
La mémoire est une chienne indocile. Elle ne se laisse ni convoquer ni révoquer, mais ne peut survivre sans vous. Elle vous nourrit comme elle se repaît de vous. Elle s’invite quand elle a faim, pas lorsque c’est vous l’affamé. Elle obéit à un calendrier qui n’appartient qu’à elle, dont vous ne savez rien. Elle peut s’emparer de vous, vous acculer ou vous libérer. Vous laisser à vos hurlements ou vous tirer un sourire.
Elliot Perlman a beau être australien, avec ce page turner new-yorkais, il nous offre un échantillon de ce que la littérature américaine fait de mieux : soit se saisir d’un pan de la grande histoire pour en faire le matériau d’un pavé captivant porté par un souffle romanesque, mêlant ouvrage à thèse et enquête historique. Le jeu de narration maîtrisé imbrique habilement les destins d’Henryk Mandelbrot ancien du Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau rescapé des camps de concentration, de Lamont Williams un homme noir innocent ayant purgé une peine de six ans de prison alors qu’il était innocent, d’Adam Zignelik universitaire du département d’histoire de Colombia promis à une brillante carrière, qui faute de trouver un nouveau sujet de recherche est sur le point de se faire licencier par son ami directeur de l’université accablé par les responsabilités, dont l’acharnement du père à trouver les preuves venant étayer l’hypothèse selon laquelle des soldats afro-américains auraient pris part à la libération de Dachau vire à l’obsession… Peut-être que c’est justement pile ce qu’il fallait à Adam pour se relancer. Les époques se télescopent, nous entraînant au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, aux côtés d’Henry Border, juif d’Europe de l’Est ayant fui l’Allemagne nazie pour les États-Unis avec sa fille. Rongé par la culpabilité et hanté par son passé, le psychologue va se rendre dans les camps de Personnes Déplacés pour entreprendre d’enregistrer les premiers témoignages des rescapés de la Shoah. À une époque où le monde est frappé de cécité, ne sait pas encore ou ne veut pas savoir ce qu’il s’est passé. Devenant ainsi le père de l’histoire orale. Pour la première fois, on reconstitue l’histoire en recueillant chaque témoignage d’individus, exprimé avec des mots qui leur sont propres. Ce qui fonde leur valeur. Leur unicité. Le fil rouge de la narration est la construction de notre mémoire collective – Qu’est-ce que la mémoire ? Comment faire pour la transmettre et qu’elle ne se perde pas ?, les interrogations d’Elliot Perlman sur la convergence des systèmes idéologiques qui ont conduit, d’une part au racisme, de l’autre au nazisme, soit à l’ostracisation d’une population et à son extermination systématique érigée en politique étatique. Sur fond d’histoire américaine et de lutte pour les droits civiques, La mémoire est une chienne indocile fait un pari audacieux en rapprochant antisémitisme et racisme. Et évite tous les écueils. L’enjeu n’est pas d’établir une hiérarchie de la souffrance entre les peuples, mais de souligner l’importance d’effectuer son devoir de mémoire, de transmettre aux nouvelles générations cet héritage, faute de quoi, inévitablement l’histoire se répétera.
Mon appréciation : 4/5
Date de parution : 2013. Grand format aux Éditions Robert Laffont, poche disponible aux Éditions 1018, traduit de l’anglais (Australie) par Johan-Frédérik Hel Guedj, 792 pages.
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