« Non contents de tracer un réseau de traverse, les chemins noirs pouvaient aussi définir les cheminements mentaux que nous emprunterions pour nous soustraire à l’époque. » Après vingt ans de vagabondage, des montages de l’Himalaya aux immensités de la taïga, il aura fallu une nuit d’ivresse se soldant par une chute de 8 mètres d’un chalet alpin, pour stopper net la course effrénée de Sylvain Tesson. À cela, s’ajoute le décès brutal de sa mère. La gueule cassée, le corps en miettes, l’écrivain-voyageur se fait la promesse sur son lit d’hôpital d’arpenter la France à pied s’il se remet de son accident. Chose promise, chose due. En partant du Mercantour, direction le Cotentin, en passant par les Cévennes, le Massif Central, la Touraine et la Normandie, Sylvain Tesson, entreprend un voyage cathartique. Un pèlerinage initiatique à travers les sentiers ombragés de la France de l’hyper-ruralité. D’une topographie des « pistes oubliées », à une géographie de l’intime, l’écrivain-voyageur nous donne les outils d’une « disparition désirée, antidote contre la servitude volontaire ». Une fugue orchestrée. Traversée de fulgurances poétiques et d’aphorismes philosophiques, cette « cartographie de l’esquive et du temps perdu », est un récit de voyage conçu comme un manuel de survie à l’usage de ceux chez qui cette phrase de Cocteau ferait écho : « il est possible que le progrès soit le développement d’une erreur ». Un livre de chevet développant une stratégie de l’évitement, chantant les vertus d’une « dissimulation existentielle ». Aux chantres d’un monde global, mobile, ultra-connecté, Sylvain Tesson oppose le constat d’une société emmaillotée et fracturée. Se dessine au fil des chemins noirs le tableau d’une France à deux vitesses. Pour ne pas céder à la nostalgie, Sylvain Tesson se donne un défi : « déposer sur les choses le cristal du regard sans la gaze de l’analyse, ni le filtre des souvenirs ». La simplicité, par le biais de sa traversée de la France à pied, sera la clef de la reconquête de sa liberté. Et le voyage la condition de sa rémission. Sur les chemins noirs est un petit traité essentiel au message universel.
Pendant ces semaines de marche, j’allais tenter de déposer sur les choses le cristal du regard sans la gaze de l’analyse, ni le filtre des souvenirs.
Non contents de tracer un réseau de traverse, les chemins noirs pouvaient aussi définir les cheminements mentaux que nous emprunterions pour nous soustraire à l’époque. Dessinés sur la carte et serpentant au sol ils se prolongeraient ainsi en nous-mêmes, composeraient une cartographie mentale de l’esquive. Il ne s’agirait pas de mépriser le monde, ni de manifester l’outrecuidance de le changer. Non ! Il suffirait de ne rien avoir en commun avec lui. L’évitement me paraissait le mariage de la force avec l’élégance. Orchestrer le repli me semblait une urgence. Les règles de cette dissimulation existentielle se réduisaient à de menus impératifs : ne pas tressaillir aux soubresauts de l’actualité, réserver ses colères, choisir ses levées d’armes, ses goûts, ses écœurements, demeurer entre les murs de livres, les haies forestières, les tables d’amis, se souvenir des mots chéris, s’entourer des siens, prêter secours aux êtres dont on avait connu le visage et pas uniquement étudié l’existence statistique. En somme, se détourner. Mieux encore ! disparaître. « Dissimule ta vie », disait Épicure dans l’une de ses maximes (en l’occurence c’était peu réussi car on se souvenait de lui deux millénaires après sa mort). Il avait donné là une devise pour les chemins noirs.
Mon évaluation : 5/5
Date de parution : 2016. Grand format aux Éditions Gallimard, poche chez Folio, 176 pages.
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