Anna Hope signe un premier roman époustouflant. Elle ausculte à travers des portraits de femmes, la difficulté pour les survivants de continuer à avancer malgré le poids du passé. La construction subtile du roman fait s’entrecroiser trois femmes, Ada, Evelyn et Hettie, dont les destins sont intimement liés. Au cours des cinq jours qui précèdent la commémoration de l’Armistice, le 11 novembre 1920, et l’inhumation du soldat inconnu – censé cristalliser la douleur de ceux qui vivent dans l’ignorance de ce que sont devenus les êtres aimés, on suit le quotidien de ces trois femmes. Ada, la plus âgée, peine à se remettre de la disparition de son fils. Tenue à l’écart par l’administration militaire, aucune information quant au lieu de la sépulture de son fils, ni des causes l’ayant conduit dans la tombe, ne lui ont été communiquées. Vivre dans l’ignorance ne cesse de raviver la douleur de la perte. Hettie, la plus jeune, manifeste une soif de liberté. Sa jeunesse, elle n’entend pas la vivre claquemurée au côté d’une mère acariâtre et d’un frère devenu neurasthénique. Choc post-traumatique. Danseuse le soir au Hammersmith Palais, une rencontre inopinée lui permettra d’exprimer sa vitalité trop longtemps réprimée. Hettie incarne le besoin vital de toute une jeunesse alourdie par le poids des morts, mais surtout des survivants qui ne cessent de se rappeler à leurs yeux, pareils à des fantômes faisant planer le spectre de la guerre. Evelyn, quant à elle, se refuse à vivre une vie oisive et fait le choix de se confronter à l’aigreur et au ressentiment des rescapés. Si désormais elle occupe un poste au sein du bureau des pensions, la guerre elle l’a expérimentée. Ancienne employée dans une usine de munitions, elle y a laissé un doigt, et son fiancé. L’auteure parvient avec une maîtrise folle à retranscrire les sentiments contradictoires qui tiraillent les personnages. Entre douleur, rancoeur, remords et culpabilité. Anna Hope a depuis confirmé son talent avec son second roman, La salle de bal (chronique ici ;)). Elle est désormais de ces auteurs dont l’annonce d’un prochain roman tient lieu de promesse d’un moment hors du temps.
Un premier roman époustouflant
Dès les premières pages, le lecteur est happé par la plume extrêmement fluide de l’auteure. Celle-ci vous enveloppe pour ne plus vous lâcher, et ce jusqu’à la toute fin du roman. C’est étonnant l’aisance avec laquelle Anna Hope tisse son intrigue, la faculté qu’elle a de jongler entre les préparations de la commémoration et le destin de ces trois femmes, liées par des liens invisibles. La construction narrative est habile. Les liens entre les personnages sont subtilement dessinés. Ce qui lie chacune de ces femmes entre elles se dévoile au fil des pages, sans que le lecteur ne l’ait initialement auguré. Tout est savamment dosé. Le chagrin des vivants est porté par une écriture délicate. Le chagrin des vivants est un véritable page turner. Une fois entamé, impossible de le lâcher !
Trois femmes, trois manières distinctes d’exprimer la douleur face à la perte d’un être cher
La richesse du récit provient du choix de l’auteure de structurer la narration à la manière d’un roman choral. Ada, Evelyn et Hettie appartiennent à des générations différentes. L’une est mariée depuis vingt-cinq ans, a été mère et a perdu son fils sur le champ de bataille. La douleur vécue est donc celle d’une mère pour son fils disparu. En miroir, face à cette douleur il y a celle de son mari, qui a non seulement perdu un fils mais également sa femme. Cette dernière ne parvient pas à se faire à l’idée que son fils ne reviendra pas. Sa présence la hante au quotidien. Présence parfois réconfortante, mais surtout terriblement oppressante. De l’autre côté, Evelyn est l’objet de moqueries de la part de sa famille. Elle, qui aurait du être mariée et vivre dans l’oisiveté, se retrouve à côtoyer des mutilés de guerre. On l’accuse d’être aigrie, d’être une vieille fille. Mais que doit-elle faire quand le souvenir de son ex-fiancé ne cesse de la hanter ? Quand pour le retrouver, il ne lui reste plus que ces hommes blessés à aider ? Sauf qu’un jour, un homme vient troubler ce quotidien morne. Il se présente à son bureau et lui demande de l’aider à retrouver un ancien officier. Peu à peu, Elle prend conscience que cet homme est le dépositaire d’un terrible secret. L’affaire implique une personne de sa famille. Elle découvre une facette de la personnalité d’un proche qui lui a été jusqu’alors dissimulée. La guerre étant certainement le catalyseur propice aux dérapages de ce type, créant ainsi un décalage impossible à résorber une fois le retour à la vie réelle réalisé. Mais la réalité c’est que confronté au mutisme général, chacun se contente d’avancer sans rien évoquer du passé. La vérité une fois dévoilée lui laissera un goût amer. La petite dernière, Hettie, tout comme Evelyn est le reflet de son époque. Elle incarne la femme moderne. Ces libertés nouvellement acquises, tel que le droit à l’autonomie financière marque un bouleversement des codes pour l’époque. Ce sont les prémices d’une redéfinition des rapports hommes femmes qui s’annoncent. La Première Guerre mondiale fut l’occasion pour les femmes de travailler pendant que les hommes partaient combattre au front. Ainsi, Hettie est celle qui fait vivre le foyer. Son travail devient le moyen de s’évader loin d’une famille comme figée dans le temps. Pétrifiés par la guerre, telles des statues de sel, son frère et sa mère, sont bloqués dans le passé, incapables de se réveiller. À travers ces trois portraits de femmes, Anna Hope évoque une époque tiraillée entre son passé impossible à occulter, le poids de la culpabilité et la nécessité d’aller de l’avant. Parmi ces rescapés, il y a ceux qui arpentent les rues une pancarte autour du cou condamnés à faire l’aumône, ceux ayant perdu l’usage d’un membre mais pas suffisamment blessés pour espérer être indemnisés. Ce sont des hommes humiliés et brisés qu’Anna Hope décrit. Face à eux, les femmes apprennent à composer. Il leur faut dès lors, faire preuve de subtilité psychologique pour entrevoir à travers les silences des hommes ce qu’ils tentent de communiquer. Anna Hope excelle dans l’art de faire émerger ce qui est tu, de donner la parole à ces silences porteurs de sens.
Conclusion
Traduit de l’anglais, Le chagrin des vivants atteste du talent de son auteure à brosser des portraits minutieusement composés, ainsi qu’à aborder sous un angle nouveau un pan de notre histoire. Il suffit de se laisser porter par les mots de l’auteure, en quelques pages elle parvient à nous transporter il y un siècle en plein cœur de Londres auprès d’Ada, Evelyn et Hettie. On assiste avec émotion à l’inhumation du soldat inconnu à Westminster Abbey. Anna Hope signe un roman d’une grande beauté !
>>> Chronique du seconde roman de l’auteur, par ici !
HISTORIQUEPREMIER ROMAN
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