi, à l’ultra-nationalisme athée des parents, puisque chaque génération se construit en réaction avec celle qui l’a précédée. Radiographie d’un pays et des névroses de ses habitants, Stupeur est un roman d’une profondeur et d’une finesse psychologiques inouïes.


Mon appréciation : 5/5

Date de parution : 2023. Grand format aux Éditions Gallimard, traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz, 368 pages.


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Trust, Hernan Diaz : succès mérité pour ce roman sur le capitalisme financier ? {Prix Pulitzer 2023}

« C’était la première fois que je lisais quelque chose qui existait dans un espace vague entre l’intellectuel et l’émotionnel. Depuis ce moment, j’ai identifié ce territoire ambigu comme étant le domaine exclusif de la littérature. » Et pourtant, le lauréat du prix Pulitzer 2023 semble avoir échoué à occuper ce territoire où la littérature se déploie. En faisant primer son projet intellectuel : user de la synecdoque en accrochant à son héros le visage du capitalisme financier ; sur la dimension émotionnelle : par une construction faussement alambiquée et résolument fabriquée, Hernan Diaz a vidé ses personnages de leur substance. Héritier d’une famille d’industriels, Benjamin Rask tire parti de son capital et de ses talents à déchiffrer les messages du téléscripteur boursier pour amasser une fortune phénoménale, lui conférant une aura mystique que renforce son mariage avec une jeune aristocrate énigmatique. Insaisissable, le couple vit dans leur hôtel particulier de la Cinquième Avenue, se partageant entre activités boursières et philanthropiques, en marge des mondanités rythmant la vie dans les années 1920 des riches new-yorkais. Découpant son récit en trois parties l’écrivain américain nous offre trois versions d’une même histoire, ne révélant qu’à la fin la clé du mystère entourant leur reclusion volontaire. Le scénario est poussif, les ficelles apparentes et le suspense inexistant. Le twist final échoue à rattraper un roman déjà maintes fois ; et bien mieux ; raconté. Chez les heureux du monde d’Edith Wharton dresse le portrait d’une élite aristocratique déconnectée de la réalité, évoluant dans une société superficielle où règne le luxe, l’argent et la vacuité. Le bûcher des vanités de Tom Wolfe retranscrit avec fureur, dans un souffle épique, la descente aux enfers d’un loup de Wall Street au sommet. Les fluctuations complexes de l’argent, le triomphe du néolibéralisme, les excès et krachs boursiers prennent vie sous la plume lyrique de Stefano Massini. Composé en vers libres, Les frères Lehman est le grand roman américain du capitalisme, incarné sous les traits d’une dynastie de banquiers. Trust fait pâle figure à côté.


Mon appréciation : 2,5/5

Date de parution : 2022. Grand format aux Éditions de L’Olivier, traduit de l’anglais (États-Unis) par Nicolas Richard, 400 pages.

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