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Le Prince des marées, Pat Conroy : l’amour d’une fratrie plus forte que la tragédie, un monument littéraire venu du Sud des États-Unis ! {#chefdœuvre}

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Aucun de nous trois ne trahit jamais sa parole, et on n’en parla même plus entre nous. Il s’agissait d’un pacte secret et contraignant, contracté par une famille brillant par sa stupidité et que ses protocoles de déni menèrent au désastre. Et c’est en silence qu’on honora notre honte, jurée indicible.

L’adage veut que la souffrance serve de terreau fertile au processus créatif. Les fêlures creusées par les épreuves dans le subconscient de l’artiste le rendant plus poreux au monde environnant. Sa sensibilité, ainsi exacerbée, approcherait une vérité indicible. Le génie de l’immense poétesse féministe Savannah Wingo, éclatant dans des élégies déchirantes, relève de ce savant mélange d’acuité, de névroses et d’épisodes traumatiques refoulés.

Depuis sa plus tendre enfance, Savannah avait été désignée pour porter le poids de la psychose accumulée dans notre famille. Sa sensibilité lumineuse la livrait à la violence et au ressentiment de toute la maison et nous faisions d’elle le réservoir où s’accumulait l’amertume. […] Comme il en allait de tous les grands poètes féminins de notre siècle, l’impérissable beauté de son art se nourrissait de ses propres blessures et déchirements.

Acculé, l’esprit puise dans la matière d’une histoire familiale chaotique des trésors de poésie. Un certain talent à sublimer des souvenirs meurtriers. En écrivant Le Prince des marées, inspiré de sa vie dans le Sud des États-Unis, Pat Conroy fait d’une enfance saccagée la matière d’un monument de la littérature américaine, érigeant au rang de chef-d’œuvre la chronique lyrique d’une lignée maudite :

L’histoire des Wingo est une histoire faite d’humour, de grotesque et de tragédie. Avec une prédominance pour la tragédie […] une histoire d’eau salée, de bateaux et de crevettes, de larmes et de tempêtes.

Installé avec sa femme sur la véranda de sa maison de Sullivan’s Island, près de la ville portuaire de Charleston en Caroline du Sud, Tom Wingo reçoit un appel de sa mère lui indiquant que sa sœur, qui a coupé tout contact depuis trois ans, a été internée en hôpital psychiatrique après une énième tentative de suicide. Tom se précipite à son chevet, désertant son foyer avec d’autant plus d’empressement que Sallie vient de lui annoncer avoir une liaison. Cette débâcle maritale, découlant directement de sa propre lâcheté à confronter son passé, vient clore la spirale d’échecs initiée par la mort de son frère Luke, sa dépression, suivie de son licenciement.

Tellement de choses sont la faute de tes parents, Tom. Où commence ta responsabilité propre ? À quel moment de ta vie devient-elle ton affaire à toi ? À partir de quand acceptes-tu d’endosser l’appréciation positive ou négative de tes actes ?

Optant pour l’oubli, Tom a entamé une fuite en avant, n’imaginant pas qu’un jour les souvenirs enfouis resurgiraient avec une violence décuplée.

Mes parents avaient réussi à me rendre étranger à moi-même. » « J’étais tombé dans le piège que je m’étais tendu à moi-même en acceptant au pied de la lettre la définition du moi conçue par mes parents. […] J’avais besoin de renouer avec une chose que j’avais perdue. Et quelque part, j’avais perdu le contact avec l’homme qui existait potentiellement en moi.

Des hauteurs de Manhattan, le temps d’un été, dans une ultime tentative pour sauver sa jumelle névrotique, Tom s’attelle à l’autopsie de sa famille. Déroule la chronologie des événements que la mémoire lacunaire de Savannah a censurés. Officiant en tant que « glaneur du passé troublé de sa sœur » pour enfin comprendre la nature de « la terreur débilitante et floue » qui nourrit ses hallucinations. Démarre une descente dans un monde souterrain. Au fil des séances et des anecdotes racontées, une complicité mâtinée de séduction née entre Tom Wingo et le docteur Lowenstein, ainsi qu’une image plus nette des traumatismes subis. Un père pêcheur de crevettes vulnérable, faible, tyrannique et instable, dont dans la violence sert d’exutoire à sa frustration d’être un mari humilié. Lila Wingo est une femme ambitieuse, as de la manipulation et du chantage affectif pratiqué sur ses enfants, suivant une stratégie efficace du diviser pour mieux régner. À l’étroit dans son rôle de femme au foyer, elle rêve de s’introduire dans la bourgeoisie sudiste conformiste de Colleton County. Ascension sociale freinée par le dénuement qu’Henri Wingo, homme d’affaires raté, leur a imposé. Ce désir d’émancipation aura l’effet d’une bombe à retardement soufflant les vestiges d’une fratrie déjà meurtrie. Face à la défaillance de leurs parents, Tom, Savannah et Luke activent des mécanismes de survie. Refoulement post-traumatique, création artistique, militantisme à la limite du fanatisme, ou dans le cas de Tom une certaine inertie l’empêchant d’avancer. Une stratégie d’auto-défense visant à se retrancher derrière un humour caustique et un détachement de façade. Prêt à tout pour sauver sa sœur de cette spirale auto-destructrice, Tom va devoir briser le mur du silence. Retracer étape par étape l’agonie familiale jusqu’au drame qui a scellé leur destin. Un secret que leur mère, sous couvert de « loyauté familiale » leur a fait promettre de ne jamais révéler.

Seule Savannah rompit le pacte, mais avec une majesté sans parole, terrible. Trois jours après, elle s’ouvrit les veines des poignets pour la première fois. Ma mère avait éduqué une fille qui savait se taire mais ignorait le mensonge.

Brouillant la frontière entre le thérapeute et son patient, Susan Lowenstein le conduit en douceur vers cette ultime confession. La parole enfin libérée, le processus de reconstruction peut commencer. Pavé de plus de mille pages, Le Prince des marées est une bouleversante fresque familiale au suspense croissant. Une illustration aboutie de l’incipit d’Anna Karénine : « Toutes les familles heureuses se ressemblent, mais chaque famille malheureuse l’est à sa façon » et la démonstration magistrale des vertus d’un travail psychanalytique pour contrer les effets du refoulement et d’une interprétation parcellaire des événements. Le souffle romanesque puissant, la solidarité entre les enfants, les épisodes savoureux comme la vengeance façon « Tortue de chez les Newbury », l’humour omniprésent, compose un page turner lumineux, transfiguré par l’amour d’une fratrie soudée, venant compenser le constat inéluctable et déprimant d’un processus éducatif impliquant la destruction systématique des enfants par les parents dans leur tentative maladroite de ne pas reproduire les schémas vécus. Si de nombreux enseignements sont dispensés par Pat Conroy dans cette somme colossale, suggérant que l’écrivain a longtemps maturé son sujet, l’un, précieux, situe le passage à l’âge adulte au moment charnière où l’on est prêt à pardonner à ses parents « d’être exactement ce qu’ils étaient destinés à être », soit « de n’être pas nés parfaits ».

Ma vie ne commença réellement qu’à dater du jour où je trouvai en moi la force de pardonner à mon père d’avoir fait de mon enfance une longue marche de terreur. 

C’est ce long processus de réconciliation, culminant le jour où le regard plus distant de l’adulte éclipse celui de l’enfant blessé, que Tom Wingo entreprend. Un voyage psychanalytique dans les limbes de l’inconscient d’une poétesse de génie façonnée par les basses-terres marécageuses du Sud raciste, anciennement ségrégationniste, des États-Unis.

Quand un enfant subit la réprobation de ses parents, surtout si les parents jouent de cette réprobation, il n’y aura jamais pour lui d’aube nouvelle lui permettant de se convaincre de sa propre valeur. Une enfance saccagée ne se répare pas. Le dindon d’une telle farce ne peut pas avoir d’autre espoir que celui de surnager.

Et pourtant, Pat Conroy croit aux pouvoirs réparateurs du pardon et au miracle de la rédemption. Et moi, en la faculté d’un pays aussi miné par le fanatisme de nous offrir, de temps en temps, de tels monuments littéraires, encapsulant en quelques centaines de pages salvatrices toute la richesse et les contradictions de notre condition d’être humain.

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Mon appréciation : 5/5

Date de parution : 1986. Grand format aux Éditions Albin Michel et poche au Livre de Poche, traduit de l’anglais (États-Unis) par Françoise Cartano, 1 080 pages.

Un grand merci à la collection Terres d’Amérique qui l’a réédité alors qu’il était indisponible depuis des années !

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Le commis, Bernard Malamud : un épicier juif, un criminel en quête de rédemption & le Brooklyn des années 50, les ingrédients d’un roman d’apprentissage humaniste

Certains hommes naissent déjà construits, tandis que d’autres doivent atteindre cet état de félicité au prix d’une lutte qui leur permettra d’achever l’ordre. Il ne s’agit pas d’une perte à proprement parler ; au bout du compte, une telle quête devient le sujet même de la littérature.

Par ces mots, Bernard Malamud, représentant à l’instar de Philip Roth et Saul Bellow d’une littérature juive américaine – appellation controversée qu’il serait judicieux de ranger dans la catégorie plus large, celle-ci attestée, d’une littérature juive de la Diaspora – résume toute son œuvre. Le projet sous-jacent qui relie par un fil invisible ses écrits. Confrontés à des épreuves, ses héros doivent lutter contre leurs penchants naturels : opportunisme et refus de s’engager, à travers le personnage de Yakov Bok, victime de l’absurdité du système judiciaire dans son chef-d’œuvre : L’homme de Kiev ; ou ici, les préjugés antisémites et la criminalité.

Si vous voulez la vérité, dit-il, je n’aimais pas beaucoup les Juifs. […] Je veux dire autrefois…avant de les connaître, poursuivit Frank le front inondé de sueur. Je me faisais toutes sortes d’idées… – C’est souvent comme ça, dit Morris. Et, une fois de plus, la confession n’alla pas plus loin.

Puisant dans son expérience personnelle, Bernard Malamud transpose dans Le commis le Brooklyn de son enfance. Celui des années 50, des immigrés juifs new-yorkais ayant fui les pogroms en Russie. Faisant d’une épicerie au bord de la faillite, où les regrets des uns, les remords et espoirs des autres s’entrechoquent, le décor d’un huis clos au potentiel tragique inattendu. Dans un style limpide, rendant compte de la vie rétrécie par la pauvreté de petits boutiquiers, sans effet de manche, à même de décontenancer au début le lecteur, pour finalement se révéler au fil des pages un tour de force nous rendant captifs, avides de connaître la chute, réside la magie de Bernard Malamud. Quelle issue attend Morris Bober, l’épicier ruiné immigré d’Europe de l’Est qui joue depuis 21 ans de malchance, laquelle s’est dernièrement manifestée par la présence dans son échoppe de deux bandits venus le cambrioler ? L’ambition de sa fille Helen de suivre un cursus littéraire à l’université, faute de moyens financiers, est-elle définitivement enterrée ? Quant à Frank Alpine, quel sombre secret cachent ses manières empressées, son acharnement à seconder l’épicier ? Comme si par sa dévotion, l’orphelin de mère abandonné par son père cherchait à expier quelques péchés, à soulager sa conscience et s’amender. Le temps de sa convalescence, l’épicier juif accepte l’aide du « goy », lui pardonnant au passage les vols quotidiens d’une bouteille de lait et de deux pains, plus quelques petits larcins. La proximité favorise l’abaissement des barrières, dont celle en apparence infranchissable de la judéité. Si bien qu’Helen Bober, qui a appris à apprécier ses qualités, se rapproche du commis. Mais la proximité et l’amour, suffisent-ils à rendre figure humaine à celui que l’on considérait, il y a encore peu, comme un étranger ? Une des leçons du Commis tient à ce que les Hommes ne sont pas d’un seul tenant, bons ou mauvais, fanatiques ou tolérants, mais en constante évolution. Suivant la doctrine du juge d’instruction Bibikov (L’homme de Kiev) adepte du « méliorisme » : « c’est-à-dire que j’ai décidé d’agir en optimiste le jour où je me suis aperçu que le pessimisme m’empêchait d’agir », Bernard Malamud ne condamne jamais ses personnages, ni ne cède à la facilité en portant sur eux des jugements définitifs. Il revient à chacun de choisir son chemin vers le bien. Par sa bonté, sa droiture morale, Morris Bober active chez son employé un processus intérieur qui le modifie en profondeur. En cela, Bernard Malamud est un grand humaniste, puisqu’il croit en la capacité des êtres, par leurs choix, à s’élever. Travail laborieux qui passe par l’observance de valeurs morales. De la Loi, soit chez les Juifs de la Torah. L’honnêteté, la pénitence et la confession sont au cœur du processus de rédemption. En nous rendant acteurs, et non plus simples spectateurs de nos vies, état auquel nous condamne l’idée d’un destin tout tracé, l’écrivain américain réaffirme l’importance du libre arbitre dans l’existence, tout en n’occultant pas les devoirs auxquels il incombe à chacun de se plier.

[…] mais ce n’est pas être libre que d’obéir à son instinct […] à sa grande surprise, le sens de ce qu’elle venait de dire lui apparut clairement. Cette discipline qu’elle s’imposait, voilà ce qui lui avait toujours manqué. […] Depuis le jour où il avait reçu Helen dans sa chambre, il était poursuivi par ce qu’elle lui avait dit sur la nécessité de s’imposer une règle de conduite. Il se demandait pourquoi ses mots l’avaient tant ému, pourquoi ils cognaient dans son esprit comme une baguette sur un tambour. À force de réfléchir, il avait découvert ce qu’il y avait de beau dans cette notion de discipline : quelqu’un qui possédait une parfaite maîtrise de soi pouvait diriger les événements à son gré, réussir dans toutes les entreprises et même faire le bien s’il le voulait.

Tenant autant de la fable allégorique que du roman d’apprentissage, Le commis est un texte véhiculant un message d’espoir fort et dispensant un enseignement important, qu’il faut laisser infuser pour en saisir toute la portée.

Mon appréciation : 3,5/5

Date de parution : 1957. Grand format et poche aux Éditions Rivages, traduit de l’anglais (États-Unis) par Hélène Cohen, 340 pages.

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Vivre, Ken Krimstein : les carnets autobiographiques retrouvés de 6 adolescents juifs du Yiddishland avant la Shoah

Que reste-t-il du Yiddishland, cet espace culturel, linguistique, politique, au cœur de l’Europe de l’Est qui englobait les foyers de la culture juive ashkénaze ? Soit une population de 10 millions d’individus totalement annihilée par les nazis. Parmi les vestiges de cette civilisation aujourd’hui disparue, figurent les manuscrits retrouvés de 6 adolescents juifs ayant participé à un concours d’autobiographie. À l’initiative de ce projet lancé en 1932 : le YIVO – Institut pour la recherche juive – qui, afin d’étayer la « question juive », encouragea sous couvert d’anonymat des jeunes entre 16 et 21 ans à écrire sur leur vie, leur famille, amis, histoires de cœur. À confier au jury leurs petites et grandes peines. Le résultat ? Au prétexte d’un concours d’écriture, une étude ethnographique éclairant huit siècles de la vie d’une communauté, ses coutumes, traditions et aspirations, sublimée 80 ans plus tard par les dessins de Ken Krimstein, dessinateur au New Yorker. De ces témoignages de première main, ressort l’articulation délicate des trajectoires individuelles au sein du collectif, l’engagement sioniste d’une jeunesse moins pratiquante que ses aînées, les divergences politiques internes au judaïsme, l’ostracisation des Juifs dans la Pologne antisémite. L’audace d’un jeune homme qui, rêvant d’immigrer aux États-Unis, entame une correspondance avec Meir Dizengoff et le président Franklin D. Roosevelt. Contre toute attente, ce dernier lui répondra. Un jeune étudiant de Yeshiva brûlant d’amour pour une jeune fille laïque socialiste en rébellion contre les traditions qui l’ignore depuis qu’ils ont rompu, confie ses difficultés à l’oublier. Une jeune fille férue de littérature yiddish que son père encourage à écrire. De par leur sincérité et leur simplicité, ces témoignages touchent au cœur. D’autant plus quand on sait que la remise de prix tomba le jour de l’invasion de la Pologne par Hitler et qu’une seule des 6 adolescents, Biba Epstein, survécut à la Shoah. L’histoire rocambolesque ne s’arrête pas là, puisque pour que ce livre existe, des dizaines d’anonymes œuvrèrent dans l’ombre. Risquant leur vie sous le nez des nazis, la « brigade de papier » dut subtiliser les archives du YIVO, pour les mettre à l’abri le soir dans le ghetto de Vilna. Un travail de sape d’une valeur historique inestimable, à la mesure de leur courage et de la vitalité des jeunes pétris de projets qui ont été exterminés.

Mon appréciation : 3/5

Date de parution : 2024. Roman graphique aux Éditions Christian Bourgois, traduit de l’anglais (États-Unis) par Gaïa Maniquant-Rogozyk, 248 pages.

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Americanah, Chimamanda Ngozi Adichie : le phénomène littéraire sur la question afro-américaine qui m’est tombé des mains

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« Je ne me sentais pas noire, je ne suis devenue noire qu’en arrivant en Amérique. » Best-seller traitant de la question afro-américaine, ayant propulsé l’autrice féministe nigériane Chimamanda Ngozi Adichie sur le devant de la scène littéraire, Americanah tient davantage du produit marketing bien calibré. Si le potentiel est là, il faut voir comment celui-ci est exploité. Une jeune femme originaire du Nigéria rentre dans un salon de coiffure afro aux États-Unis, pays où elle a passé quinze ans de sa vie. Le temps que dure le coiffage, Ifemelu remonte le fil de ses souvenirs. Son amour de jeunesse Obinze resté à Lagos, avec qui elle a coupé net du jour au lendemain sans donner d’explications, sa lente adaptation, l’obtention du graal : la green card, la création de son blog sur la race, puis la nostalgie du pays et son désir d’y retourner. En creux, l’élection d’Obama, les espoirs de la communauté noire, les hommes fréquentés et son grand amour qu’elle n’a jamais oublié. Après avoir lu Richard Wright, Toni Morrison, James Baldwin ou Octavia E. Butler, Americanah m’a paru un amoncellement de clichés, de dialogues creux, que ne rattrape pas une histoire d’amour fleur bleue. La teneur féministe du roman m’a échappée. Les femmes multiplient les artifices pour séduire des hommes qui, de leur côté, accumulent de l’argent. Quant au style, il est inexistant. Les articles de blog insérés dans la narration ne nous apprennent rien qui n’est déjà su, ce qui rend d’autant plus incongru son succès fulgurant. La question de l’identité afro-américaine, l’impression de devoir renoncer à une partie de soi pour s’intégrer, la solitude liée à l’exil et la perte de repères consécutive au déracinement, le racisme et l’échec du multiculturalisme, l’héritage de la ségrégation, la structure pyramidale des origines raciales aux États-Unis et le système de privilèges en découlant, sont des sujets très intéressants qui ont fait l’objet de bien meilleurs romans. Alors, oui, ça se lit facilement, mais 700 pages de bla-bla, qu’est-ce que c’est looonnggg !

Mon appréciation : 2,5/5

Date de parution : 2013. Grand format aux Éditions Gallimard, poche aux Éditions Folio, traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Damour, 704 pages.

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J’ai couru vers le Nil, Alaa El Aswany : chronique en temps réel de l’échec du printemps arabe en Égypte sous la forme d’un roman polyphonique édifiant

Le peuple égyptien ne fait de pas de révolution et, s’il en fait une, elle est condamnée à l’échec, parce que c’est un peuple peureux et soumis de nature au pouvoir. […] Ajoute à cela que la culture musulmane te prédispose à la dictature. L’islam t’ordonne d’obéir au détenteur musulman du pouvoir, même s’il fouette ton dos et vole ton bien. Le peuple égyptien aime le héros despotique et se sent en sécurité lorsqu’il subit un dictateur. En Égypte, ton combat ne mène à rien d’autre qu’à ta perte. […] Notre peuple n’est pas prêt à payer le prix de la liberté.

Cette théorie de la docilité du peuple égyptien et de son accoutumance à un régime despotique, répressif et corrompu, exprimée avec une rancœur mal dissimulée par un ancien leader des manifestations étudiantes de 1972 ayant fait volte-face et poursuivi une carrière dans les affaires, suffit à comprendre pourquoi l’écrivain égyptien Alaa El Aswany tombe sous le couperet de la censure dans son pays. À travers une narration kaléidoscopique prenant la forme d’un roman polyphonique, où chaque voix converge vers la place Tahrir, épicentre de la révolution égyptienne, Alaa El Aswany épouse les différentes facette du printemps arabe. Torturé en prison, l’ancien militant marxiste Issam Chaalane s’accroche à sa vision d’une Égypte soumise pour éviter d’accentuer le sentiment de lâcheté qui accompagne sa propre démission. Tandis que la nouvelle génération, incarnée par Mazen, le fils de son ancien camarade de combat – ingénieur et activiste engagé dans la lutte ouvrière, et Asma, une jeune enseignante engagée, tous deux appartenant au mouvement Kefaya, prend le relais. Prise en étau entre son allégeance à sa famille et ses sentiments pour Khaled, étudiant en médecine, comme elle, exécuté d’une balle tirée à bout portant, Dania – fille d’un haut dignitaire du régime, doit faire face à un dilemme moral : se taire ou avoir le courage de ses convictions en témoignant. « La fille du général Ahmed Alouani pouvait-elle appeler à la chute d’un régime dont son père représentait un des piliers ? » Le couple adultère et dépareillé formé par le copte au port aristocratique Achraf – acteur râté et fumeur de hashich – et sa domestique musulmane Akram, trouvera dans la révolution l’énergie de se réinventer. De s’aimer en dehors des règles strictes codifiant la société et d’impulser une nouvelle direction à une vie gagnée par l’engourdissement, un sentiment d’inutilité alimenté par l’inertie d’un pays privilégiant la sécurité d’un régime despotique à la liberté d’un système démocratique. Criant au « complot maçonnique organisé par les juifs pour détourner les musulmans de leur religion », l’armée et les autorités religieuses, pour qui les dissidents véhiculant des idées contestataires alimentent les rangs « des laïques, valets du sionisme et de l’occident des croisés », s’appuient sur l’argument de l’ingérence sioniste et américaine pour décrédibiliser un mouvement populaire mettant en péril leurs intérêts. Retranchée derrière son niqab et l’observance scrupuleuse des préceptes de l’islam, la belle Nourhane, célèbre présentatrice télé, participe à l’endoctrinement des masses. Masquant son ambition sous les atours de la religion et gravissant les échelons avec l’aval de ses représentants. Des hommes d’affaires, plus que de Dieu. Tanks écrasant les civils, tireurs d’élite placés en surplomb de la place tirant à balles réelles sur la foule composée d’hommes, de femmes, d’enfants et de vieillards, prisons ouvertes, églises incendiées, propagande médiatique diffusée en continu sur des chaînes de télévision créées par des millionnaires, où des « experts » défilent validant la thèse d’une conspiration étrangère…les militaires, en brandissant la menace de l’anarchie, sapent le soutien du peuple aux manifestants. En toute impunité, l’armée arrête, torture et viole. Pratique des test de virginité et des chocs électriques sur le corps des femmes, martyrs de la révolution. Une tactique visant à humilier et briser psychologiquement les opposantes. Foulant aux pieds leur dignité, et donc, le sentiment d’être moteur de changement. Une dégradation morale qui culmine dans la scène de viol collectif subi par Asma, rendue également dans les témoignages intercalés dans le roman.

Notre grande révolution était un sursaut, une belle fleur née toute seule dans un marécage. […] Je préfère être une personne en dehors de mon pays que de n’être rien du tout dans le mien. »

Peinture réaliste de l’Égypte contemporaine, J’ai couru vers le Nil est la chronique en temps réel, captivante et édifiante de l’échec du Printemps arabe en 2011 au Caire. En multipliant les points de vue, Alaa El Aswany nous donne à voir l’étendue des réactions. La ferveur populaire et son corollaire : un backlash violent ayant douché l’espoir partagé par les jeunes de la place Tahrir et 1 million d’Égyptiens, soit 10% de la population, de voir triompher la justice et la liberté. La fenêtre démocratique ouverte par la destitution d’Hosni Moubarak, dont le règne pendant 30 ans fut assimilé à une période de relative stabilité, puisqu’ayant freiné la montée des extrémismes religieux pendant un temps, se refermant avec la répression sanglante exercée par le Conseil suprême des forces armées, suivie de la prise de pouvoir des islamistes, l’arrive sur la scène politique des Frères musulmans, les attentats revendiqués par l’EI, puis l’apathie consécutive à la présidence depuis 10 ans du président Abdel-Fattah Al Sissi, aura été de courte durée. Reste cet épisode fédérateur témoignant d’une volonté de changement et invalidant l’idée d’un peuple servile, marionnette aux mains des dirigeants.

Tous ceux-là, je ne les trahirai pas. Toute cette noblesse était occultée par des années de découragement et d’oppression puis, en se soulevant, les Égyptiens ont livré le meilleur d’eux-mêmes. Ne doute par un seul instant que nous allons gagner.

Mon appréciation : 4/5

Date de parution : 2018. Grand format aux Éditions Actes Sud, poche dans la collection Babel, traduit de l’arabe (Égypte) par Gilles Gauthier, 512 pages.

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Les cerfs-volants, Romain Gary : un dernier roman d’apprentissage, d’amour et de résistance

Ce qu’il y a d’affreux dans le nazisme, dit-on, c’est son côté inhumain. Oui. Mais il faut bien se rendre à l’évidence : ce côté inhumain fait partie de l’humain. Tant qu’on ne reconnaîtra pas que l’inhumanité est chose humaine, on restera dans le mensonge pieux.

En 1980, Romain Gary se suicide après avoir publié les Les cerfs-volants, concluant son œuvre comme il l’a commencée par un très grand roman sur la résistance. Sujet d’où jaillit sa foi inébranlable, bien que cyclique, oscillant entre des pics d’optimisme et des rechutes sceptiques en la nature humaine. Déjà dans Éducation européenne, premier roman éblouissant de maîtrise et gorgé d’humanité qui augurait de l’immense talent du romancier, se posait la question de la part d’allemand tapie en chacun de nous. Soit l’articulation entre le bien et mal. Notre part d’ombre et de lumière.

Les hommes se racontent des jolies histoires, et puis ils se font tuer pour elles, ils s’imaginent qu’ainsi le mythe se fera réalité… Il est tout près du désespoir, lui aussi. Il n’y a pas que les Allemands. Ça rôde partout, depuis toujours, autour de l’humanité… Dès que ça se rapproche trop, dès que ça pénètre en vous, l’homme se fait allemand… même s’il est un patriote polonais. La question est de savoir si l’homme est allemand ou non… s’il lui arrive seulement de l’être parfois.

Pourtant, trente-cinq ans après, alors que le 20e siècle a entériné l’effondrement moral de notre civilisation avec la Shoah, la Guerre froide, l’explosion des génocides et conflits armés, sa confiance en l’existence d’un groupe de partisans ou d’une figure providentielle capable de racheter le genre humain se maintient. Que ce soit dans la croisade écologique d’un Morel défendant les éléphants d’Afrique (Les racines du ciel), la figure du héros légendaire de la résistance polonaise Nadejda (Éducation européenne) ou dans le vol des cerfs-volants dans le ciel normand, l’allégorie est l’outil propre à Gary. L’idéalisme et l’humanisme, les deux traits dominants structurant la personnalité de ses héros. Et il en faut pour extirper les hommes de la fange dans laquelle ils se roulent épisodiquement. Le romancier penche résolument du côté de ceux qui distinguent dans le « grain de folie » l’« étincelle sacrée » et qui « à raison garder » préfère leur « raison de vivre ». En lui, brûle le feu sacré d’un espoir inextinguible. Cette droiture morale, reposant sur une pureté des sentiments, fait dire au lecteur que, sa vie durant, il aura conservé son âme d’enfant. Un regard naïf, généreux, poétique sur le monde qu’il inocule à ses personnages. Les rendant profondément vivants et touchants. L’amour, jamais avilissant, est un sentiment noble permettant de transcender la réalité, de s’élever. Il est inconditionnel et absolu. Comme peut l’expérimenter pour la première fois un adolescent de quinze ans, s’éprenant un été d’une jeune aristocrate polonaise, fantasque et rêveuse, pour ne plus l’oublier. L’énergie vitale pour résister à l’occupant allemand pendant quatre ans, lui sera insufflée par l’image de la jeune fille restée gravée dans son esprit.

Je continuais pourtant à puiser dans mon amour tout l’aveuglement qu’il faut pour croire à la sagesse des hommes, et mon oncle ne doutait pas une seconde de la paix, comme si son cœur pouvait à lui tout seul triomphait de l’histoire.

Orphelin et recueilli par son oncle Ambroise Fleury – « le Français qui ne savait pas désespérer », vétéran jamais remis de 14-18, revenu pacifiste et objecteur de conscience, célèbre dans son village de Cléry en Normandie en qualité de « maître des cerfs-volants », Ludo trouve sa place dans la galerie des héros magnifiques imaginés par Gary. La jeunesse, l’ardeur, la bravoure, les rêves, l’amour transcendant les classes sociales, les idéaux tenus à bout de fil, les Montaigne, Rousseau, Don Quichotte gonflés par le vent normand, les seconds rôles flamboyants, portent très haut ce roman d’apprentissage lumineux piqué d’un humour grinçant.

Je commençais cependant à m’éveiller à l’idée qu’il ne suffisait pas d’aimer mais qu’il fallait aussi apprendre à aimer […] il ne m’était jamais venu à l’esprit qu’aimer une femme pouvait être aussi un apprentissage de la liberté.

Pendant les années de guerre, Ludo apprendra à dompter sa jalousie pour son rival allemand Hans von Schwede, à aimer Lila Bronicki malgré les revers de l’Histoire acculant une jeune noble déchue à certains compromis :

j’aimais une femme avec tous ses malheurs, c’est tout […] – Elle reviendra. Il faudra beaucoup lui pardonner. Je ne savais pas s’il parlait de Lila ou de la France. – Ne la laisse pas tomber.

à adopter une vision non-manichéenne du monde, refusant les jugements hâtifs par trop expéditifs.

Le blanc et le noir, il y en a marre. Le gris, il n’y a que ça d’humain.

Jusqu’au bout, Romain Gary, qui n’a cessé de se réinventer en endossant de multiples identités : juif russe naturalisé français, résistant, aviateur de la France libre, diplomate à l’étranger, écrivain sous diverses noms de plume, faisant endosser à son petit-cousin Paul Pavlowitch la paternité de son double littéraire Emile Ajar, mystification qu’il ne sera levée qu’à son décès, double récipiendaire du prix Goncourt… aura défendu la nécessité de garder intacte une forme de naïveté propice à la créativité. Une sorte de marge de protection.

C’était la première fois que j’utilisais l’imagination comme arme de défense et rien ne devait m’être plus salutaire dans la vie. […] Rien ne vaut la peine d’être vécu qui n’est pas d’abord une œuvre d’imagination, ou alors la mer ne serait plus que de l’eau salée…

Le pendant sombre des Cerfs-volants réside dans un constat terrifiant formulé en d’autres termes par l’écrivain hongrois Imre Kertész, rescapé de la Shoah : « Auschwitz n’a pas été un accident de l’Histoire » mais la conclusion naturelle d’un processus de déshumanisation à l’œuvre dans les sociétés modernes. Gary n’étant pas nationaliste, il ne circonscrit pas le mal à un espace national. Celui-ci n’est pas plus allemand, que français, ou polonais, mais inhérent à l’être humain. Il a visage d’homme.

Plus tard, lorsque je pus penser, ce qui demeura au-delà de l’horreur, ce fut le souvenir de tous ces visages familiers que je connaissais depuis mon enfance : ce n’était pas des monstres. Et c’était bien cela qui était monstrueux.

Seule une sacrée dose de folie, à l’instar de l’obstination forcenée du chef étoilé Marcellin Duprat à défendre sa cuisine comme le dernier bastion de résistance français, et d’un Ambroise Fleury faisant voler l’étoile jaune en soutien aux enfants déportés de la Rafle du Vél d’Hiv ou un de Gaulle de papier au vu et au sus de l’occupant, peut l’empêcher de triompher.

Je salue la folie sacrée. La vôtre, celle de votre oncle Ambroise et celle de tous les autres jeunes Français de ce pays à qui la mémoire a fait perdre complètement la tête. Je suis heureux de constater que vous êtes nombreux à avoir retenu ce qui mérite de l’être dans notre vieil enseignement public obligatoire.

Mon appréciation : 4/5

Date de parution : 1980. Poche chez Folio, 384 pages.

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Les jours viennent et passent, Hemley Boum : de la guerre d’indépendance à Boko Haram, l’histoire du Cameroun sur 5 générations

 Il nous faudra encore mettre des mots sur la douleur, revenir sur nos erreurs, déchiffrer nos dérives, entendre notre colère et notre humiliation. Il nous faudra boire jusqu’à la lie la coupe de nos défaites et en accepter l’amertume. Il nous faudra comprendre le mal qui nous mutile pour espérer le vaincre et, enfin, trouver l’apaisement.

De la guerre d’indépendance, aux massacres en pays Bamilékés, à la corruption endémique gangrenant les institutions publiques, jusqu’au slogan #BringBackOurGirls, en soutien aux fillettes enlevées par la secte Boko Haram en 2014, Hemley Boum embrasse cinquante ans de l’histoire politique du Cameroun. Au chevet de sa mère malade, dont elle récolte les confessions, Abi tire le fil d’une fresque familiale chevauchant deux continents et cinq générations. Une lignée maudite de filles orphelines à la naissance, dont les mères, suscitant la convoitise des hommes, ont péri sous les coups d’un mari violent ou d’un amour obsédant. La condition féminine étant reléguée au dernier plan dans une société patriarcale vendue au plus offrant. Privée de débouchés, la jeunesse alimente un vivier de laissés-pour-compte acculés à deux types d’embrigadement : le Jihad ou l’exil en Occident. Max, fils d’Abi, élevé en France, né d’un mariage mixte, et son groupe d’amis restés au pays : Ismaël amoureux de la douce Jenny et Tina, au tempérament sulfureux, subiront de plein fouet la violence des événements, rendus vulnérables par les secrets de leurs parents. Lesquels rongés par la culpabilité de se savoir responsables des déchirements identitaires de leurs enfants, assisteront impuissants à leur endoctrinement. Comment les erreurs des parents infléchissent les trajectoires des enfants ? Comment anticiper des basculements que rien ne laissait présager ? Dans la veine d’Americanah de Chimamanda Ngozi Adichie, Hemley Boum questionne dans ce très beau roman la notion d’identité raciale. Illustrant à travers des portraits de femme fortes, luttant pour offrir à leurs enfants l’avenir dont elles ont été privées, la difficulté d’être mère et l’impossibilité de préserver ceux qu’on aime du cours inéluctable des événements.

Mon appréciation : 4/5

Date de parution : 2019. Grand format aux Éditions Gallimard, poche chez Folio, 416 pages.

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Éducation européenne, Romain Gary : un premier roman où éclatent toute la générosité, l’humanisme, la puissance narrative, de celui qui deviendra l’un des plus grands romanciers français !

L’Europe a toujours eu les meilleures et les plus belles Universités  du monde. C’est là que sont nées nos plus belles idées, celles qui ont inspiré nos plus grandes œuvres : les notions de liberté, de dignité humaine, de fraternité. Les Universités européennes ont été le berceau de la civilisation. Mais il y a aussi une autre éducation européenne, celle que nous recevons en ce moment : les pelletons d’exécution, l’esclavage, la torture, le viol – la destruction de tout ce qui rend la vie plus belle. C’est l’heure des ténèbres.

1945, l’Allemagne capitule, tandis qu’en librairie un premier roman, au titre évocateur, d’un auteur encore inconnu, juif russe ayant émigré en France à 14 ans, aviateur de la France libre, fait parler de lui. De son expérience de résistant, l’écrivain deux fois goncourisé tire le récit de survie d’un groupe de partisans polonais. Comme un pendant lumineux au crépusculaire Le Monde d’hier de l’écrivain autrichien Stefan Zweig, qui illustre avec la même lucidité l’échec européen, soit la déroute idéologique d’une civilisation éclairée, avant de se suicider en 1942. Année où, caché par son père dans la forêt, avant que ce dernier dans un geste de bravoure désespéré n’attaque une division de SS, le héros, Janek, un adolescent de quinze ans rejoint le maquis. Porté par une plume lyrique, des instants de grâce, un humour noir contant des épisodes tragiques vécus par des personnages incarnés, de chair et de sang, dans des pages magnifiques, Éducation européenne porte en germe les thèmes que Romain Gary ne cessera de développer par la suite : l’art comme refuge face à la barbarie, la dualité de la nature humaine, l’alternance d’ombres et de lumière, de courage et de lâcheté, une foi inaltérable en la bonté de l’être humain, affaiblie par le constat épisodique de sa médiocrité (cf le conseil du père à son fils page 3 « Méfie-toi des hommes »), que le sacrifice d’une minorité, d’où émerge la figure tutélaire de l’homme providentiel cristallisant en lui tous les espoirs d’un peuple, sauve in extremis de l’ignominie. Que ce soit ici, avec le Partisan Nadejda, un chef de guerre légendaire doué du don d’ubiquité, vu ici et là, attisant le soulèvement du ghetto de Varsovie, sur le front, faisant sauter des ponts et dérayer des trains, ou Morel dans Les racines du ciel, en croisade écologique pour sauver « l’honneur du nom d’homme » et les éléphants d’Afrique, Romain Gary créé « un véritable mythe d’invincibilité ». Défendant l’idée qu’un individu peut, par sa rectitude morale, tout changer. Qu’il en suffit d’un pour racheter l’humanité.

Je forme des vœux pour que la victoire si proche vous trouve tous unis fraternellement, et pour que vous trouviez en vous une force et un courage encore plus grands : ceux qu’il nous faudra pour vaincre sans opprimer à notre tour, et pour pardonner sans oublier. Signé : partisan Nadejda.

À l’instar du chef-d’œuvre qui consacrera son formidable talent de conteur, Éducation européenne possède une dimension symbolique forte, dévoilant les valeurs humanistes d’un homme refusant de céder aux sirènes du scepticisme et du nationalisme.

Éducation européenne, pour lui, ce sont les bombes, les massacres, les otages fusillés, les hommes obligés de vivre dans des trous, comme des bêtes… Mais moi, je relève le défi. On peut me dire tant qu’on voudra que la liberté, la dignité, l’honneur d’être un homme, tout ça, enfin, c’est seulement un conte de nourrice, un conte de fées pour lequel on se fait tuer. La vérité, c’est qu’il y a des moments dans l’histoire, des moments comme celui que nous vivons, où tout ce qui empêche l’homme de désespérer, tout ce qui lui permet de croire et de continuer à vivre, a besoin d’une cachette, d’un refuge. Ce refuge, parfois, c’est seulement une chanson, un poème, une musique, un livre. Je voudrais que mon livre soit un de ces refuges, qu’en l’ouvrant, après la guerre, quand tout sera fini, les hommes retrouve leur bien intact, qu’ils sachent qu’on a pu nous forcer à vivre comme des bêtes, mais qu’on n’a pas pu nous forcer à désespérer. Il n’y a pas d’art désespéré – le désespoir, c’est seulement un manque de talent.

– Tu aimes les Russes, toi ? – J’aime tous les peuples, dit Dobranski, mais je n’aime aucune nation. Je suis patriote, je ne suis pas nationaliste. – Quelle est la différence ? – Le patriotisme, c’est l’amour des siens. Le nationalisme, c’est la haine des autres.

Grand admirateur du général de Gaulle qu’il a rejoint à Londres, Romain Gary, croit en la nécessité en temps de crise d’une figure fédératrice. Conscient que la valeur d’une action ne réside pas dans le nombre, mais dans l’intention.

 – Et que feront-ils, nos amis, quand ils auront gagné la bataille ? – Ils feront un monde nouveau. – Nous ne pourrons pas les aider. Nous sommes trop petits. C’est dommage. – Ce n’est pas la taille qui compte, c’est le courage. – Comment sera-t-il ce monde nouveau ? – Il sera sans haine. – Il faudra tuer beaucoup de gens, alors… – Il faudra tuer beaucoup de gens. – Et la haine sera toujours là… Il y en aura encore plus qu’avant… – On ne les tuera pas, alors. On les guérira. On leur donnera à manger. On leur construira des maisons. On leur donnera de la musique et des livres. On leur apprendra la bonté. Ils ont appris la haine, ils peuvent bien apprendre la bonté.

Alors que la bataille de Stalingrad occupe le front de l’Est, sous moins quarante degrés, les résistants réfugiés dans la forêt de Wilejka, près de Wilno Vilnius), continuent coûte que coûte à lutter contre l’occupant, le froid, la faim et le désespoir. L’enjeu n’est pas tant la victoire des Alliés, qu’ils sont sûrs de voir triompher, que la conservation de leur dignité. Plus qu’un récit de guerre ou le constat pessimiste-amer d’une Europe des Lumières détournée de ses valeurs par la modernité, Éducation européenne est un roman de formation laissant éclater toute la générosité, la puissance narrative et le talent de celui qui deviendra l’un des plus grands romanciers français !

Mais à la fin, tout ce que cette fameuse éducation européenne vous apprend, c’est comment trouver le courage et de bonnes raisons, très valables, bien propres, pour tuer un homme qui ne vous a rien fait, et qui est assis là, sur la glace, avec ses patins en baissant la tête et en attendant que ça vienne.

Mon appréciation : 4,5/5

Date de parution : 1945. Poche chez Folio, 288 pages.

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🏆 {Bilan 2023} : Mes meilleures lectures de l’année

Année du tour monde, de l’Interrail en Europe, 2023 a aussi été une formidable année littéraire Retour sur un TOP 5 de qualité réussissant mes deux auteurs contemporains préférés !

❤️ Ton absence n’est que ténèbres
de Jón Kalman Stefánsson

Suivant une construction à tiroirs parfaitement maîtrisée, Jón Kalman Stefánsson entrecroise les temporalités sur cinq générations, tissant ainsi une généalogie de la mélancolie. Sur 120 ans – à quelques modulations près – les destins de Guðríður, Jón, Skúli, Halldór et Eiríkur se répondent sur un même thème : les regrets. De n’avoir pas choisi « la boussole du cœur », d’avoir laissé filer – lâcheté ou responsabilité ? – l’être aimé. Par l’entremise d’un narrateur amnésique, prisonnier comme nous tous des abysses de la conscience, du doute, qu’il tente de dissiper en recollant les morceaux d’une histoire familiale fragmentée, l’auteur omniscient étudie avec acuité l’équilibre fragile de nos vies : les choix faits ayant pour corollaires les regrets – partir ou rester/aimer et trahir ou se retenir et passer à côté/haïr ou pardonner. Plus qu’une saga familiale nous transportant dans les fjords de l’ouest, Jón Kalman Stefánsson compose dans un style lyrique et hypnotique une éblouissante réflexion sur la transmission et la création.

🩵 Les racines du ciel de Romain Gary

Légende africaine, anarchiste, humanitaire misanthrope, idéaliste soupçonné d’officier en tant qu’agent double à la solde des Français, Morel, l’alter ego de Gary, a pris le maquis pour défendre les éléphants d’Afrique. Si au milieu du 20e siècle, le combat écologique en est encore à ses balbutiements, le choix des éléphants dans une région colonisée par l’homme blanc revêt un caractère symbolique. Suggérant une modernité fatiguée en quête d’exotisme pour se ressourcer. À l’instar de son héros magnifique, Romain Gary transcende sa misanthropie, faisant surgir du fond de l’ignominie une nouvelle espèce d’homme. Sa croisade écologique est une lutte « pour l’honneur du nom d’homme ». Épopée humanitaire doublée d’une critique de l’idéologie comme outil génocidaire, Les racines du ciel s’est révélé un chef-d’œuvre visionnaire. Un cri de résistance et un éloge de l’engagement contre la suprématie de l’Homme sur son environnement. Morel a ceci de prodigieux qu’il est animé par une foi contagieuse en la capacité de l’humanité à protéger cette marge de liberté et de dignité.

🩷 Apeirogon de Colum McCann

Histoire d’une amitié antinomique entre deux pères appartenant à des camps opposés : Rami Elhanan, israélien, juif, vivant à Jérusalem, membre du Cercle des parents, descendant d’un rescapé hongrois de la Shoah ayant émigré en Israël, beau-fils d’un ancien général idéaliste : socialiste, sioniste, démocrate, époux d’une intellectuelle engagée dénonçant avec virulence l’Occupation ; Bassam Aramin, palestinien, musulman, né dans une grotte d’Hébron, ayant purgé une peine de sept ans de prison pour activités terroristes, militant, co-fondateur des Combattants de la paix ayant rédigé son mémoire de maîtrise sur l’Holocauste, Apeirogon embrasse sans manichéisme, en l’incarnant magnifiquement, toute la complexité du conflit israélo-palestinien.

💜 Stupeur de Zeruya Shalev

Pour la première fois – et c’est pour moi, ce qui fait de Stupeur son roman le plus abouti, l’autrice israélienne étudie la cellule intime eu égard à la situation politique du pays : la création de l’État d’Israël, les dissensions internes entre le Yishouv et les groupuscules terroristes tels que le Lehi, l’Irgoun ou la Haganah, la légitimité de leur combat, les séquelles psychologiques du service militaire, la guerre comme état permanent, la récupération par des politiques corrompus d’un idéal travesti, l’échec d’une alliance avec les populations arabes et ses répercussions : terreau d’un conflit qui perdure encore aujourd’hui. Et par là, la transmission d’une culpabilité des parents aux enfants, qui fuyant cette violence systémique se tournent vers la religion. Un face-à-face magistral entre deux femmes, l’histoire d’Israël à la jonction de leur vie !

💛 Les enfants Oppermann
de Lion Feuchtwanger

Membre de l’intelligentsia allemande exilé en France, Lion Feuchtwanger publie en 1933 la chronique d’une famille juive bourgeoise berlinoise installée en Allemagne depuis des générations, qui assiste incrédule à l’anéantissement de l’esprit allemand. Ce témoignage édifiant est un texte exceptionnel à portée universelle. Un matériau de première main pour qui veut comprendre comment une civilisation éclairée – patrie de Freud et de Goethe, par inertie, sentimentalisme national, intérêts particuliers, se retrouve gagnée par la cécité. Comment chaque concession sape l’intégrité morale, contribue à s’aliéner, à se parjurer en réfutant une réalité ne se conformant pas à la dialectique historique enseignée par le parti dominant : l’idéologie raciale nazie.

Ex æquo

💛 L’homme de Kiev de Bernard Malamud

À l’instar d’Albert Camus, Bernard Malamud imagine un héros révolté face à l’absurdité de la condition humaine. Résistance passive se traduisant par le simple fait d’exister. Accusation montée de toutes pièces, preuves falsifiées, persécution, emprisonnement sans jugement, tortures… L’arbitraire et la négation du Droit, confèrent à L’homme de Kiev une dimension universelle. En décortiquant le processus de discrimination, qui déshumanise puisque transforme une sentence individuelle en un châtiment collectif, donc impersonnel, Bernard Malamud transcende son sujet. Hasard et Histoire scellent le destin d’un homme innocent. Seul son refus de collaborer en endossant la culpabilité d’un crime qu’il n’a pas commis permet à Yakov Bok de conserver sa dignité. Lauréat du prix Pulitzer 1967 et du National Book Award, L’homme de Kiev est un plaidoyer humaniste, un monument de la littérature américaine par l’un de ses maîtres.

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À propos d’amour, Bell Hooks : un essai féministe de vulgarisation pour (ré)apprendre à (s’)aimer

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Apprendre à être seul.e est essentiel à l’art d’aimer. Lorsque l’on apprécie la solitude, on apprécie la compagnie des autres sans les utiliser pour échapper à soi-même.

Gloria Jean Watkins – plus connue sous le nom de plume Bell Hooks (1952-2021) – est une des grandes figures du féminisme. Universitaire et théoricienne du Black Feminism, l’autrice afro-américaine née au milieu du 20e siècle propose une réflexion sur le concept d’amour basée sur ses propres observations. Élevée dans une famille dysfonctionnelle, ayant par mimétisme reproduit dans ses relations intimes avec les hommes des schémas vécus dans l’enfance, Bell Hooks tire de son expérience personnelle un essai de vulgarisation sur un sujet autour duquel tout le monde gravite, mais qui reste pourtant inexplicablement exclu de la théorie politique. Mettant à jour l’articulation étroite qui existe entre la sphère intime et politique, l’autrice expose comment le capitalisme, via le patriarcat, a structuré notre façon d’aimer. La restriction de la famille au noyau nucléaire – parents/enfants – a renforcé les rapports de codépendance et la figure autoritaire du père :

Capitalisme & patriarcat : l'échec d'un modèle

Le fait de substituer à la communauté familiale une plus petite unité privée autocratique maximise l’aliénation et facilite les abus de pouvoir. […] Dans notre culture, s’il y a une sphère de pouvoir institutionnalisé qui peut facilement dégénérer vers l’autocratie et le fascisme, c’est bien la vie privée de la famille.

L’échec de ce modèle a beau être depuis longtemps entériné, il reste la norme représentée. Un idéal à atteindre, aussi utopique que l’amour romantique, nous conduisant à cristalliser sur un autre que soi des attentes démesurées, tout en s’engageant souvent dans une relation asymétrique, une mystification, où est mise en avant la meilleure version de soi-même, de peur que la vulnérabilité passe pour une marque de fragilité. Cette répétition de schémas – fruit d’une socialisation sexiste – entérine des croyances malsaines, fragilisant l’estime de soi.

Parmi les gens qui cherchent l’amour nombreux sont ceux qui ont appris dans leur enfance à se sentir indignes, à croire que personne ne pourra les aimer tels qu’ils sont vraiment ; par conséquent, ces gens se construisent un faux moi. Dans leur vie adulte, ils rencontrent des personnes qui tombent amoureuses de leur faux moi. Mais cet amour ne dure pas. À un moment donné, le vrai soi se laisse entrevoir et la déception se produit. Rejetés par la personne avec qui ils ont choisi d’avoir une relation amoureuse, ces gens voient se confirmer le message reçu dans leur enfance : personne n’est susceptible de les aimer tels qu’ils sont vraiment.

Les vertus de la solitude

La solitude offre un cadre idéal pour se débarrasser du faux moi, qui fait office de membrane protectrice entre nous et l’extérieur :

Si l’isolement est pénible, la solitude est paisible. L’isolement nous pousse à nous accrocher aux autres en désespoir de cause, alors que la solitude nous permet de respecter chacun dans sa singularité et produit de la communauté.

Cathexis : confondre désir & amour

Symptomatique d’un rapport altéré à autrui, la substitution de la romance à l’amour – visant à entretenir des fantasmes, semble aussi répandue que la confusion entre « Cathexis » et amour. Défini par Freud comme un investissement libidinal, le fait de « cathecter » une personne consiste à investir en elle des sentiments ou des émotions. L’attirance, le désir pour l’autre, prémices – ou pas, d’ailleurs – d’une relation amoureuse, ne peut en aucun cas en être le fondement. Cette association simpliste entre désir et amour, Bell Hooks la dissipe en revenant à une définition claire du terme lui-même. Aimer et être aimé, qu’est-ce que c’est ? Bien qu’inégal sous certains aspects, l’essai prend ici tout son intérêt. Le premier chapitre s’ouvre sur une tentative plutôt réussie de circonscrire un terme galvaudé associé au fantasme d’une émotion instinctive, d’une reconnaissance entre deux âmes sœurs, faisant le jeu de la complémentarité et donc de la codépendance. Une personne célibataire, étant par nature incomplète selon les représentations normées de la société, se doit de chercher sa moitié.

De l'importance d'une définition claire de l'amour

La définition formulée par M. Scott Peck selon laquelle l’amour serait :

la volonté de s’étendre soi-même dans le but de nourrir sa propre croissance spirituelle ou celle d’autrui ; [par spirituel, il faut entendre : ] cette couche fondamentale de notre réalité, où l’esprit, le corps et l’âme ne font qu’un 

invalide cette affirmation. L’amour n’est pas une évidence, une fatalité à laquelle on ne pourrait se soustraire, qui nous tombe dessus comme on tomberait d’une chaise ; au contraire, Bell Hooks introduit la dimension de volonté. Donc d’une responsabilité à l’égard de l’être aimé. La jalousie, la violence, l’humiliation… longtemps associés dans l’imaginaire collectif – la culture populaire ayant contribué à fixer dans nos esprits en la banalisant la dynamique des relations toxiques (Blair et Chuck dans Gossip Girl, Carrie et Mr. Big dans Sex & the City, Rachel et Ross dans Friends, et le phénomène de la Dark romance je n’en parle même pas) – à des débordements inhérents à la passion, n’entrent pas dans cette définition. Ces dérives apparaissent davantage comme le produit d’une société capitaliste reposant sur des rapports de domination, genrés, que l’on a intégrés.

Parce qu’on nous apprend des définitions erronées de l’amour dans notre jeunesse, il nous est difficile d’en faire preuve en grandissant.

L'amour : un sentiment subi ou un acte choisi ?

Pour aimer vraiment, nous devons apprendre à mélanger plusieurs ingrédients : soins, affection, reconnaissance, respect, engagement et confiance, ainsi qu’une communication honnête et ouverte.

Combien de couples, de familles, d’amitiés reposent réellement sur ces piliers ? En cherchant à adopter une ligne de conduite alignée sur ces valeurs, l’amour dépasse largement le cadre de la simple attirance réciproque, pour se penser en terme d’action, plutôt que comme un sentiment. Un des mythes à déboulonner est cette idée que l’amour et la maltraitance, ainsi que la négligence, peuvent coexister. Si les violences domestiques sont unanimement réprouvées, le terrorisme psychologique persiste, empruntant des formes détournées. Le mensonge, qui « est un moyen pour les hommes de se défouler et d’exprimer la rage constante qu’ils éprouvent à voir échouer la promesse de l’amour », donc de reprendre le contrôle, fragilise le lien de confiance, sapant toute relation basée sur la réciprocité.

Comment (ré)apprendre à (s')aimer

Auscultant les rouages sociétaux nous empêchant d’aimer véritablement, Bell Hooks met aussi l’accent sur la nécessité d’un travail à l’échelle individuelle de restauration d’une estime de soi entamée par une socialisation négative. Dispensant des exemples concrets relatifs à son propre cheminement, l’autrice féministe ancre sa pensée dans le mouvement, donnant à son lecteur les outils pour réapprendre à (s’)aimer. Une démarche s’appuyant sur le concept de réflexivité, invitant à unir nos actes à notre pensée.

Le fait de s’engager dans une éthique de l’amour transforme nos vies en nous donnant la possibilité de vivre selon un système de valeurs différent.

Le nihilisme ne se vainc pas par des arguments ou des analyses, il se dompte par l’amour et l’attention. Toute maladie de l’âme doit être vaincue par un revirement de l’âme. Ce revirement se fait par l’affirmation de sa propre valeur, une affirmation alimentée par la sollicitude des autres.

Adopter une éthique de l’amour, c’est intégrer toutes les dimensions de l’amour – soin, engagement, confiance, responsabilité, respect et connaissance. La seule façon d’y parvenir est de cultiver notre conscience. Avoir conscience du monde qui nous entoure nous permet d’examiner nos propres actions d’un œil critique et de nous rendre compte de ce dont on a besoin pour prendre soin d’autrui, faire preuve de responsabilité, de respect et manifester sa volonté d’apprendre. […] La pratique de la vie consciente consiste à faire preuve d’esprit critique vis-à-vis de soi-même et du monde dans lequel on vit, c’est poser des questions fondamentales comme qui, quoi, quand, où et pourquoi.

Formuler des choix en accord avec son éthique personnelle est un moyen de tenir à distance les voix négatives qui nous handicapent. De faire taire le censeur intérieur ou extérieur qui juge nos comportements, « se livrant à une critique négative sans fin ».

On peut s’offrir à soi-même un amour inconditionnel, qui sert de fondement à l’acceptation et l’affirmation de soi dans la durée. Lorsqu’on se fait ce cadeau précieux, on est alors en mesure de tendre la main aux autres à partir d’un état d’épanouissement et non d’un état de manque.

S'engager moralement...

En posant les bases d’une éthique de l’amour, la théoricienne afro-américaine renouvelle sa croyance, sa foi même, en l’amour véritable. Qui suppose non seulement d’opérer selon un système de valeurs différent, donc un effort de conscientisation et d’action, de s’engager moralement :

Ces citoyen.nes ont peur d’agir en fonction de ce en quoi ils et elles croient, car cela impliquerait de remettre en question le statu quo conservateur. Le fait de refuser de se battre pour ce en quoi l’on croit fragilise la moralité et l’éthique individuelles, mais aussi culturelles.

...et résister à la tentation de la cupidité pour vaincre l'état psychologique de manque permanent

; mais aussi de vivre simplement. Si l’état psychologique de manque permanent est le socle du système capitaliste, la consommation ayant pour fonction de pallier des carences affectives, prendre le contre-pied requière de résister à la tentation de la cupidité.

Lorsqu’on apprécie le fait de retarder la satisfaction, lorsque l’on assume la responsabilité de ses actes, on simplifie son univers affectif. Dans une vie simple, il est simple d’aimer. Faire le choix de vivre simplement améliore forcément notre capacité à aimer. C’est en affirmant quotidiennement ses liens avec une communauté mondiale qu’on apprend à faire preuve de compassion. 

Empruntant à des théories sociologiques et philosophiques des concepts simples, relevant du bon sens, À propos d’amour est une bonne porte d’entrée dans l’œuvre de Bell Hooks et une base sur laquelle commencer à repenser notre manière d’aimer.

Mon appréciation : 3,5/5

Date de parution : 2000. Grand format aux Éditions Divergences, traduit de l’anglais (États-Unis) par Alex Taillard et Florence Zheng, 240 pages.

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