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La mémoire est une chienne indocile, Elliot Perlman : racisme et antisémitisme, le résultat d’une convergence des systèmes idéologiques ?

La mémoire est une chienne indocile. Elle ne se laisse ni convoquer ni révoquer, mais ne peut survivre sans vous. Elle vous nourrit comme elle se repaît de vous. Elle s’invite quand elle a faim, pas lorsque c’est vous l’affamé. Elle obéit à un calendrier qui n’appartient qu’à elle, dont vous ne savez rien. Elle peut s’emparer de vous, vous acculer ou vous libérer. Vous laisser à vos hurlements ou vous tirer un sourire.

Elliot Perlman a beau être australien, avec ce page turner new-yorkais, il nous offre un échantillon de ce que la littérature américaine fait de mieux : soit se saisir d’un pan de la grande histoire pour en faire le matériau d’un pavé captivant porté par un souffle romanesque, mêlant ouvrage à thèse et enquête historique. Le jeu de narration maîtrisé imbrique habilement les destins d’Henryk Mandelbrot ancien du Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau rescapé des camps de concentration, de Lamont Williams un homme noir innocent ayant purgé une peine de six ans de prison alors qu’il était innocent, d’Adam Zignelik universitaire du département d’histoire de Colombia promis à une brillante carrière, qui faute de trouver un nouveau sujet de recherche est sur le point de se faire licencier par son ami directeur de l’université accablé par les responsabilités, dont l’acharnement du père à trouver les preuves venant étayer l’hypothèse selon laquelle des soldats afro-américains auraient pris part à la libération de Dachau vire à l’obsession… Peut-être que c’est justement pile ce qu’il fallait à Adam pour se relancer. Les époques se télescopent, nous entraînant au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, aux côtés d’Henry Border, juif d’Europe de l’Est ayant fui l’Allemagne nazie pour les États-Unis avec sa fille. Rongé par la culpabilité et hanté par son passé, le psychologue va se rendre dans les camps de Personnes Déplacés pour entreprendre d’enregistrer les premiers témoignages des rescapés de la Shoah. À une époque où le monde est frappé de cécité, ne sait pas encore ou ne veut pas savoir ce qu’il s’est passé. Devenant ainsi le père de l’histoire orale. Pour la première fois, on reconstitue l’histoire en recueillant chaque témoignage d’individus, exprimé avec des mots qui leur sont propres. Ce qui fonde leur valeur. Leur unicité. Le fil rouge de la narration est la construction de notre mémoire collective – Qu’est-ce que la mémoire ? Comment faire pour la transmettre et qu’elle ne se perde pas ?, les interrogations d’Elliot Perlman sur la convergence des systèmes idéologiques qui ont conduit, d’une part au racisme, de l’autre au nazisme, soit à l’ostracisation d’une population et à son extermination systématique érigée en politique étatique. Sur fond d’histoire américaine et de lutte pour les droits civiques, La mémoire est une chienne indocile fait un pari audacieux en rapprochant antisémitisme et racisme. Et évite tous les écueils. L’enjeu n’est pas d’établir une hiérarchie de la souffrance entre les peuples, mais de souligner l’importance d’effectuer son devoir de mémoire, de transmettre aux nouvelles générations cet héritage, faute de quoi, inévitablement l’histoire se répétera.

Mon appréciation : 4/5

Date de parution : 2013. Grand format aux Éditions Robert Laffont, poche disponible aux Éditions 1018, traduit de l’anglais (Australie) par Johan-Frédérik Hel Guedj, 792 pages.

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Milena, Margarete Buber-Neumann : un testament littéraire en hommage à une femme d’exception rencontrée en camp de concentration, une « Juste parmi les nations »

J’avais en face de moi une personnalité que l’on n’avait pas brisée, un être libre parmi les humiliés. […] Je retrouvai la liberté et exécutai le testament de Milena, j’écrivis notre livre sur le camp de concentration. Peu avant sa mort, elle m’avait dit un jour : “Je sais que toi, au moins, tu ne m’oublieras pas. Grâce à toi, je peux continuer à vivre. Tu diras aux hommes qui j’étais, et auras pour moi la clémence du juge…” Seules ces paroles m’ont donné le courage d’écrire cette vie de Milena.

Tombée entre les mains de la gestapo, puis transférée au camp pour femmes de Ravensbrück en Allemagne, la journaliste tchèque Milena Jesenskà y fait la rencontre en août 1940 de Margarete Buber Neumann. Arrêtée par le NKVD, internée pendant cinq ans dans un goulag en Sibérie, avant d’être livrée par la police politique aux Allemands, la militante communiste, dont le compagnon fut condamné à mort par la Haute Cour martiale de l’URSS avant d’être exécuté le jour même, aura vécu l’expérience concentrationnaire des deux côtés de l’échiquier politique. Éprouvé physiquement, dans sa chair, la convergence de deux systèmes totalitaires – le national-socialisme et le communisme – œuvrant, certes, de manière radicalement différente à l’édification de l’homme nouveau, mais aboutissant in fine à un résultat similaire, soit la privation de liberté individuelle. Liberté que Milena s’est acharnée toute sa vie à défendre, contre un père despotique, antisémite, qui à coup de remarques blessantes, de tentatives répétées de briser la volonté de sa fille, a contribué au sentiment de culpabilité et au mépris de soi dont ne se départira pas Milena. Plus qu’un écrit sur l’expérience concentrationnaire – ce qui suffirait déjà à justifier de sa valeur historique, cette biographie est un testament littéraire éblouissant, fruit d’une promesse faite par une amie fidèle à celle, qui après quatre ans de détention, à la veille de leur libération, vit ses derniers instants. Les circonstances exceptionnelles entourant la publication de ce document poignant, bien que connues, rendent impossible la mesure pour le lecteur des douleurs qui ont accompagné son accouchement. La lecture de ces lignes où se dessine le portrait d’une femme d’exception dont le destin tragique force l’admiration requiert, il me semble, de notre part une certaine humilité. Un effort de déplacement supposant de se défaire de notre peau pour s’immerger complètement. Pour mener à bien son projet, Margarete Buber-Neumann a dû revivre une seconde fois les événements, les privations, les humiliations, l’horreur palpable de l’abîme dans lequel l’homme européen, héritier des Lumières, a sombré. En retraçant la trajectoire conduisant une figure de la Bohème praguoise du début du 20e siècle, sa quête d’émancipation vis-à-vis d’une figure paternelle autoritaire, son internement de force par ce dernier visant à l’empêcher d’épouser un intellectuel juif, ses amours compliquées, la maternité, son travail de journaliste de mode, puis politique, son engagement communiste, Margarete Buber-Neumann nous offre un témoignage poignant, qui dépasse largement le cadre spatio-temporel qui l’a vu naître. Soit une époque où l’homme a touché l’extrême limite de son humanité, provoquant un renversement ontologique irréversible. Ce point de non-retour où toutes les ressources de la machine étatique allemande, ainsi que des pays ayant collaboré, ont été mobilisées en vue de l’élimination systématique d’une population. On le lit en apnée, le cœur serré, révolté à l’idée de l’issue que l’on sait tragique, en même temps ébloui par tant de volonté, le fanatisme d’une femme qui vit sans compromission, indomptable, profondément humaine ce qui la pousse à épouser des causes désespérées, tout en étant sauvée par un individualisme irréductible. Ce qui la préservera, à maintes reprises, des égarements auxquels conduit l’endoctrinement. Ce farouche désir d’indépendance s’est forgé dans l’enfance, sous le coup d’une éducation stricte et confinée, à une époque où la place des femmes, d’autant plus dans son milieu bourgeois, était clairement circonscrite. Milena n’aura de cesse de chercher à transcender sa condition, elle s’engage comme elle aime, complètement. Quitte à se dissoudre, s’effacer derrière les souffrances d’autrui. C’est l’acte de création qui lui permettra à chaque effondrement psychique de renouer avec son élan vital, sa fureur de vivre, la tirant des ténèbres pour la hisser vers la lumière. Dans un mouvement d’une fulgurance folle, charriant dans son sillage une vitalité communicative. Milena possède le pouvoir rare de fédérer naturellement. Elle irradie la force. Agit comme un aimant. Rien que dans son port de tête, sa manière fière de se mouvoir, se lit le refus catégorique de céder à la peur, à l’avilissement inévitable qu’implique la vie en camp. Tous ceux qui gravitèrent autour d’elle lui reconnaissent ce don.

Son attitude apaisait tout le monde, sa simple présence avait un effet bienfaisant. Quand elle était là, quelque chose faisait que les gens devenaient meilleurs, elle les poussait, les entraînait, les contraignait à prendre position…

La personnalité de Milena repose sur un alliage précieux de droiture morale, de flexibilité, de fermeté, d’humanité, d’une intense sensibilité et de sensualité. Dans les lettres qu’il lui a adressées, Franz Kafka souligne ces qualités. Le grand écrivain tchèque et celle qui fut à la fois la première traductrice en tchèque de La Métamorphose, ainsi que son grand amour, ont en partage une inadaptation au monde, une sensibilité à fleur de peau et l’ombre du père qui les tourmente sans relâche. Que ce soit leur œuvre artistique, leurs choix de vie, même jusqu’à leurs relations intimes, peuvent se lire à l’aune de cette dynamique filiale ambivalente faite d’admiration-répulsion. Leur communauté de destin n’a pu que participer à leur rapprochement, créant entre eux une intimité immédiate et tacite. Combien d’individus de cette trempe croise-t-on dans une vie ?

Milena était un être pétri de contradictions. En elle, la tendresse féminine s’alliait à une détermination toute masculine.

Des têtes dures fixant sur leurs vêtements l’étoile jaune en marque de solidarité avec un peuple persécuté injustement. Alors que l’étau se ressert, Milena multiplie les coups d’éclat, la rédaction d’articles virulents la plaçant en situation de danger imminent. Ce n’est plus qu’une question de temps avant que les autorités ne perdent patience face à des actes de résistance qu’elle ne se donne même pas la peine de dissimuler. Les mois précédant son arrestation, elle accélère le rythme, court vers ce qui ressemble à un suicide. Brûle ses dernières cartouches. Il est trop tard, Milena le sait, elle qui ne craint pas de regarder la vérité en face, ce que de toute façon sa clairvoyance politique et sa faculté innée à jauger d’une situation ne lui permettraient pas. Elle écoute son instinct et ce que son cœur lui dictent, c’est une boule de nerfs, elle tire la sonnette d’alarme, balaye les avertissements de ses proches, tente d’informer par tous les moyens – articles, réunions secrètes, discussions enflammées… – sur le génocide des Juifs d’Europe, consciente de n’avoir plus de prise réelle sur le cours de l’Histoire, qui semble guider par des forces obscures suivant une logique fatale et implacable. Comment rendre compte et justice d’une vie vécue avec une telle intensité ? Forcément ce défi, quelle relève admirablement autant dans la forme que sur le fond, a dû travailler son amie chargée de lui rendre hommage dans cet ouvrage paru en 1987. Texte à la jonction des genres littéraires : à la fois matériau historique, récit féministe et plaidoyer pour un engagement politique radical, émaillé de réflexions sur la condition humaine.

Dès qu’il perd la liberté, tout individu se transforme jusque dans ses racines les plus intimes. Mais lorsque les tourments quotidiens de la détention incluent de surcroît la crainte permanente de la mort, le détenu éprouve un choc si puissant que ses réactions ne peuvent plus être caractérisées comme normales. Les uns manifestent une agressivité sans bornes afin de défendre leur vie, les autres deviennent serviles et enclins à toutes les trahisons, d’autres encore se résignent et tombent dans un désespoir sourd, et ne se défendent ni contre la maladie ni contre la mort.

Le plaisir que l’on éprouve à exercer un pouvoir est l’un des aspects les plus sombres de l’humanité que révèle l’existence au camp.

Je ne sais pas qui a dit que les souffrances ajoutent à la valeur de l’homme. Mais ce que je sais, c’est qu’il a menti !

Je considère que c’est précisément l’un des crimes les plus atroces à mettre au compte de la dictature : elle transforme en ses instruments d’inoffensifs “monsieur-tout-le-monde”, puis les corrompt systématiquement.

Huit ans plus tard, Yad Vashem reconnaîtra le caractère héroïque du destin de Milena Jesenskà en lui décernant le titre de Juste parmi les nations.

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Mon appréciation : 5/5

Date de parution : 1987. Grand format aux Éditions du Seuil, traduit de l’allemand par Alain Brossat, 496 pages.

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La chambre de Giovanni, James Baldwin : histoire d’amour tragique & quête d’identité le temps d’un été à Paris

Je ne sais pas comment décrire cette chambre. […] mais il me semble encore que j’y ai vécu une vie entière. Comme je le disais, la vie dans cette chambre semblait comme vécue sous l’eau, et il est certain que j’y subis une métamorphose d’une profondeur insondable.

Dans ce court roman, qui se démarque dans l’œuvre de James Baldwin, l’écrivain afro-américain fait un écart en quittant son Harlem natal pour Paris, où il a lui-même fui en 1948. Avant de devenir l’un des plus fervents activistes pour les droits civiques, il y fait l’expérience de la vie de bohème avec en tout et pour tout 40 dollars en poche à son arrivée, arpente les ruelles pavées de Saint-Germain des Près, investit la terrasse des Deux Magots, fréquente les bars clandestins et enfumés de Montparnasse, où se réunit tout ce que la capitale réunit d’artistes, d’intellectuels et d’expatriés déracinés. Un exil parisien comme un sas de décompression avant de régler ses comptes en prenant la plume avec l’Amérique raciste en voie de déségrégation. Déjà, adolescent, il avait tenté de trouver refuge dans la religion, laquelle irrigue tous ses romans. À certains égards, le héros de La chambre de Giovanni apparaît comme un double de l’auteur. Un homme troublé par son homosexualité naissante, tiraillé par son désir de conformisme, hanté par la peur d’être exclu. Quelques mois ont passé depuis l’été de la rencontre du narrateur avec Giovanni, pendant que sa fiancée sillonnait les routes d’Italie. Installé dans une maison du Sud de la France, David revisite ses souvenirs, d’où émerge l’histoire d’amour brève et intense, au dénouement tragique qu’il a eue avec cet émigré italien au passé trouble, que l’on sait condamné à la guillotine. Lorsque débute leur liaison, il en sous-estime la force. Le déferlement d’émotions est tel, qu’il balaye toutes ses certitudes. Emporté par la force du courant, ce n’est que recraché par le ressac, que David, encore chancelant, réalise à posteriori le changement qui s’est opéré en lui. Prise de conscience tardive au regard de l’enchaînement dramatique des événements. Dorénavant, David devra composer avec un terrible sentiment de culpabilité. Celui de n’avoir pas eu le courage de sauver l’homme qu’il aimait, qui par sa franchise, sa sincérité sans artifice, l’a pourtant aidé à se déterminer. D’une écriture charnelle, au plus près des sentiments tels qu’ils sont ressentis quand on a aimé, vraiment, James Baldwin entremêle ses thèmes de prédilection : un homme en quête d’identité, l’éveil de l’homosexualité et le destin implacable auquel aucun de nous ne peut échapper. Dorénavant, David devra composer avec un terrible sentiment de culpabilité. Celui de n’avoir pas eu le courage de sauver l’homme qu’il aimait, qui par sa franchise, sa sincérité sans artifice, l’a pourtant aidé à se déterminer. D’une écriture charnelle, au plus près des sentiments tels qu’ils sont ressentis quand on a aimé, vraiment, James Baldwin entremêle ses thèmes de prédilection : un homme en quête d’identité, l’éveil de l’homosexualité et le destin implacable auquel aucun de nous ne peut échapper.

Mais on ne peut malheureusement pas inventer nos amarres, nos amants ni nos amis, pas plus qu’on ne peut inventer nos parents. La vie nous les donne et nous les reprend, et la grande difficulté est de dire oui à la vie.

Mon appréciation : 4/5

Date de parution : 1956. Poche au Livre de Poche, traduit de l’anglais (États-Unis) par Elisabeth Guinsbourg, 288 pages.

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Si Beale Street pouvait parler, James Baldwin : Harlem, une histoire d’amour à l’épreuve du racisme & d’une erreur judiciaire

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Vous comprenez, il avait trouvé son centre, le pivot de sa propre existence, en lui-même – et ça se voyait. Il n’était le nègre de personne. Et ça, c’est un crime dans cette pourriture de pays libre. Vous êtes censé être le nègre de quelqu’un. Et si vous n’êtes le nègre de personne, vous êtes un mauvais nègre : c’est ce que conclurent les flics quand Fonny s’installa hors de Harlem.

L’œuvre de James Baldwin gravitant autour des conflits interraciaux, de l’injustice, de l’étude des systèmes de domination et des mécanisme du conditionnement, il aurait été surprenant qu’aucun de ses romans ne traite de l’exercice arbitraire de la justice. Thème cristallisant tous ces sujets. Et évidemment, comme toujours, dans un style fluide, dénué de manichéisme, mêlant sensualité et dureté, nous faisant toucher du doigt les souffrances de sa communauté, l’écrivain afro-américain relève l’exercice haut la main. Le décor est planté : Harlem – son quartier natal, la promiscuité des familles noires, le fanatisme religieux – qui lui est familier ayant lui-même prêché, les enfants grandissant dans la rue et dans la misère. Dans ce climat tendu, peu propice à l’éclosion du sentiment amoureux, Tish et Fonny font figure d’exception. Ils se rencontrent dans l’enfance. Au fil des années, leur amitié évolue naturellement en un amour solide et sain. Une évidence qui dans l’Amérique des années 70 dérange. Ils sont noirs, jeunes – elle a 19 ans, lui 22, beaux et attendent un bébé. Un miracle que le destin se chargera de leur rappeler… Accusé à tort d’avoir violé une femme portoricaine, Fonny est victime d’une erreur judiciaire. S’ensuit une course contre la montre pour faire tomber l’accusation. Dans une démonstration implacable, James Baldwin nous fait ressentir le sentiment d’impuissance ressenti par ceux stigmatisés au quotidien, où chaque geste est scruté, mesuré de peur d’éveiller la suspicion. La solidarité entre les familles, les heurts violents, l’amour comme un baume, la vie qui pointe le bout de son nez, sont autant de motifs de ne pas désespérer auxquels Fonny se raccrochera désespérément pour ne pas flancher. En espérant qu’un jour le monde se (re)mette à tourner normalement, que la vérité éclate et que blanchi, Fonny soit rendu à sa famille.

Le vrai crime, c’est d’avoir le pouvoir de placer ces hommes là où ils sont et de les y maintenir. Ces hommes captifs sont le prix secret d’un mensonge secret : les justes doivent pouvoir identifier les damnés. Le vrai crime, c’est d’avoir le pouvoir et le besoin d’imposer sa loi aux damnés.

Mon appréciation : 4/5

Date de parution : 1974. En grand format aux Éditions Stock, traduit de l’anglais (États-Unis) par Magali Berger, 256 pages.

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🐝 {Sélection estivale & thématique} : #litteratureengagée

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Il y a deux manières de vivre : ou on essaie de s’évader ou on essaie de faire face.

James Baldwin

Après ma découverte, avec Harlem Quartet, de l’œuvre humaine, généreuse et sensuelle de l’écrivain afro-américain James Baldwin, qui, bien que victime de racisme dans son pays, n’a eu de cesse d’inviter à la modération et de mettre l’amour au centre de son engagement, j’ai eu envie de poursuivre mon exploration d’une littérature questionnant les relations entre les Noirs et les Blancs. La littérature a cette vertu, en nous transportant dans le Harlem des années 50, au cœur d’une plantation au lendemain de la Guerre de Sécession ou dans la peau d’une femme noire arrivée à une telle extrémité qu’elle tua sa fille pour lui éviter l’esclavage, de nous forcer à voir le monde sous un prisme différent. Ce déplacement agit sur notre nature, nous faisant gagner en empathie. Comme il le souligne dans son essai La prochaine fois, le feu, avant de devenir systémique, le racisme se nourrit de nos peurs les plus intimes. Profondément enracinées et exacerbées par un climat sociétal où règne la confusion. Il est alors de la responsabilité de chacun de lire pour comprendre ses mécanismes et lutter contre ses penchants naturels, de faire preuve de tolérance, pour ne pas adopter une grille de lecture manichéenne et basculer dans la haine.

Au programme des prochaines semaines...

le chef-d’œuvre retraduit de l’immense romancière Toni Morrison, un premier roman où deux esclaves émancipés s’allient à un fermier géorgien blanc, du Baldwin encore, et encore, un coup de foudre entre deux Londoniens, une mère en colère et le procès en Louisiane d’un homme accusé à tort d’avoir assassiné un homme blanc.

Quels livres sur ce thème me recommandez-vous absolument ?

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Les livres à lire au moins une fois dans sa vie : La prochaine fois, le feu, James Baldwin {#LivreCulte}

Mon intention n’est pas de m’attendrir sur la souffrance – certes point trop n’en faut – mais ceux qui ne peuvent pas souffrir ne peuvent pas non plus mûrir, ne peuvent jamais découvrir qui ils sont vraiment. Celui-là qui, chaque jour, est obligé d’arracher par fragments sa personnalité, son individualité, aux flammes dévorantes de la cruauté humaine sait, s’il survit à cette épreuve, et même s’il n’y survit pas, quelque chose quant à lui-même et quant à la vie.

De cette souffrance, du courage qu’il faut pour vivre en marge des normes édictées par la société puritaine américaine des années 60, mise à feu et à sang par les conflits interraciaux, en tant qu’homme noir, homosexuel et écrivain, orphelin de père, ayant grandi dans la pauvreté à Harlem, James Baldwin en a une expérience assez fine. Charnelle même. Un autre que lui aurait sans doute transformé cette colère en haine, de l’autre, des Blancs, des responsables perpétuant un système de domination dont il est le grand perdant. Lui, en humaniste, fera de l’amour la vertu cardinale de sa vie et la force traversant ses écrits. « Et si l’intégration a le moindre sens, c’est celui-ci : Nous, à force d’amour, obligerons nos frères à se voir tels qu’ils sont, à cesser de fuir la réalité et à commencer à la changer. » La posture de Baldwin est singulière. Contrairement à d’emblématiques figures afro-américaines de la lutte pour les droits civiques : Martin Luther King, Malcolm X, ou le fondateur des « Black Muslims » Elijah Muhammad, l’homme de lettres se tient en retrait. Davantage du côté du témoin que du tribun. Touche à tous les cercles en évitant de se compromettre, un pied dedans, l’autre dehors. Pas par lâcheté, mais plutôt par souci de garder la bonne distance lui permettant d’observer sa communauté, dont il ne se prive pas de relever les égarements. Engagé politiquement pour la défense de la cause noire et des droits des homosexuels aux États-Unis, l’essayiste afro-américain sait que sa valeur réside dans son métier d’écrivain.

Je suis un écrivain, j’aime à faire cavalier seul.

Avec le même soin qu’il met à transposer dans ses romans – magnifiquement incarnée dans des êtres de chair et de sang – sa propre quête identitaire, James Baldwin radiographie les défis auxquels est confronté son pays. État des lieux, qui, de façon troublante, résonne d’autant plus aujourd’hui. Alors qu’aucun doute n’est permis sur la faillite morale de l’Occident.

Je me refuse à admettre que le Noir américain devrait avoir souffert pendant quatre siècles pour n’en arriver qu’au présent niveau de la civilisation américaine. Je suis loin d’être convaincu qu’il valait la peine d’échapper au sorcier africain et je dois maintenant, afin de supporter les contradictions morales et l’aridité spirituelle de ma vie, ne plus pouvoir me passer du psychiatre américain.

En identifiant les racines profondes du racisme, il touche un point névralgique : la haine de soi. Le mythe de l’Américain blanc pétrifié à l’idée de voir son système de valeurs s’écrouler et son identité s’effilocher. L’homme noir apparaît alors comme un miroir déformant de l’homme blanc, lui révélant ses propres manquements, son refus systématique de se regarder en face. Le climat de confusion générale, de nervosité, dans lequel on évolue et qui ne cesse de se renforcer depuis quelques années repose sur ce conflit intime irrésolu. Attisant les crispations identitaires, la violence, le racisme et la flambée de l’antisémitisme. Puisque si les peuples stigmatisés diffèrent, les motivations sous-tendant ces comportements demeurent similaires : une volonté de pouvoir. Le Noir américain a, quant à lui, un devoir moral, une sorte de régularisation identitaire à effectuer en amont :

Pour modifier une situation il faut d’abord en avoir une vision claire : dans le cas particulier, admettre le fait, quelque usage qu’on en fasse ultérieurement, que le Noir américain est issu de ce pays, qu’il faille ou non s’en féliciter, et n’appartient à aucun autre – pas à l’Afrique et certainement pas à l’Islam.

Processus qui suppose de faire la paix avec son passé :

Le paradoxe – et il est effrayant – est que le Noir américain n’a et n’aura d’avenir nulle part, sur aucun continent tant qu’il ne se résoudra pas à accepter son passé. Accepter son passé, son histoire, ne signifie pas s’y noyer ; cela signifie apprendre à en faire bon usage. […] Sache d’où tu viens. Si tu sais d’où tu viens, il n’y a pas de limites à là où tu peux aller.

Paradoxalement, c’est loin de chez lui, que Baldwin se découvrira. Ayant été toute sa vie tiraillé par un conflit identitaire, fuyant à Paris pour devenir le romancier qu’il rêvait de devenir. C’est peut-être d’ailleurs pour cette raison qu’il a su si bien le saisir dans cet essai culte, publié 100 ans après l’abolition de l’esclavage, qui condamne la radicalité au profit d’une autre voie plus modérée, reposant sur l’amour de soi, entraînant par ricochet le respect d’autrui. En cas d’échec du projet intégrationniste – n’est-ce pas le cas aujourd’hui ? – , l’ancien prédicateur présage l’accomplissement de cette prophétie biblique :

Et Dieu dit à Noé

Vois l’arc en le ciel bleu

L’eau ne tombera plus

Il me reste le feu…

Mon appréciation : 4,5/5

Date de parution : 1963. En poche chez Folio, traduit de l’anglais (États-Unis) par Michel Sciama, 144 pages.

Idées de lecture...

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Zephyr Alabama, Robert McCammon : le monde magique de l’enfance & la naissance d’une vocation d’écrivain

On peut traverser la vie en étant aveugle, sourd et muet. C’est d’ailleurs ce que font la plupart des gens que tu rencontreras. Ils arpentent une forêt de miracles sans en soupçonner un seul. Mais il suffit de le vouloir pour vivre des milliers de vies.

1964, Cory Mackenson a douze ans et vit dans une petite ville typique de l’Alabama avec un père laitier et une mère constamment inquiète. Jusqu’au jour où, sur la route 10 avec son père, une voiture fonce droit sur eux pour finir sa course par un plongeon à pic dans Saxon’s Lake. Passé à tabac, le conducteur a le visage tuméfié, les yeux boursouflés, une corde de piano nouée autour du cou, les mains maintenues accrochées au volant par des menottes. Vision d’horreur que parachève un étrange tatouage bleu représentant un crâne avec des ailes déployées. Il va sans dire que le meurtre a le même effet sur l’imagination foisonnante de l’adolescent, convaincu d’avoir aperçu une silhouette à l’orée de la forêt, qu’une allumette sur un corps badigeonné d’essence. Avec pour seuls indices la plume verte d’un chapeau trouvé sur les lieux du crime et l’existence d’un perroquet beuglant dès qu’il entend de l’allemand, le jeune Cory mène l’enquête pour élucider le mystère et dissiper les cauchemars qui peuplent les nuits de son père. D’autant que dans cette bourgade du Sud-Est des États-Unis aux relents racistes, le calme n’est qu’apparent : corruption, réunions du Ku Klux Klan, trafiques d’alcool, étrangers dissimulés sous une fausse identité, sorcière transformant des munitions en serpents, règlements de compte, les pistes se succèdent, nous entraînant dans un généreux roman d’initiation au charme fou. Qui contrairement à la plupart d’entre eux n’illustre pas la perte des illusions succédant à l’entrée dans l’âge adulte, mais plutôt la possibilité de conserver intacte, vierge d’aigreur, inentamée par les épreuves de la vie, notre âme d’enfant. Une disposition à se laisser cueillir par la magie pour distinguer derrière l’apparente banalité de la vie, un monde fourmillant d’histoires d’une richesse inouïe. Composé comme une ode à l’imagination, ce texte largement autobiographique, petit bijou de candeur, assimile l’enfance à un âge d’or, un paradis perdu…

Reste un enfant aussi longtemps que tu le pourras, car une fois que tu auras perdu la magie de l’enfance, tu passeras le reste de ta vie à vouloir la retrouver…

Que l’on peut retrouver. Encore faut-il faire l’effort quotidien d’en chercher le chemin. Comment ? En revisitant les souvenirs que nous avons, il y a des années, enfouis dans cette malle pleine de trésors mise de côté.

“Personne, murmura-t-elle, personne ne grandit jamais vraiment.” […] Souviens-toi. Ne laisse pas passer un seul jour sans en garder un souvenir, que tu conserveras comme un trésor. Car c’est ce que c’est. Les souvenirs sont de fabuleuses portes, Cory.

Sous la plume de l’écrivain, l’écriture a cette fonction aussi. Ressusciter le passé, faire resurgir des émotions oubliées. Dissiper “le masque du temps”. En teintant de réalisme magique son récit, qu’il articule autour d’une enquête pour meurtre, Robert McCammon ravive ses souvenirs, et par là même retrace le cheminement de sa vocation d’écrivain, qui trouve racine dans une volonté farouche de préserver sa capacité d’émerveillement.

J’avais trouvé la clé d’une machine à voyager dans le temps. J’avais trouvé une source de pouvoir dont je n’aurais jamais espéré me rendre maître. J’avais trouvé une boîte magique et c’était ma machine à écrire. […] J’avais été traversé par un puissant flux d’énergie. J’avais goûté à la vie. J’avais fait un premier pas, certes maladroit, mais dans une direction qui était bien à moi.

Mon appréciation : 4,5/5

Date de parution : 1991. Disponible aux Éditions Monsieur Toussaint Louverture, traduit de l’anglais (États-Unis) par Stéphane Carne, 612 pages.

Idées de lecture...

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Plus grands que le monde, Meredith Hall : dans une ferme du Maine, une famille américaine au défi de la tragédie

Nous sommes embarqués sur cette planète avec toute sa tristesse, tout son amour, toute sa beauté et tous ses insondables mystères. Il n’y a pas de temps à perdre. Apprendre l’amour est, je pense, la raison pour laquelle nous disposons de cette inexplicable chance, de ces quelques années sur cette terre. Je suis reconnaissant de ce don, de cet appel à réaliser tout ce que nous pouvons ici.

Dans une ferme du Maine surplombée par deux grands ormes plantés par l’arrière-arrière-grand-père en 1834, cinq générations de Senter se sont succédé. La faisant prospérer, travaillant la terre, moissonnant les champs, avant qu’elle ne périclite sous le coup de la Grande Dépression et qu’elle ne soit laissée à l’abandon. Fraîchement mariés, Tup Stenter et Doris décident en 1933 de réhabiliter ce lieu empreint d’une douce nostalgie, incarnant l’âge d’or de l’enfance, pour y installer leur foyer. Un cocon familial à l’écart du monde. Une bulle de bonheur qu’un drame va faire éclater. Un vieux pistolet chargé utilisé comme un jouet, une détonation sourde, quelques minutes d’inattention ont suffit pour que survienne l’accident qui a fait basculer la vie de Doris, Tup, Dodie et son frère cadet Beston dans un espace-temps rempli de regrets et de culpabilité. « La fureur de ma femme est une absence de lumière, et mon désir de pardon une supplique dans l’obscurité. » Comme si le malheur avait soufflé d’un coup leur vie d’avant. De là, prennent racine la crainte de Dodie d’être une mère inapte à protéger ses enfants, la difficulté pour Berston de trouver sa place à côté du vide laissé par l’absent et le chagrin indicible des parents. Avec grâce, une justesse dans la description des sentiments et de la vulnérabilité de l’être humain, acculé à prendre des décisions qu’un jugement expéditif formulé par un regard extérieur condamnerait, #MeredithHall recompose l’histoire douloureuse et lumineuse d’une famille mise au défi de rester soudée malgré la tragédie.

Ses sanglots cognaient au terrible rugissement de mon sang, alors je me suis écartée de lui.

Partageant avec le bouleversant roman de Joyce Maynard, Où vivaient les gens heureux, une unité de lieu : une ferme familiale nichée au cœur de l’Amérique rurale, un même projet : la composition d’une fresque intime gravitant autour de la perte d’un enfant, Plus grands que le monde explore également, à travers les destins de chacun des survivants, les étapes du deuil, le long chemin d’acceptation menant au pardon, ainsi que les vertus du temps et de la constance de l’alternance des saisons.

Le prix à payer pour l’amour et l’attachement est la perte, et elle nous accompagne chaque jour.

Mon appréciation : 4/5

Date de parution : 2024. Grand format aux Éditions Philippe Rey, traduit de l’anglais (États-Unis) par Laurence Richard, 368 pages.

Le livre à lire après !

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Intérieur nuit, Marisha Pessl : un thriller mystique comme une plongée dans l’esprit tourmenté d’un cinéaste de génie

Chacun de nous possède sa propre boîte, une chambre noire où se loge la chose qui nous a transpercé le cœur. Elle contient ce pour quoi on agit, ce que l’on désire, ce pour quoi on blesse tout ce qui nous entoure. Et même si elle était ouverte, rien ne serait libéré pour autant. Car l’impénétrable prison à la serrure impossible, c’est votre tête.

Avec le suicide de sa fille, le mystère Cordova s’épaissit… Disparu de la circulation depuis la fin des années 70, le réalisateur de films d’horreur projetés dans des salles clandestines, primé aux Oscars, faisant l’objet par « Les Cordovistes » – une secte d’admirateurs – d’un culte dérangeant, vit reclus dans sa propriété. Un manoir à l’architecture gothique situé dans les Adirondacks, où s’est noyée sa première femme et a été élevée sa fille Ashley. Un prodige du piano. Avant que sa carrière ne s’arrête net à 14 ans. Et que dix ans plus tard, elle ne se jette dans la cage d’un ascenseur d’un entrepôt vide de Chinatown. Suicide ou meurtre ? Que s’est-il passé ? Les digues de son esprit ont-elles cédé face à la magie noire et rites occultes – on parle même d’enlèvement et de meurtres d’enfants – pratiqués par le clan Cordova ? A-t-elle fini par succomber à la philosophie existentielle d’un père despotique : « réveiller le féroce », crever de peur pour la conjurer et s’en libérer, descendre dans les méandres de nos ténèbres intérieures, sonder l’indicible, apprivoiser le cru, le sombre, le sublime pour remonter à la surface radicalement transformé ? C’est l’expérience que Stanislas Cordova propose dans sa filmographie et la devise qui régit sa vie. Difficile d’imaginer le cerveau d’un enfant en construction imperméable à une telle éducation. Qui tenir pour responsable de la mort d’Ashley ? « Elle m’a dit que son père lui avait appris à vivre au-delà des limites de la vie, dans ses recoins les plus cachés, là où le commun des mortels n’a pas le courage d’aller, là où on souffre, là où règnent une beauté et une douleur inimaginables. Elle se demandait toujours : « Oserai-je ? Oserai-je déranger l’univers ? » » Quelques jours avant qu’elle ne soit retrouvée morte, le journaliste d’investigation déchu Scott McGrath, sanctionné à l’époque pour avoir tenté de débusquer la vérité sur Cordova – enchanteur ou prédateur ? -, l’a entraperçue à Central Park. Un manteau rouge, une présence spectrale, comme une rencontre prémonitoire qui devait le conduire à reprendre depuis le début chaque piste et le moindre indice. Formant une équipe de détectives amateurs, Scott, Hoover, cigarette au bec, ayant entretenu une obscure relation dans un camp de redressement pour adolescents avec Ashley et Nora, orpheline fantasque, solitaire et future actrice à Broadway, mènent l’enquête. À mesure que les indices s’accumulent dessinant les contours d’un monstre sacré du cinéma, un vampire extrayant goutte à goutte de son entourage la matière de sa création, le trio perd pied avec la réalité. Bascule dans le surnaturel. Cordova tire-t-il les ficelles ? Maniant l’art du suspense et le sens de la formule, Marisha Pessl nous perd dans un thriller mystique, tirant toutefois en longueur sur la fin, comme une plongée en eaux troubles dans la psyché tourmentée d’un cinéaste de génie, pour qui la frontière entre l’art et la vie s’est peu à peu effacée au profit d’un monde d’ombres et de silhouettes, charriant avec lui ceux qu’il a envoûtés :

L’être humain souhaite exercer son libre arbitre, bien sûr. Mais il existe un désir tout aussi puissant, celui de se retrouver pieds et poings liés, bâillonné.

Mon appréciation : 3,5/5

Date de parution : 2013. Grand format aux Éditions Gallimard, en poche chez Folio, traduit de l’anglais par Clément Baude, 864 pages.

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Ombres sur l’Hudson, Isaac Bashevis Singer : les quêtes amoureuses et identitaires d’une communauté juive new-yorkaise de rescapés de la Shoah {Prix Nobel de littérature 1978}

Il avait une justification toute prête pour chacun de ses actes. Le bonheur n’était-il pas le but unique de chaque personne, de chaque créature ? […] Grein, lui, s’était fait sa propre philosophie : le bonheur était la Divinité. Mais la vie offrait un autre cadeau qui éloignait les gens de plus en plus du bonheur : la liberté. Le libre arbitre n’était possible que si existaient à la fois le bonheur et le malheur, la vérité et le mensonge, le succès et l’échec. La liberté marchait main dans la main avec l’individualité. […] Le destin de chaque personne consistait à rechercher perpétuellement ce qui était l’essence de chaque existence.

Des années après l’évacuation des camps de concentration, de nombreux rescapés choisirent de se suicider. Alors qu’ils avaient survécu à l’horreur absolue, à la déshumanisation la plus totale de l’homme, leur choix avait de quoi surprendre là où on aurait pu imaginer qu’une volonté féroce de faire triompher la vie les animerait. Pourtant, hantés par les fantômes des proches disparus, rongés par la culpabilité du survivant, témoins de la faillite de l’homme moderne et conscients dorénavant que l’être humain n’est rien « qu’un peu d’écume », constat amer renforcé par le sentiment d’un Dieu désengagé de sa création, ils ont abdiqué. Dans un roman dense et généreux, Isaac Bashevis Singer explore le spectre des réactions des « réfugiés de l’Hitlérisme » avec la verve truculente et l’exubérance qui font de ses romans un plaisir de lecture immense.

Étant donné que tout est tordu ici-bas, pourquoi les rapports entre les hommes et les femmes devraient-ils suivre une ligne droite ?

Les névroses des uns et des autres éclatent dans des conversations tragi-comiques d’une profondeur insondable et des situations inextricables ne s’expliquant que par une volonté farouche de vivre intensément.

Le névrosé est celui qui n’accepte pas d’être esclave mais n’a pas non plus la force de lutter pour se libérer. Il reste entre les deux, dans une sorte de no man’s land et se fait donc tirer dessus des deux côtés. 

Un triangle amoureux se noue avec au centre Hertz Grein, fils de Reb Jacob Moshe le scribe, époux et père de famille en pleine crise existentielle se dénouant en une volte-face radical.

Désormais, ses parents n’étaient plus que poussière. Varsovie avait été détruite dans les flammes, tous ses habitants juifs réduits en cendres. Le seul survivant, c’était lui, Hertz Dovid et il noyait son chagrin à coup de fantaisies sexuelles, de bavardages stupides, de désirs de débauche. […] Grein se sentait cerné par la banalité et l’ennui. Il croyait en Dieu mais croire ne suffit pas. Il lui manquait l’essentiel : la structure des rites, un environnement bien réglé, la discipline de fer de ses grands-pères et arrière-grands-pères. Il lui était impossible de vivre avec Dieu mais il ne savait absolument pas comment le faire sans lui.

Aux extrémités : Anna, la fille du riche et pieux homme d’affaires new-yorkais originaire de Varsovie, Boris Makaver. Esther, sa maîtresse depuis onze ans, descendante érudite d’une éminente dynastie rabbinique, amante nerveuse au tempérament cyclothymique ; que tempère Leah, l’épouse vertueuse rendue aigrie par les infidélités de son mari. Ombres sur l’Hudson embrasse les quêtes amoureuses et identitaires d’êtres déracinés lancés dans une course folle de New-York à Miami en passant par une ferme du Maine et le quartier ultraorthodoxe Mea Shearim de Jérusalem, en faisant un crochet par l’URSS. Une petite communauté de Juifs originaires d’Europe de l’Est, d’où les souvenirs douloureux ne cessent de les ramener.

Je ne peux pas te faire sentir à quel point nous étions proches de la mort. Elle était devenue une présence familière, une amie. […] Je ne veux pas te donner des angoisses mais j’ai vu, de mes yeux vu, des Juifs creuser leur tombe. J’ai regardé le ciel, il était bleu, le soleil brillait. Tout était calme. Aucun ange ne pleurait. Le Maître de l’Univers restait silencieux. Je ne m’attendais pas à ce que les Juifs oublient si vite. […] j’ai pensé à me suicider. Je ne comprends pas vraiment pourquoi. Il me semblait que je n’appartenais plus à ce monde. Je me perdais dans l’univers du chaos. Sans cesse. Je revenais vers eux, les six millions.

Tiraillés entre des rites millénaires, la foi héritée de leur père et l’injonction de la modernité à s’assimiler, au risque de s’y diluer, Grein, Anna, Esther, Leah et les autres arpentent les rues de New-York avec une frénésie proche de l’hystérie.

 Il s’était perdu dans un entrelacs de mensonges tellement compliqués qu’il s’en étonnait lui-même.

Telles des enveloppes vides, marionnettes aux mains du « metteur en scène des drames humains », ils se précipitent dans des voies sans issue, se rabibochent, se séparent, s’aiment passionnément pour mieux se déchirer. Toujours avec excès. Chez Singer, les trajectoires individuelles ne résultent jamais du hasard, mais sont orchestrées par des forces invisibles.

Chacun s’acharnait à trouver un appui stable sur lequel pouvoir compter, mais des puissances plus rusées que les êtres humains le leur ôtait sans répit, ce qui créait des crises successives. 

Le résultat de la fatalité.

Grein se retrouvait pris dans un système où tout était déterminé à l’avance.

En coulisses, qui tire les ficelles de cette vaste comédie humaine ? Un Dieu joueur ou Isaac Bashevis Singer ? Fin observateur de la nature humaine, le romancier juif polonais naturalisé américain pose des questions essentielles : « Comment pouvons-nous continuer à vivre en sachant que l’espèce humaine compte de tels assoiffés de sang ? » Si les Hommes dotés du libre arbitre sont responsables de l’Holocauste, comment le Maître de l’Univers a-t-il pu rester silencieux ? Quid de la foi après la Shoah ? Peut-on vivre dans un monde que Dieu a déserté et vidé de sa spiritualité ? Le cas échéant, quel sens lui donner, dans ses deux acceptions : direction et signification ?

Tel que nous le concevions autrefois, l’atome s’arrêtait de bouger. Celui qu’on observe aujourd’hui gesticule dans tous les sens comme frappé de folie, il se tortille et tournoie sans fin. Peut-être est-ce le symbole ultime de l’homme d’aujourd’hui.

L’écrivain yiddish nobélisé en 1978 a non seulement l’immense talent de les poser en les incarnant dans des êtres de chair et de sang au fil de dialogues brillants, mais, a en plus, le mérite de proposer des réponses à l’absurdité de la condition humaine.

Quel était l’univers tel que Einstein ou Eddington le concevaient ? Un tas de glaise bourré d’atomes aveugles qui couraient dans tous les sens en se cognant fiévreusement au passage. De ce chaos, un nouvel Hitler pouvait surgir à chaque génération. L’accablante conclusion de toute la science moderne, c’était que Dieu possédait moins d’intelligence qu’une puce.

C’est ce que j’aurais dû être : astronome, pensa-t-il. Si on se perd dans la grandeur de ce qui est divin, on ne voit plus les petitesses de l’être humain.

Mon appréciation : 5/5

Date de parution : 1957. Grand format aux Éditions du Mercure de France, poche chez Folio, traduit de l’anglais par Marie-Pierre Bay, 928 pages.

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