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Le complot contre l’Amérique, Philip Roth : une uchronie d’actualité, et si les nazis avaient pris le pouvoir aux États-Unis

Il y a bien un complot, en effet, conclut le maire La Guardia, et je vais me faire un plaisir de vous nommer les forces qui l’animent : ce sont l’hystérie, l’ignorance, la malveillance, la bêtise, la haine et la peur. Notre pays offre aujourd’hui un spectacle répugnant ! Le mensonge, la cruauté et la folie sont partout, et dans la coulisse, la force brute guette le moment de nous achever.

Petit-fils d’émigrés juifs d’Europe de l’Est, né à Newark en 1933 et décédé en 2018 à New York, Philip Roth est, à juste titre, considéré comme l’un des plus grands romanciers américains. En 2004, l’une des figures de proue de la littérature juive américaine – appellation controversée renvoyant à l’idée d’une judéité nourrissant l’œuvre romanesque de Bernard Malamud, Joseph Heller, Saul Bellow… publie une uchronie brillante qui, à quelques détails près, pourrait faire office de miroir de notre société. En transposant sa famille (les Roth) dans un monde dystopique : en 1940, le héros de l’aviation Charles Lindbergh succède à Franklin D. Roosevelt à la présidence des États-Unis et officie sous la férule du régime nazi, Philip Roth imagine la résolution du problème juif en Amérique. La réalisation d’un scénario imprévu par le surgissement de l’absurde dans nos vies. Réticent à l’idée de s’engager dans le conflit mondial de l’autre côté de l’Atlantique, le peuple américain voit en ce leader charismatique au programme politique inexistant, un sauveur. Son atout ? Brandir la carte isolationniste. Le désengagement idéologique, que sous-entend la neutralité du démagogue vis-à-vis de l’Allemagne nazie, autorise l’expression d’un antisémitisme latent. Des pogroms éclatent un peu partout dans le pays. Les Juifs se barricadent chez eux. L’État met en place des programmes d’assimilation et de relocalisation, visant à fragiliser la communauté en la dispersant. Comment une démocratie bascule-t-elle dans le totalitarisme ? Comment rester sain d’esprit dans une société gagnée par l’hystérie collective ? La réponse chez Roth est claire, les leviers à activer pour réveiller les pires instincts de l’être humain sont : l’approbation silencieuse des autorités (pas besoin de grandes déclarations enflammées, le silence a valeur de consentement), une xénophobie atavique enracinée dans la mémoire collective (« certes, il y avait des poches d’arriération en Amérique, où un antisémitisme virulent continuait d’être la passion la plus obsédante »), un climat anxiogène comprimant la sphère intime jusqu’à ce que l’équilibre psychique cède, et enfin, à la tête des institutions : des opportunistes égocentriques. Pressurisé de tous les côtés, en quête de valeurs auxquelles se raccrocher, le peuple est mûr pour se leurrer, en cédant sa liberté à celui qui lui garantira la sécurité.

Beaucoup s’obstinent à voir en Lindbergh un Hitler américain tout en sachant fort bien qu’il a été élu démocratiquement et équitablement, par une victoire écrasante, et qu’il ne manifeste aucune tendance à l’autoritarisme. Il ne glorifie pas l’État au détriment de l’individu, il encourage au contraire l’entreprise individuelle, ainsi qu’un libéralisme affranchi des ingérences du gouvernement fédéral. Où voit-on l’étatisme, la brutalité fascistes ? Les chemises brunes et la police secrète ? Quand avez-vous observé la moindre manifestation d’antisémitisme fasciste de la part de notre gouvernement ?

Le tour de force de Roth est l’ajout d’un conflit identitaire chez les juifs américains, comme si leur double allégeance les figeait dans une posture intenable, les conduisant à faire des choix allant à l’encontre même de leurs intérêts.

Leur être leur collait à la peau sans qu’il leur vienne à l’idée de s’en débarrasser. Leur judéité était tissée dans leur fibre, comme leur américanité. Elle était ce qu’elle était, ils l’avaient dans le sang, et ils ne manifestèrent jamais le moindre désir d’y changer quoi que ce soit, ou de la nier, quelles qu’en soit les conséquences.

On sait qu’en Allemagne des auteurs comme Jakob Wassermann ont profondément souffert de ce qu’une des facettes de leur identité niait l’autre. Un des personnages adolescents de La famille Karnovski d’Israël Joshua Singer incarne d’ailleurs magnifiquement ce dilemme jusqu’à l’épilogue, climax de ce que l’âme tiraillée peut supporter. Dans Le complot contre l’Amérique, Philip Roth décrit un monde faisant tragiquement écho au nôtre avec une clairvoyance vertigineuse, une ironie mordante et 20 ans d’avance sur la réélection de Trump à la Maison Blanche. Aurait-il été troublé par la manière dont la fiction et la réalité se culbutent ? Peut-être que non. Seulement affligé d’avoir su prédire le monde à venir. Sans doute que pour comprendre la polarisation de la démocratie américaine, ainsi que l’onde de choc que peuvent engendrer des leaders incompétents, faut-il lire tout de suite, le chef-d’œuvre visionnaire et intemporel de Philip Roth. Cet écrivain de génie qui pensait que la littérature, “l’une des grandes causes perdues de l’humanité”, ne fait rien, mais qu’elle est bigrement importante !

Mais ce que nos hitlériens du cru ne pourront pas nous enlever, ni à vous ni à moi, c’est notre amour de l’Amérique. Notre amour de la démocratie, à vous et à moi. Mon amour de la liberté et la vôtre. Ce qu’ils ne pourront pas nous enlever – sauf si les crédules, les moutons, les peureux sont assez nigauds pour les reconduire à Washington – c’est le pouvoir des urnes. Il faut donner un coup d’arrêt au complot des hitlériens contre l’Amérique – et il faut que ce soit vous qui le donniez.

C’est la peur qui préside ces Mémoires, une peur perpétuelle. Certes, il n’y a pas d’enfance sans terreurs, mais tout de même : aurais-je été aussi craintif si nous n’avions pas eu Lindbergh pour président, ou si je n’étais pas né dans une famille juive ?

Or, l’élection de Lindbergh avait pour moi levé tout doute sur ce chapitre : la révélation de l’imprévu, tout était là. Retourné comme un gant, l’imprévu était ce que nous, les écoliers, étudiions sous le nom d’“histoire”, cette histoire bénigne, où tout ce qui était inattendu en son temps devenait inévitable dans la chronologie de la page. La terreur de l’imprévu, voilà ce qu’occulte la science de l’histoire, qui fait d’un désastre une épopée.

Mon appréciation : 4,5/5

Date de parution : 2004. Grand format aux Éditions Gallimard, poche chez Folio, traduit de l’anglais (l’américain) par Josée Kamoun, 576 pages.

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Martin Eden, Jack London : le destin tragique, aux accents autobiographiques, d’un génie des lettres

Faites-moi ce genre de choses, rendez-moi semblable aux autres hommes pour que je fasse ce qu’ils font, respire l’air qu’ils respirent, pense comme ils pensent, et vous aurez détruit ma différence, vous m’aurez détruit, vous aurez détruit ce que vous aimez. Mon désir d’écrire est ma vie même. Si j’avais été un abruti, je n’aurais jamais eu le désir d’écrire, ni celui de vous épouser.

Chef-d’œuvre de Jack London, Martin Eden est un récit largement autobiographique dans lequel transparaît la radicalité du romancier quant à la place qu’occupe la littérature. Tel un bastion inaccessible à conquérir, fragile et pure, ne tolérant aucun compromis avec la moralité bourgeoise, sa médiocrité et son conformisme étriqué. Héros magnifique, s’il en est, sensible à l’extrême, le jeune matelot de vingt ans issu des classes ouvrières d’Oakland va s’élever, ses yeux se déciller et son âme se dilater, se réchauffer, et s’embraser au contact des livres, puis, ayant poussé son développement intellectuel à son paroxysme, au prix de nombreuses nuits blanches et d’économies de bouts de ficelle, se brûler les ailes en creusant le fossé entre lui et autrui, entre son ancien moi avide de connaissance et le nouveau, écœuré par le succès et la marche du monde. Récit d’apprentissage retraçant les étapes d’une ascension sociale, Martin Eden aurait tout aussi bien pu s’intituler Illusions perdues, en ce que le héros décide de se cultiver pour se rapprocher de la femme qu’il aime éperdument, Ruth Morse ; alors que cette quête tragique ne fera que l’en éloigner davantage. Qu’il y perdra son identité, ainsi que le sentiment de sa place.

Qui es-tu, Martin Eden ? demanda-t-il à son image dans le miroir ce soir-là, quand il revint dans sa chambre. Il s’observa, s’interrogea longuement. Qui es-tu ? Où est ta place ?

Les années où ses manuscrits sont systématiquement rejetés, suivies par une célébrité fulgurante que Martin juge usurpée – non pas en raison d’un manque de talent, qu’il sait posséder, mais sur le coup d’un effet de mode arbitraire, entament sa foi en l’humanité. La justesse de son combat pour la vérité et la pureté, pour l’amour qu’il tient pour valeur suprême. Refusant de vivre dans une société qui jauge la valeur intrinsèque des êtres à l’aune de critères superficiels, sa fureur de vivre et sa soif d’apprendre, se heurtent à la médiocrité du monde extérieur et ne s’en relèveront pas.

Toute sa vie, Martin Eden avait été l’esclave de sa curiosité : il voulait savoir. C’était cette soif de connaissance qui l’avait lancé à l’aventure dans le vaste monde. […] En outre, son amour de la liberté s’irritait des contraintes, à la manière dont son cou s’irritait de l’entrave d’un faux col amidonné. L’intelligence et la sensibilité étaient chez lui naturellement très développées, et son esprit créateur ruait dans les brancards.

Martin Eden est une étoile filante. Un homme animé par un idéal qui le détournera de la vie, lui faisant perdre le goût de celle-ci.

Des milliers de livres lus avaient creusé un gouffre entre eux et lui. Il s’était exilé. Il avait parcouru le vaste royaume de l’intellect, et plus aucun retour chez lui n’était maintenant possible. Cependant, il était humain, et son irrépressible désir de compagnie demeurait inassouvi.

Ce classique de la littérature que tout aspirant écrivain devrait avoir lu avant de se lancer, met en lumière un paradoxe douloureux au cœur même du processus créatif : au moment où Martin Eden atteint un niveau de développement lui permettant de trouver les mots justes pour exprimer ce qu’il ressent, il perd, par là même, sa sensibilité au monde environnant.

Chaque page lue lui ouvrait un judas sur le monde du savoir. […] Eh bien, alors, qu’avez-vous à faire de la gloire, Monsieur le dernier des éphémères ? Si elle vous était donnée, elle vous empoisonnerait. Seule la Beauté doit être votre maîtresse. Ce n’est pas dans ce qu’on réussit à faire que réside la joie, mais dans l’effort qu’on y consacre.

Mon appréciation : 4,5/5

Date de parution : 1909. Poche disponible chez Folio, traduit de l’anglais (l’américain) par Philippe Jaworski, 592 pages.

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Nuit, Edgar Hilsenrath : le récit de survie d’un anti-héros dans un ghetto ukrainien, une aventure picaresque entre humour noir et tragédie

“Aujourd’hui c’est chacun pour sa pomme” dit-il froidement, “c’est l’époque qui veut ça.” […] Il n’y a pas de place pour la pitié. Pas dans ces circonstances. Celui qui est malade doit mourir. Les malades sont des parasites. Plus vite on s’en débarrasse, plus les autres ont une chance de s’en tirer.

Plongée d’une noirceur absolue dans ce que fut la vie dans le ghetto de Prokov, en Ukraine, Nuit un récit révoltant, en ce qu’il est vrai, inspiré des souvenirs d’Edgar Hilsenrath qui y vécut quatre ans de 1941 à 1945. À sa libération, il gagna la Palestine, avant d’émigrer aux États-Unis. Le ton choisi pour ce premier roman désarçonne. Voire provoque une réaction de rejet. Au point d’avoir été censuré pendant 20 ans en Allemagne. Puisque le sujet de prédilection de l’écrivain allemand juif, né à Leipzig en 1926, est la Shoah, comme on ne l’a jamais traitée. Sa marque de fabrique ? Un ton satirique, mélange dérangeant de crudité et d’humour noir. Une description au plus près de la réalité telle qu’il l’a vécue, illustrant la déchéance de l’être humain lorsqu’il est réduit à l’état d’un animal traqué, à arracher à coups de marteau et à troquer les dents des morts encore tièdes, à rogner les pelures de pommes de terre ou à voler la soupe des mains d’un enfant crevant de faim pour sauver sa peau, rehaussée d’une ironie mordante où éclate son art de la mise en situation. Chez Hilsenrath, ce sont les dialogues d’une méchanceté savoureuse qui témoignent de ce que l’esprit humain n’a pas encore capitulé. Ce qui aurait pu sous la plume d’un écrivain moins talentueux se restreindre à l’énumération des actions sordides commises par un moribond, prend des allures, au contraire, d’une aventure picaresque traversée par des moments lumineux. Certains actes témoignent des derniers sursauts d’une humanité tombée à son niveau le plus bas : comme la naissance d’un bébé dans des conditions abominables, le regard mouillé d’un père sur son enfant, la vision d’un homme peignant les cheveux de la femme qu’il aime ou le repas qu’il lui cède, alors qu’ils ne sont plus que deux cadavres ambulants avec la peau sur les os, traversent le roman, illuminant le quotidien innommable auquel des hommes ont été réduits par d’autres hommes.

“Tous exécutés pour désertion” dit-il d’un ton sec. “Désertion ?” fit-elle étonnée. “Pour échapper à la déportation, ils se sont planqués pendant des jours. Les autorités appellent ça désertion.” “Oui. Je vois… encore un mot dont ils ont tordu le sens.”

Décharné, coiffé d’un grand chapeau cabossé, vêtu de hardes et les pieds enveloppés de serviettes hygiéniques ensanglantées tout droit sorties des poubelles, Ranek est passé maître dans l’art de rouler son monde. Notre anti-héros a vite compris que sa survie se ferait au prix de sa conscience morale. Jusqu’à ce que Deborah, sa belle-sœur revenue d’entre les morts, une âme pure, émerge de cette fange et ravive en lui des sentiments oubliés. De l’expérience du ghetto, les hommes ne sortent pas grandis, ni de ce récit. Ce qui, de toute façon, n’est pas le propos. Quand la survie de l’homme est en jeu, il est utopique de penser en termes de solidarité. Edgar Hilsenrath ne cherche pas à sublimer les comportements humains, mais use de l’ironie tragique et de la littérature pour se réapproprier son histoire et la transcender. L’humour devenant l’ultime bastion d’humanité à préserver, une tentative d’échapper aux rafles menées par les soldats roumains – la Roumanie occupant en 1942 cette partie de l’Ukraine, et aux déportations organisées par les nazis vers les camps d’extermination. Face au désespoir, rire devient un acte de résistance, comme un pied-de-nez fait aux ennemis. Quant au sens à trouver ? L’explication d’un tel avilissement ? Il n’y en a pas. Rien ne sert de le chercher ici.

Le crépuscule tombait. Encore un jour absurde qui touchait à sa fin. […] “Parlons d’autre chose” dit la bossue. “Il y a sûrement de bonnes nouvelles.” “Sûrement” dit-il. Mais ni lui ni elle n’en trouvèrent, et ils retombèrent dans leur silence.” 

Certains venaient aussi pour une autre raison : la rue avait un nom. Et tant qu’il y avait des symboles, il y avait de l’espoir. Preuve que la guerre n’avait pas encore tout effacé.

Mon appréciation : 4/5

Date de parution : 2012. Poche aux Éditions Tripode, traduit de l’allemand par Jörg Stickan et Sacha Zilberfarb, 600 pages.

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Et devant moi, le monde, Joyce Maynard : une histoire de prédation par une icône des lettres américaines et de réappropriation par l’écriture

Pendant plus de trente ans, Jerry Salinger a cherché à se protéger par la réclusion et le silence. Personnellement, j’en suis venu à penser que c’est dans l’autorévélation que réside ma meilleure protection. Ce qui m’est insupportable, c’est la honte – j’en ai ressentie si souvent au cours de ma vie – pas le fait de m’exposer. Ce qui m’effraie, ce sont les choses dont on ne parle pas.

Plusieurs jours après avoir refermé ce récit autobiographique édifiant et déchirant, je continue à tourner autour. À ne pas trouver la force de mettre des mots justes sur mon admiration pour le courage dont a fait preuve Joyce Maynard en se retournant sur un moment crucial de sa vie, qui l’a façonnée, mais que pendant longtemps elle a préféré contourner. Certainement que la perspective de se prendre de front les critiques, l’accusant d’avoir déboulonné une icône de la littérature, invalidant ainsi – double peine – la véracité de sa liaison à 18 ans avec un homme de trente-cinq ans son aîné, ce qui porte un nom : la prédation, et le geste de se réapproprier son histoire en la couchant sur la papier, ce qui s’est avéré exacte, ait pu la faire douter quant au bien-fondé de son entreprise. Et pourtant, le jour où sa fille atteint l’âge qu’elle avait lorsqu’elle a reçu les premières lettres de J. D. Salinger, tout remonte : une inquiétude sourde, des bouffées d’angoisse qui la rende intrusive, au point de lire le journal intime de sa fille. Chose qu’elle s’était jurée de ne jamais faire. Elle déraille, sent que la situation lui échappe. L’origine ? La nature confiante de sa fille qui la renvoie à ses propres démons jamais exorcisés. Joyce Maynard refuse de perdre à nouveau le contrôle de sa vie, de la céder à nouveau à l’homme qui a exercé pendant des années une influence décisive sur celle-ci, telle que la jeune fille sortira de la relation essorée, brisée, totalement aliénée et dépossédée d’elle-même.

 Pendant des années, je m’étais accrochée à des secrets qui m’empêchaient de me comprendre ou de m’expliquer. J’ai senti qu’il était temps d’explorer enfin mon histoire.

En 1972, J. D. Salinger nourrit par sa réclusion légendaire l’aura magnétique qui l’entoure. Soigne ses apparitions médiatiques. Dans son livre culte, L’Attrape-cœurs, déambulation nostalgique et mélancolique dans les rues de New York, il se raconte à travers le personnage d’Holden Caulfield. Un adolescent de 17 ans désœuvré. À 18 ans, Joyce Maynard se fait remarquer en publiant un papier dans le New York Times, dans lequel elle passe sa génération au tamis de la critique, usant d’un ton désabusé, cynique et emprunté, comme une vieille âme ayant tout vue jetant un regard dédaigneux sur l’agitation de la jeunesse. Sa photo est imprimée en grand dans le journal, le corps maigre, une montre d’homme lâche au poignet. Salinger la repère. S’ensuit une relation épistolaire. L’adolescente, qui cherche par tous les moyens à s’enfuir de « la forteresse que constituait notre famille », et pâtit d’un manque de confiance en elle, lié notamment à une absence de relations sexuelles, se sent en décalage. Fragilisée dans son estime d’elle-même, en proie à des troubles alimentaires et douée d’une intelligence précoce, qui ne fait que renforcer son sentiment d’évoluer à la marge, la Joyce Maynard de 18 ans est une proie idéale. D’autant que dans les années 70, une gamine avec un homme d’âge mûr, ça n’a pas l’air de choquer. Ses parents y voient même une opportunité. De quoi ? De s’élever. Où ? Sa mère vit à travers elle la relation passionnelle dont elle a toujours rêvée. Reste que ferrée, Joyce Maynard quitte l’université de Yale pour emménager dans la maison de Salinger, à Cornish dans le New Hampshire. L’homme a su trouver les mots pour l’attirer dans ses filets, mettant en avant une position commune d’outsider incompris. Légitimant de ce fait, non seulement son exclusion du reste du monde, mais aussi sa mainmise – « un pouvoir aussi immense que durable » – sur la jeune fille, qu’il affirme être le seul en mesure de comprendre.

Qu’un homme célèbre me fasse part de son approbation me transporte de joie. Moins en raison d’une quelconque ambition de devenir écrivain que de mon envie de plaire.

Au contact de cette figure tutélaire cassante et autoritaire, Joyce Maynard se modifie, s’adapte et pour cela gomme ses aspérités pour épouser l’image qu’il lui renvoie. Adopte un régime alimentaire strict : à peu près tout est banni. Décline les propositions du monde littéraire et journalistique, qui auraient fait pâlir d’envie n’importe qui, et que Salinger, lui-même, a saisi avant de leur destiner son venin : les journalistiques – des voyeuristes, les éditeurs – des auteurs ratés aigris, etc…

Sans Jerry pour me guider, je me sens abandonnée, perdue, pas seulement physiquement, mais psychiquement bloquée. Toute ma vie j’ai su ce qu’était la sensation de solitude. Mais jamais à ce point.

L’histoire se termine ainsi, brutalement. Un jour Jerry Salinger est le seul homme existant dans mon univers. Je m’en remets à lui pour me dire quoi écrire, quoi penser, quoi porter, quoi lire, quoi manger. Il me dit qui je suis, qui je devrais être. Et le jour suivant, il n’est plus là.

Et devant moi, le monde est un récit autobiographique bouleversant, qui vous arrache le cœur, que j’ai lu en pleurant souvent, devant refermer le livre pour reprendre mon souffle, avant de replonger dans cette histoire d’emprise par une légende des lettres américaines, usant de son influence pour fouler au pied les rêves d’une jeune fille, jaloux sans doute de sa jeunesse, de son talent venant d’éclore, de tout ce à quoi il dit avoir renoncé mais qu’il aspire à retrouver en secret. De démission, aussi. Des parents et des adultes autour. Voire de collaboration, encore pire. Une histoire de reconstruction aussi, d’une volonté farouche de s’en sortir, de réappropriation par l’écrit. Devenue depuis une autrice à succès et une mère de famille, Joyce Maynard nous fait un cadeau inestimable. À la sortie de son texte, elle a eu beau essuyer les attaques, vaille que vaille elle a tenu bon, et on l’en remercie aujourd’hui.

* Note : il est important de lire attentivement l’introduction et la préface de l’autrice. Toutes deux jettent un éclairage terrible sur les effets du jugement d’autrui sur notre manière de percevoir notre vie, et donc de l’apprécier à sa juste valeur, soit celle que l’on souhaite lui donner sans influence extérieure.

Aujourd’hui encore, beaucoup semblent penser qu’il relève de l’obligation d’une femme de préserver les secrets d’un homme, pour la seule raison que celui-ci l’exige. Mieux, il y aurait apparemment débat sur le fait de savoir si une femme a le droit ou non de raconter la vérité sur sa vie – et, si elle le décide, de savoir si l’on peut accorder à cette histoire une quelconque valeur ou signification.

Prétendre qu’un individu bénificie de l’immunité d’être jugé ou de rendre compte de ses actes sous prétexte qu’il détient une position de pouvoir revient à ouvrir la voie à l’exploitation de ceux-là mêmes qui sont les plus vulnérables et susceptibles de se laisser influencer ou manipuler – en général, les jeunes gens.

Mon appréciation : 4,5/5

Date de parution : 2011. Poche aux Éditions 10/18, traduit de l’anglais (l’américain) par Pascale Haas, 504 pages.

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Les portes de Gaza, Amir Tibon : d’une utopie israélienne au massacre perpétré par le Hamas le 7 octobre 2023, un survivant kibboutznik témoigne de l’échec du processus de paix au Moyen-Orient

Ce n’est pas parmi les Arabes de Gaza, mais en notre propre sein que nous devons chercher la source du sang de Roi. Comment avons-nous pu fermer les yeux et refuser de regarder en face notre sort, refuser de voir, dans toute sa brutalité, la destinée de notre génération ? Avons-nous oublié que ce groupe de jeunes gens installés à Nahal Oz traîne les lourdes portes de Gaza sur ses épaules ? Par-delà le sillon de la frontière grandissent un torrent de haine, et une soif de revanche, qui n’attendent que le jour où la sérénité obscurcira notre chemin. Tel est le sort de notre génération.

Le 7 octobre 2023, 3 000 assaillants du Hamas ont pris d’assaut la frontière entre Israël et la bande de Gaza, dont le kibboutz limitrophe Nahal Oz, infiltré par des centaines de terroristes palestiniens. Comment le massacre sans précédent perpétré par le Hamas sur le sol israélien a-t-il pu arriver ? De quoi la haine se nourrit-elle ? Pourquoi l’armée a mis tant d’heures à secourir les habitants et Tsahal fermé les yeux sur les alertes répétées concernant des entraînements intensifs du groupe terroriste en vue d’une attaque massive ? Qu’est-ce que cet échec des services de sécurité israéliens trahit d’une société divisée politiquement ? Amir Tibon, kibboutznik et survivant du 7 octobre 2023, revient sur cette journée noire : les heures d’attente atroces passées dans une pièce sécurisée avec son épouse et ses deux petites filles dans une communauté civile fondée par des sionistes idéalistes dans les années 50. En entrelaçant le récit de sa survie, avec l’histoire plus vaste du conflit israélo-palestinien, le journaliste au quotidien Haaretz, dont la famille a survécu à la Shoah et qui se décrit lui-même comme Juif israélien libéral de gauche, livre un témoignage factuel, déchirant, dont le choix du titre est éclairant. Puisque faisant directement référence au discours prononcé par Moshe Dayan en 1956, alors que Roi Rotberg le chef de la sécurité de Nahal Oz avait été traîné de son cheval, seul, par des hommes armés palestiniens dans un champ de blé voisin, puis tué et mutilé. L’homme politique israélien alertait déjà du danger de laisser croître le sentiment de haine et de frustration de l’autre côté de la frontière, ainsi que des conséquences dévastatrices des traumatismes au sein des deux camps. La dimension prophétique de son discours, controversé à l’époque, résonne d’autant plus douloureusement aujourd’hui. Le soir du 7 octobre, la communauté de 400 habitants s’apprêtait à fêter les 70 ans de la création – par d’ardents partisans de la paix – du kibboutz. Laps de temps pendant lequel il n’a cessé d’être bombardé, devenant le thermomètre des tensions dans la région. Étant situé à moins d’1 km de Gaza, le kibboutz Nahal Oz ne bénéficie pas de l’incroyable protection qu’offre le dôme de fer israélien. Lors d’un tir de roquette, la population ne dispose que de 7 secondes pour se mettre à l’abri. S’y installer revêtait donc une forte dimension idéologique et de la plus basique approche du sionisme, soit : « assurer l’existence d’Israël en tant qu’État juif et démocratique ». Du rêve utopique au massacre des kibboutzniks, jusqu’à la guerre en cours avec le Hamas et le Hezbollah au Sud-Liban, en passant par la Nakba, Amir Tibon dessine la chronologie des événements qui ont conduit à l’embrasement du Moyen-Orient. Comment l’enclave côtière s’est retrouvée au fil des années entre les feux croisés d’intérêts plus importants, instrumentalisé par l’Iran et sous perfusion du Qatar, dont les financements ont été approuvés par le gouvernement de Netanyahou et sa coalition d’extrême-droite comme un moyen de s’acheter la paix à court terme et à moindre coût. Comment un monstre s’est créé et la politique israélienne radicalisée. Outre la portée émotionnelle terrible d’un tel document, sa valeur réside dans son approche documentaire et historique, faisant état d’un échec diplomatique à tous les niveaux et de l’absence de leaders ayant les épaules suffisamment solides pour mener à bien le processus de paix. Qui un an après, semble définitivement à l’arrêt.

Appréciation : 4/5

Date de parution : 2024. Grand format aux Éditions Christian Bourgois, traduit de l’anglais par Colin Reingewirtz, 480 pages.

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Cette terre promise, Erich Maria Remarque : chez soi nulle part, chassés d’Allemagne, étrangers à New-York

Le frottement du journal dans ma main était tout ce que je sentais de la guerre, cette guerre, sans destruction, entre des ombres, l’écho fantomatique de cette bataille des champs Catalauniques à l’opposé de ce continent invulnérable, de ce conflit invisible dont ne retentissait à cette heure qu’un petit froissement nocturne dans les kiosques à journaux.

Resté inachevé, le dernier roman de l’écrivain allemand Erich Maria Remarque est un joyau noir d’une beauté crépusculaire, déchirante et mélancolique retranscrivant, d’une manière magnifique à travers le destin d’une communauté de réfugiés juifs allemands à New York, la solitude de l’exil. D’Ellis Island au quartier des antiquaires sur la 5e Avenue – au cœur de Manhattan, le narrateur Ludwig Sommer tente péniblement de s’adapter. À l’été 1944, après l’assassinat de son père par la gestapo et afin d’échapper aux nazis, le narrateur endosse l’identité d’un marchand d’art juif décédé pour émigrer aux États-Unis. Juif, il ne l’est pas. À cet égard, le travestissement recèle une certaine ironie macabre à une époque où être Juif en Europe vous valez d’être déporté vers les camps de concentration et incinéré dans les fours crématoires. Une héritière de l’aristocratie russe déchue, un réceptionniste de 80 ans dont le pays a changé des dizaines de fois de souveraineté, une mannequin oscillant sur la corde raide entre fantasmes et réalité… tout ce petit monde de déracinés se réunit le soir dans le lobby d’un hôtel miteux de Manhattan pour siroter de la vodka frelatée, espérant ensemble conjurer la crainte de l’avenir et la nostalgie du passé. Les trajectoires se croisent dans un décor de film en noir et blanc. Les silhouettes se découpent, surgissent des ténèbres, puis disparaissent comme avalées par le poids des souvenirs et des regrets. Erich Maria Remarque module la luminosité des scènes comme il joue avec la sensibilité de ses personnages, à l’aune du degré de leur désespoir, nous conviant ainsi à une valse funèbre d’êtres tourmentés et sublimes. Loin d’être plombante, la reconstitution de ce microcosme d’émigrés new-yorkais se révèle étonnamment lumineuse. Son charme tient à ce que, si certains ne trouvent pas la force de se réinventer en s’adaptant à un écosystème étranger et ne tiennent que par l’espoir de se venger, d’autres s’accrochent à la vie, use d’un humour mordant comme d’une source de vitalité et se révoltent face à « cette résignation vieille de deux mille ans depuis les Macchabées ». Chassés d’Allemagne, tolérés en Amérique, chez eux nulle part, ces déracinés luttent quand il ne leur reste même plus une identité claire, dont on les a dépossédés, à laquelle se raccrocher. Alors que le quotidien, à l’image de sables mouvants, les aspirant davantage qu’ils amorcent un nouveau mouvement, achève de les engloutir dans le dédale des « lois inhumaines d’une bureaucratie indifférente ». Chaque jour, Ludwig Sommer s’efforce de terrasser cette impression paralysante d’être traqué :

Je m’attendais presque à voir la Gestapo me guetter derrière la porte des boutiques, si intense était cette impression double qui me ballottait entre sécurité, haine et peur, tel un funambule novice sans filet sur une corde tendue entre ces immeubles aux enseignes allemandes.

L’excitation de se savoir sauvé retombée, les vannes se réouvrent. La nuit, quand la conscience s’affaiblit, la mémoire se révèle une ennemie retorse. Cette même fébrilité nerveuse, tendance aux excès et porosité au monde extérieur, se retrouve dans les personnages d’Isaac Bashevis Singer, qui courent en tous sens comme des poulets sans têtes, sans même savoir ce qu’ils cherchent. Quand toutes les règles morales ont été bafouées, quelle éthique adopter ? Comment renouer avec l’espoir et croire en l’humanité après un tel avilissement et l’éventualité – puisque ça s’est déjà passé – d’un éternel recommencement ? Autant d’interrogations existentielles profondes auxquelles, ni l’écrivain yiddish, ni l’auteur allemand naturalisé américain, n’ont la prétention de répondre. À la rigueur, ils esquissent des pistes de réflexion. Les fins sont souvent ouvertes. En cela, Cette terre promise n’ayant pas été terminé est un chef-d’œuvre de dénouement en suspens. Reste que chez l’un, comme chez l’autre, la guerre est un fléau qui fragilise l’âme humaine de manière irréversible. Avec une prescience qui résonne fortement aujourd’hui, Erich Maria Remarque – qui a conservé les stigmates du traumatisme dû à son envoi sur le front de l’Ouest en 1917, défend une posture pacifiste, tout en ayant l’honnêteté intellectuelle d’en souligner l’ambiguïté et la difficile application :

Est-ce que l’Europe et le monde ne serait pas délivrés par le meurtre d’un plus grand meurtrier, qui voulait réduire l’Europe en esclavage et éradiquer des nations entières ? Il n’y avait pas de réponse à cela, ou alors sanglante et sans issue.

Mon appréciation : 5/5

Date de parution : 1970. Grand format aux Éditions Stock, poche disponible au Livre de Poche, traduit de l’allemand et postfacé par Bernard Lortholary, 600 pages.

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La Fin de l’homme rouge ou Le temps du désenchantement, Svetlana Alexievitch : l’Homo sovieticus au tamis de l’histoire {Prix Nobel de littérature 2015}

Flaubert dit de lui-même qu’il était un “homme-plume”. Moi, je peux dire que je suis une “femme-oreille”. Quand je marche dans la rue et que je surprends des mots, des phrases, des exclamations, je me dis toujours : combien de romans qui disparaissent sans laisser de traces ! Qui disparaissent dans le temps. Dans les ténèbres. Il y a toute une partie de la vie humaine, celle des conversations, que nous n’arrivons pas à conquérir pour la littérature. Nous ne l’avons pas encore appréciée à sa juste valeur, elle ne nous étonne pas, ne nous passionne pas. Moi, elle m’a envoûtée, elle a fait de moi sa prisonnière. J’aime la façon dont parlent les gens… J’aime les voix humaines solitaires. C’est ce que j’aime le plus, c’est ma passion.

Dans son discours de réception du prix Nobel de littérature en 2015, la dissidente biélorusse Svetlana Alexievitch expose sa démarche créatrice : capter les voix d’anonymes, celles que l’on n’entend pas, recueillir leurs témoignages, puis retravailler ce matériau brut pour raconter la grande Histoire au regard de la petite. Au traitement factuel des événements, la journaliste privilégie une approche émotionnelle pour rendre compte de la violence psychologique et du vide idéologique laissé par l’effondrement silencieux du régime soviétique. Quelle version donner à ceux qui ont subi 75 ans de tyrannie politique, ponctuée de séjours en goulags, d’arrestations arbitraires, de tortures, d’extorsions d’informations, de distorsion de la réalité ? Comment expliquer aux citoyens du plus vaste pays de la planète, s’étendant sur 11 fuseaux horaires, de la mer Baltique à la mer Noire et à l’océan Pacifique, que du jour au lendemain l’URSS est considérée comme un satellite « sous-développé » des États-Unis ? L’homme et la femme de la rue nous racontent leur version des faits. En ressortent la preuve de l’impossibilité de donner vie à une idéologie, ainsi que le besoin inhérent à l’être humain de croire en une utopie. Se concentrant sur les années 90 post-perestroïka, les récits témoignent d’une décennie noire. Véritable curée vers l’argent. L’espoir fou de liberté fut vite douché par l’arrivée d’oligarques dépouillant la Russie de ses ressources et de ses valeurs. Au conflit sur le sol afghan succèdent des massacres interethniques et la guerre en Tchétchénie. L’idéologie communiste, qui avait le mérite pour certains d’être porteuse de sens, est remplacée par un capitalisme sauvage, reléguant dans les bas-fonds tout un pan de la société incapable de suivre le mouvement.

Sans histoire. Toutes les valeurs se sont effondrées, sauf celle de la vie. Il s’est avéré que la liberté était la réhabilitation de cet esprit petit-bourgeois que l’on avait l’habitude d’entendre dénigrer en Russie. La liberté de sa Majesté la Consommation. L’immensité des ténèbres.

Il faut imaginer le vertige qu’on dû éprouver des héros de la Seconde Guerre mondiale et du siège de Stalingrad bardés de médailles en voyant un matin leur pays passer de main. Quels enseignements tirés de ces récits minutieusement retranscrits et rassemblés en suivant une unité de lieu et de temps ? Que les régimes totalitaires naissent d’un cocktail explosif composé bien souvent des mêmes ingrédients : la nostalgie d’une grandeur révolue, la frustration d’une population lésée, des écarts béants de pauvreté, un renversement des idéaux, une volonté d’effacer un passé honteux et une classe politique fragilisée et divisée. En bon opportuniste, l’ancien chef du FSB (services secrets), Vladimir Poutine a su tirer parti du chaos qui lui a servi de tremplin jusqu’au Kremlin.

Il y a beaucoup de gens traumatisés en ce moment, ils ne disent rien, mais ils sont amers. Les gens vivent la rage au cœur maintenant, beaucoup sont à vif. […] La guerre, ce n’est pas dans nos bagages qu’on l’a rapportée, c’est dans nos âmes… Bon, vous allez écrire la vérité… Mais à qui cela fait-il peur ? Nos dirigeants… On ne peut pas les atteindre, maintenant… Tout ce qui nous reste, c’est un fusil et la grève.

Mon appréciation : 4/5

Date de parution : 2013. Grand format et poche aux Éditions Actes Sud, traduit du russe par Sophie Benech, 688 pages.

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Ennemies, Isaac Bashevis Singer : New York, terrain de jeu pour immigrants juifs tourmentés expulsés de leurs shtetls polonais

Moi, m’aider ? Comment ? Quand un homme a passé plusieurs années caché dans une grange, il a cessé d’appartenir à la société. La vérité, c’est qu’ici même, en Amérique, je continue de vivre caché dans une grange.

Comme beaucoup d’écrivains de génie, Isaac Bashevis Singer – premier auteur de langue yiddish à recevoir le prix Nobel de littérature en 1978 – ressasse roman après roman ses obsessions. La vie post-holocauste, la responsabilité de Dieu : comment a-t-il pu laisser le peuple juif se faire exterminer ?, la culpabilité du survivant, les modalités du couple : monogamie, bigamie, adultères, tromperies, jalousie, la transposition impossible du mode de vie des Juifs ashkénazes issus des shtetls d’Europe de l’Est ou de la Varsovie multiculturelle où il est né, en Amérique. Toute l’œuvre d’Isaac Bashevis Singer peut s’appréhender comme une variation sur un même thème : la tentative sublime de ressusciter un monde englouti et une critique acerbe de la modernité. Avec son corolaire, une perte de repères consécutive à une profonde crise identitaire, de la spiritualité et au déboulonnement des piliers sans réelle alternative pour les remplacer. Ses personnages errent entre Brooklyn, le Bronx, Manhattan, soumis à l’arbitraire de puissances supérieures aveugles, « perdus dans une épopée cosmique », comme si le monde était dépourvu de réalité. La Shoah ayant torpillé leur plus petite certitude et dépouillé l’univers de son sens, les personnages de Singer évoluent en huis clos sur la corde raide. S’aiment passionnément, se haïssent tout autant, vivent avec une intensité proportionnelle à l’horreur de ce que leurs yeux ont vu. De ce qu’ils ont vécu. Soit, l’annihilation des codes moraux qui régissent la société. Ennemies (1966) a ceci de surprenant que la trame narrative est calquée à l’identique sur son chef-d’œuvre Ombres sur l’Hudson (1957), publié neuf ans plus tôt. Des survivants de la Shoah tentent dans un New York désincarné et agité de se reconstruire tant bien que mal. Guidés uniquement par leurs instincts, ils s’acharnent à fuir les fantômes du passé, les souvenirs des atrocités qui les maintiennent éveillés. La nuit, certains boivent, d’autres échafaudent des plans pour combattre l’ennemi. Fébriles, ces survivants ne savent plus comment vivre normalement. Lorsqu’il a émigré aux États-Unis, Herman a épousé la servante polonaise qui l’a caché dans son grenier pendant la Seconde Guerre mondiale.

Il avait passé près de trois ans caché dans un grenier : c’était dans le cours de son existence une brèche qui devait rester à jamais béante.

À côté, il entretient une liaison avec la fougueuse Masha, rescapée du ghetto et des camps. Déjà polygame, la situation se complexifie le jour où Tamara, sa première femme supposée morte avec ses deux enfants dans un camp de concentration nazi, revient d’entre les morts. Cette apparition est la goutte d’eau qui fait basculer la vie d’Herman dans un imbroglio inextricable tissé de mensonges sur fond de lâcheté.

Mais, au fond de son âme, il demeura ce qu’il avait toujours été : un hédoniste, un fataliste, dénué de toute illusion sur lui-même ainsi que sur l’humanité, et dont la vie s’était toujours jouée sur les frontières ténébreuses du suicide.

Et pourtant, l’humanité d’Isaac Bashevis Singer le retient de porter un jugement moral sur leurs agissements. C’est précisément là que se situe l’immense apport de Singer à la littérature mondiale : le refus de juger, donc de céder à la facilité en adoptant une vision manichéenne du monde. Ce qui revient systématiquement à le simplifier à gros traits. Ce qui l’intéresse, au contraire, c’est de rendre compte de la complexité et de la richesse de l’espèce humaine. Sous sa plume sensuelle, ronde et son humour noir, laissant deviner une intelligence hors du commun, acuité qu’exprime le regard malicieux du romancier, les luttes internes de ses personnages en proie à des doutes existentiels prennent des allures d’épopées. La tentation de la chair, les débordements de l’âme, l’envie de jouir tant qu’il est encore temps, avec à l’esprit la conscience très nette que le pire s’étant déjà produit, aucune société n’est plus en mesure de garantir que cela ne peut pas se répéter. « La roue du destin s’était mise à tourner en sens inverse et tout ce qui avait été allait être, encore. » Le présent reste alors l’unique ancrage auquel se raccrocher. Comme dans Ombres sur l’Hudson, l’enseignement de l’auteur yiddish réside dans son exploration des différentes trajectoires de vie suite à un traumatisme.

Tamara ne répondit pas et Herman ne répéta pas sa question. Ses conversations avec Masha et avec d’autres réfugiés lui avaient appris qu’il était vain de compter sur ceux qui étaient revenus des camps de concentration ou d’interminables odyssées à travers la Russie, pour savoir toute la vérité – non certes parce qu’ils cherchaient à la dissimuler, mais parce qu’ils leur était impossible de dire tout.

Certains se font épicuriens, d’autres plus fatalistes cèdent au désespoir en refusant d’enfanter – c’est le cas de l’écrivain hongrois Imre Kertész, également lauréat du prix Nobel de littérature en 2002, qui justifie sa position dans Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas. Isaac Bashevis Singer a, quant à lui, fait le choix de conjurer ses angoisses en refaisant vivre sous nos yeux une communauté aujourd’hui disparue.

Mon appréciation : 4/5

Date de parution : inédit. Poche aux Éditions Stock, traduit de l’anglais (États-Unis) Gilles Chahine, 291 pages.

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Pêcheur d’Islande, Pierre Loti : c’est la mer qui prend l’homme (#ClassicBooks)

Il lui vint un trouble extrême : c’était le charme des grands voyages, de l’inconnu, de la guerre : aussi l’angoisse de tout quitter, avec l’inquiétude vague de ne plus revenir.

Aux confins de la Bretagne, venus de petits hameaux battus par des vents violents, qui couchent les arbres et soulèvent la mer, les marins s’apprêtent à embarquer sur la Marie pour la saison de pêche. Comme chaque année, début février, ils gagnent les mers hyperborées d’Islande. Terre volcanique de roche et de glace, où l’été la lumière du jour s’étend à l’infini. À la fin août, les femmes s’abîment les yeux à scruter l’horizon attendant fébrilement leur retour, auquel répondent absents des équipages entiers ayant fait naufrage dans les fjords glacés. Dans une langue poétique et imagée, empruntant à la mélancolie des paysages bretons cerclés d’un ciel nuageux et d’une mer grise, Pierre Loti magnifie le destin des Islandais. Ces aventuriers de la mer, dont la jeune héritière Gaud est éprise, voyant les saisons défiler sans que le fils Gaos ne vienne se déclarer. Pourtant, le temps d’un bal, le couple avait dansé, son cœur s’était emballé. Têtu, Yann s’est promis à la mer, tandis que Gaud, restée sur terre, ruinée suite à la mort de son père, se languit de lui. Suivant un chassé-croisé amoureux, Pêcheur d’Islande relate l’existence âpre et dure, tenant à un fil, des générations de matelots de père en fils. Raconte une histoire d’amour impossible, et celles qui se lisent sur le visage buriné des hommes, les tempêtes en mer du Nord, la mort tapie dans les éléments déchaînés, comme une épée de Dame Oclès, les chaumières au toit de mousse réchauffées par des cheminées en pierre, les veuves dignes dans leur chagrin, qui, vêtues de noir et d’une coiffe traditionnelle descendant bas sur le front, se rendent en procession à la chapelle du cimetière sur l’extrême langue de terre prier et pleurer ceux que la mer mauvaise, dans un mouvement de colère, leur a arrachés. Dans ce très beau roman, l’écrivain-voyageur rend compte de la toute-puissance de la nature au regard de nos vies minuscules, leur rendant à l’une comme à l’autre un vibrant hommage.

Mon appréciation : 4/5

Date de parution : 1886. Poche chez Folio, 352 pages.

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Une vie bouleversée, Etty Hillesum : Mon livre favori ! ❤️ {#chefdoeuvre}

Je ne veux rien être de spécial. Je veux seulement tenter de devenir celle qui est déjà en moi, mais cherche encore son plein épanouissement. […] Je vais étudier, tâcher de pénétrer en profondeur la réalité, mais (j’y vois un devoir) je me laisserai égarer, détourner en apparence de ma voie, par tout ce qui fondra sur moi : à force de le faire, j’acquerrai à la longue des certitudes de plus en plus solides. Jusqu’au jour où plus rien ne pourra me troubler, où j’aurai développé un très grand équilibre, assez solide pour me permettre d’évoluer dans toutes les directions.

Il va de soi que notre sensibilité détermine notre degré de porosité à un texte. Je pourrais trouver une dizaine d’arguments objectifs pour vous convaincre de lire l’itinéraire spirituel de ce génie précoce : à seulement 27 ans, Etty Hillesum fait preuve d’une lucidité et d’une honnêteté éblouissantes vis-à-vis d’elle-même. Ses questionnements existentiels, qu’elle donne l’impression d’avoir jetés sur le papier au fil de sa pensée, sont d’une intelligence rare. Les raisons pour lesquelles elle m’a foudroyée se situent, sans doute, à mi-chemin entre le constat rationnel d’avoir entre les mains un chef-d’œuvre absolu et le sentiment intime, éminemment personnel, que l’autrice s’est glissée dans ma tête, a su retranscrire avec une précision confondante mon propre cheminement. Que le territoire – saturé de l’intérieur par ses tourments, annexé de l’extérieur par un régime totalitaire – qu’elle a reconquis, par les mots, est un espace que nous devons continuer de défendre avec acharnement. Une liberté trop précieuse pour accepter un quelconque compromis. Il y a comme ça, des écrits qui traversent le temps. Ainsi, par un télescopage des époques, le journal d’une jeune femme déportée en camp de concentration, puis morte à Auschwitz, rédigé entre 1941 et 1943 et retranscrivant ses réflexions ontologiques, philosophiques, s’épanchant sur sa condition de femme, la sexualité, le couple, la maternité, la création artistique, le judaïsme, Dieu, le sens de la vie…trouve un écho près d’un siècle ans plus tard chez une autre femme de 30 ans. Comment rendre compte de ce sentiment si intime de proximité ? De l’immense gratitude ressentie ? C’est la magie de la littérature et la raison essentielle pour laquelle je lis.

Et je te [Dieu] remercie de m’avoir donné le don de lire dans le cœur des autres. Les gens sont parfois pour moi des maisons aux portes ouvertes. J’entre, j’erre à travers des couloirs, des pièces : dans chaque maison, l’aménagement est un peu différent, pourtant elles sont toutes semblables et l’on devrait pouvoir faire de chacune d’elles un sanctuaire pour toi, mon Dieu.

Chacun a son propre rapport à la littérature. Pour certains, il s’agit de se divertir, de se distraire, d’autres de se cultiver, de se dépayser, de voyager, de découvrir d’autres cultures, d’élargir ses horizons. En ce qui me concerne, j’entretiens avec elle un rapport cérébral, physique, mystique, quasi charnel. J’ai besoin, par le biais de textes engagés étudiant la nature humaine au regard de l’histoire, témoignant de sa grandeur et de sa lâcheté face au déroulement souvent tragique des événements, en sondant sa psyché, de percer une vérité qui jusqu’alors m’échappait ou que les mots me manquaient pour exprimer. Les livres m’offrent une clé pour décrypter le monde, déchirer le voile derrière lequel les autres évoluent. Au contact de cette altérité, je gagne en empathie, transcende mon individualité et ainsi, ai l’impression de rejoindre un tout, bien plus grand que moi, que vous. Une communauté humaine affranchie des limites temporelles. Cette phrase d’Etty Hillesum exprime avec une économie de mots toute ma démarche et ma quête : « Je ne connais rien de plus beau que de lire la vie en déchiffrant les êtres. » Chaque livre est comme un nouveau seuil franchi vers ce noyau dur.

On cherche le sens de cette vie, on se demande si elle en a encore un. Mais c’est une affaire à décider seul à seul avec Dieu. Peut-être toute vie a-t-elle son propre sens, et faut-il toute une vie pour découvrir ce sens.

Mais je me suis détachée – je ne sais seulement pas comment – pas en me raisonnant. J’ai tiré de toutes mes forces psychiques sur une corde imaginaire, je me suis débattue comme un beau diable, je me suis défendue, et soudain je me suis sentie libre. […] J’aimerais seulement savoir comment je suis parvenue à cette libération. Je ne distingue pas bien encore par quels chemins.

Tout y est. TOUT est dit avec une telle intensité, clairvoyance, appréciation juste de la situation politique, perfection dans la formulation des idées et le choix des tournures. C’est un texte d’une force inouïe. Sublime Etty. Quelle douleur que de savoir qu’une telle femme est morte prématurément à Auschwitz assassinée par les nazis. Que son destin a été littéralement fauché. Rien qu’à l’idée de ce que, restée vivante, elle aurait pu léguer à la postérité, mon cœur se serre. Cette perte est inestimable. Cette femme admirable. Une étoile filante dans la nuit.

Être à l’écoute de soi-même. Se laisser guider, non plus par les incitations du monde extérieur, mais par une urgence intérieure.

L’essentiel est d’être à l’écoute de son rythme propre et d’essayer de vivre en le respectant. D’être à l’écoute de ce qui monte de soi.

Et maintenant je dis, tout simplement et tout naturellement : voilà mes forces vont jusque-là et pas plus loin, je n’y puis rien, il faut me prendre comme je suis. Pour moi, c’est un pas de plus vers une maturité, une indépendance qui me paraissent désormais se rapprocher de jour en jour.

J’ignore comment réaliser mon désir d’écrire. Tout est encore trop chaotique, et il me manque la confiance en moi, ou plutôt l’ urgente nécessité de dire quelque chose de précis. J’attends encore le moment où tout sortira et trouvera sa forme naturellement. Mais pour cela, il faut d’abord que je trouve moi-même cette forme, ma forme propre.

Consciente que les rafles de Juifs se font plus régulières et que l’étau se resserre, Etty Hillesum trouve dans l’écriture et la lecture de Rilke, Tolstoï, Dostoïevski, un refuge, comme si chaque phrase écrite, chaque livre lu, était une pierre ajoutée aux remparts la protégeant de la folie des hommes. Une introspection qui ne l’exclue pas pour autant de son temps, au contraire elle lui permet d’aiguiser ses outils pour mieux appréhender la souffrance d’autrui.

Vivre totalement au-dehors comme au-dedans, ne rien sacrifier de la réalité extérieure à la vie intérieure, pas plus que l’inverse, voilà une tâche exaltante.

Je voudrais parfois me réfugier avec tout ce qui vit en moi dans quelques mots, trouver pour tout un gîte dans quelques mots. Mais je n’ai pas encore trouvé les mots qui voudront bien m’héberger. C’est bien cela. Je suis à la recherche d’un abri pour moi-même, et la maison qui me l’offrira, je devrai la bâtir moi-même pierre par pierre. Ainsi, chacun se cherche-t-il une maison, un refuge. Et moi je cherche toujours quelques mots.

Une fois c’est un Hitler, une autre fois Ivan le Terrible par exemple, une fois c’est la résignation, une autre fois les guerres, la peste, les tremblements de terre, la famine. Les instruments de la souffrance importent peu, ce qui compte c’est la façon de la porter, de supporter, d’assumer une souffrance consubstantielle à la vie et de conserver intact à travers les épreuves un petit morceau de son âme.

Cela ne signifie pas qu’on baisse pavillon devant certaines idéologies, on est constamment indigné devant certains faits, on cherche à comprendre, mais rien n’est pire que cette haine globale, indifférenciée. C’est une maladie de l’âme. La haine n’est pas dans ma nature. Si j’en venais (par la grâce de cette époque) à éprouver une véritable haine, j’en serais blessée dans mon âme et je devrais tâcher de guérir au plus vite. 

Ce livre, et je pèse mes mots, devrait être lu, enseigné en cours, à tous, certes, mais aux femmes avant tout. Je ne connais pas une amie qui en le lisant n’y aurait pas trouvé les réponses qu’elle cherchait ou été simplement apaisée de savoir que ses doutes, une autre qu’elle, avant elle, les a partagés. L’autrice néerlandaise, installée à son bureau en attente de sa déportation, qu’elle sait certaine, aborde de manière frontale, sans détour, et avec une grande modernité les mécanismes du sentiment amoureux, de la passion, les notions de dépendance affective, sa propre sensualité flamboyante qui la terrasse, l’ambivalence de la sexualité oscillant entre plénitude et manque. Comment cette dernière structure les relations et peut, dissolue, les dénaturer.

La revoilà, cette crainte puérile de perdre un petit peu d’amour en ne s’adaptant pas totalement à l’autre. Je commence pourtant à me défaire de ce genre d’attitudes. Il faut savoir avouer ses faiblesses, même les faiblesses physiques. Et savoir se résigner à n’être pas tout à fait tel qu’on voudrait être pour l’autre.

Etty se sonde, scrute attentivement ses réactions et leurs ressorts sous-jacents. Elle est débordante de vie. D’elle, s’écoule un flot intarissable, une réserve inépuisable de joie. Sa source se situant en elle-même, le national-socialisme échouera à la briser. Sa victoire est totale. Son journal se clôt sur ces mots : « Bien sûr, c’est l’extermination complète, mais subissons-la au moins avec grâce. » Une vie bouleversée est un manuel de survie en période troublée. Et n’est-ce pas le meilleur moment pour le lire ? Alors que les crispations identitaires, le fanatisme, la montée des extrêmes, la flambée de l’antisémitisme nous ramènent 75 ans en arrière. Alors, certes, d’aucuns diront que les acteurs ont changé, quoique ça se discute, mais le fond reste le même. Etty Hillesum ne cherche pas à décortiquer les ressorts des dérives idéologiques et politiques. Son apport concret consiste à nous tracer la voie, à nous guider vers la seule qui vaille.

Notre unique obligation morale, c’est de défricher en nous-mêmes de vastes clairières de paix et de les étendre de proche en proche, jusqu’à ce que cette paix irradie vers les autres. Et plus il y a de paix dans les êtres, plus il y en aura aussi dans ce monde en ébullition.

Nos relations avec le monde extérieur présupposent un défrichage intérieur, un profond travail sur soi, de faire le vide, se retirer pour se recueillir. D’apprendre à s’écouter, sans laisser l’extérieur nous influencer. Faire preuve de droiture morale, en acceptant d’être assailli par les incertitudes, d’être agacé par les tracas du quotidien, qui peuvent, au terme d’un travail intérieur véritable, être tenus à distance.

On peut nous rendre la vie assez dure, nous dépouiller de certains biens matériels, nous enlever une certaine liberté de mouvement tout extérieure, mais c’est nous-mêmes qui nous dépouillons de nos meilleures forces par une attitude psychologique désastreuse. En nous sentant persécutés, humiliés, opprimés. En éprouvant de la haine. […] la vraie spoliation c’est nous-mêmes qui nous l’infligeons.

Travailler à soi-même, ce n’est pas faire preuve d’individualisme morbide. Si la paix s’installe un jour, elle ne pourra être authentique que si chaque individu fait d’abord la paix en soi-même, extirpe tout sentiment de haine pour quelque race ou quelque peuple que ce soit, ou bien domine cette haine et la change en autre chose, peut-être même à la longue en amour – ou est-ce trop demander ? C’est pourtant la seule solution.

Les hommes, les hommes, n’oublie pas que tu en es un. […] Et la saloperie des autres est aussi en nous. Et je ne vois pas d’autre solution, vraiment aucune autre solution que de rentrer en soi-même et d’extirper de son âme toute cette pourriture. Je ne crois pas que nous puissions corriger quoique ce soit dans le monde extérieur, que nous n’ayons d’abord corrigé en nous.

Etty vit par ses écrits. Lire aujourd’hui sa quête initiatique, c’est encore la plus belle manière de reconnaître la valeur de son héritage, de lui rendre hommage en participant au devoir de mémoire. Continuer de transmette, lire et faire lire ce document autobiographique relatant le processus de maturation d’une jeune femme de 27 ans est un acte de résistance visant à ne pas oublier ce qu’il s’est passé et à tirer des enseignements pour que l’histoire cesse de se répéter.

Ce besoin d’écrire, je le comprends aussi, je crois. C’est une autre façon de posséder, de tirer vers soi les choses par des mots et des images, de se les approprier ainsi. Voilà de quoi était fait jusqu’à présent mon besoin d’écrire : me cacher loin de tous, avec tous les trésors que j’avais accumulés, noter tout cela, le retenir pour moi et en jouir. Et cette rage de possession – je ne trouve pas de meilleure formulation – vient brusquement de me quitter. Mille liens qui m’oppressaient sont rompus, je respire librement, je me sens forte et je porte sur toutes choses un regard radieux. Et puisque, désormais libre, je ne veux plus rien posséder, désormais, tout m’appartient et ma richesse intérieure est immense.

Et toujours c’est bizarre agitation que je n’arrive pas à identifier. Mais il me semble que, si je sais un jour la canaliser, elle pourra produire du bon travail. Tu en es encore bien loin, ma petite, il te faudra encore disputer beaucoup de terre ferme à la fureur des vagues, introduire beaucoup d’ordre dans le chaos.

Chaque jour, chaque nuit, il meurt nombre de ses garçons, pleins de vitalité, qui promettaient tant. Je ne sais comment réagir. Avec toutes ces souffrances autour de soi, on en vient à avoir honte d’accorder tant d’importance à soi-même et à ses états d’âme. Mais il faut continuer à s’accorder de l’importance, rester son propre centre d’intérêt, tirer au clair ses rapports avec tous les évènements de ce monde, ne fermer les yeux devant rien, il faut « s’expliquer » avec cette époque terrible et tâcher de trouver une réponse à toutes les questions de vie ou de mort qu’elle vous pose. Et peut-être trouvera-t-on une réponse à quelques-unes de ces questions, non seulement pour soi-même, mais pour d’autres aussi. Je n’y puis rien, si je vis. J’ai le devoir d’ouvrir les yeux. Je me sens parfois comme un pieu fiché au bord d’une mer en furie, battu de tous côtés par les vagues. Mais je reste debout, j’affronte l’érosion des années. Je veux continuer à vivre pleinement.

Pour humilier, il faut être deux. Celui qui humilie et celui qu’on veut humilier, mais surtout : celui qui veut bien se laisser humilier. Si ce dernier fait défaut, en d’autres termes si la partie passive est immunisée contre toute forme d’humiliation, les humiliations infligées s’évanouissent en fumée. Ce qui reste, ce sont des mesures vexatoires qui bouleversent la vie quotidienne, mais non cette humiliation ou cette oppression qui accable l’âme. Il faut éduquer les Juifs en ce sens.

Mon appréciation : 5/5

Date de parution : 1981. Poche aux Éditions Points, traduit de l’allemand par Bernard Philippe Noble, 408 pages.

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