« Chaque action provoque une réaction. Nous sommes le résultat d’un grand désordre. Nous vivons sur un manège qui ne s’arrête pas et qui, avec sa force centrifuge, essaie toujours de nous expulser vers l’espace. Tu as beau courir, ton passé peut toujours te rattraper. » Fuir. C’est ce qu’ont fait, les uns après les autres, Horacio, Dario, Irving, Joel, Fabio, Liuba, Elisa. Leurs amis, Cuba, leur famille, la vérité aussi. Tentant d’échapper à un passé qui, ironie du sort, hasard ou conséquence inéluctable d’une série de mauvais choix, aura par des chemins de traverse finit par les rattraper. Dans les années 90, alors que l’URSS est démantelée et l’île maintenue artificiellement sous perfusion soviétique s’enfonce dans l’extrême pauvreté, le Clan se réunit pour célébrer les trente ans de Clara. Un groupe soudé de huit amis, que la maison de Fontanar accueille pour la dernière fois. Dans les jours qui suivent, Walter meurt dans des circonstances troubles et une Elisa enceinte plus confuse et révoltée que jamais s’évapore avec ses secrets, maintenant le flou sur la paternité. Sous l’impulsion de la jeune génération tombée sur une photo prise ce soir-là, la vérité commence à émerger. Et avec elle les souvenirs enfouis. La plupart sont partis, quand d’autres, comme Clara et Bernado, font le choix de rester. Par inertie ou peut-être parce que des liens puissants les rattachent à leur pays. Devenant le centre de gravité d’une diaspora cubaine charriant son lot de regrets et de nostalgie. Piliers d’une mémoire affective commune à tous les exilés. Suivant une boucle temporelle se refermant sur l’élucidation d’une affaire sordide à l’origine de la dispersion d’un groupe d’amis, Leonardo Padura sonde avec émotions l’ambivalence des sentiments ressentis par tout exilé ayant rêvé un jour de faire table rase du passé, et avec lui de ce qu’il a été. Peut-on couper avec ses racines si facilement ? Ou notre identité, composée de différentes strates du temps et de demi-vérité, nous échappe-t-elle inexorablement ? Une fresque politique et une quête identitaire brillamment orchestrée autour de cette interrogation : « Qu’est-ce qui nous est arrivé ? »
L’amour, le hasard : certaines personnes sont-elles destinées à se rencontrer ?
Point de jonction entre deux boucles temporelles : les souvenirs nostalgiques de Cuba dans les années 90 et la vie d’Adela aux États-Unis, la relation amoureuse entre la fille de Loreta et Marquitos – fils de Clara, semble le fruit d’un hasard miraculeux. Comment ces deux êtres précédés par une histoire intime si puissante, faite de fantômes, de mystères et de secrets, ont-ils pu se retrouver dans un pays étranger ? Se reconnaître inconsciemment et s’aimer instantanément ? D’autant que Loreta et Clara étaient proches à l’époque, qu’une attirance réciproque avait existé scellée par un unique baiser, à tel point que la frontière entre amour et amitié s’était brouillée et n’avait jamais pu être creusée. Les laissant étourdies, incapables de mettre des mots sur ce qu’elles avaient ressenti. À travers cette histoire d’amour, Leonardo Padura illustre magnifiquement le concept de « mémoire affective », comment une décision entraîne une multitude de répercussions et que fuir son passé ne permet en aucun cas d’y échapper. Les agissements du trio Loretta, Clara et Darío se répercutant sur les générations d’après. Le hasard n’existe pas. Malgré les réticences de sa mère à évoquer sa vie à Cuba, Adela éprouve une fascination pour le pays de ses origines. Fascination qui vire à l’obsession la poussant à étudier son sujet à fond, à entreprendre un voyage à La Havane, à fréquenter des communautés cubaines, gravitant autour de ce point d’attraction avec la sensation que quelque chose lui échappe. Le mutisme de Loreta poussera Adela à creuser son histoire familiale. Une histoire qui recoupe tragiquement celle de Cuba, du communisme, de la police secrète, d’un groupe d’amis dispersé, de morts accidentelles… L’amour étant peut-être la plus belle manière de boucler la boucle et de se réconcilier avec le passé. D’aller de l’avant.
Ce fut là qu’il commencèrent à soupçonner que, s’ils avaient parcouru dans leurs vies les chemins les plus tortueux et les plus rocambolesques, c’était seulement dans le but de se croiser, car l’histoire et le destin avaient voulu, qu’ils se rencontrent, qu’ils s’aiment et que, sans qu’ils le sachent encore, ils referment une boucle du destin le plus improbable qu’ils auraient jamais pu imaginer.
Loreta avait vécu avec ces craintes depuis qu’elle avait appris comment une boucle alambiquée du karma s’était immiscée dans un ensemble de décisions et de solutions apparemment dues au hasard pour faire en sorte que sa fille rencontre à Miami Marcos Martínez Chaple, justement Marquitos, et tombe presque immédiatement amoureuse de lui.
L’exil, la nostalgie
Est-il vrai que personne n’abandonne le lieu où il a été heureux, comme le répétait toujours un Horacio philosophe, lesté de lectures inquiétantes ? Et le lieu où il ne l’a pas été, mais qui est le sien et dont il n’aurait jamais pensé ni souhaité s’éloigner ? Est-il possible de marquer le moment précis où une existence se tord, cette rupture funeste qui pousse une ou plusieurs vies sur des chemins inattendus ? Combien dure, combien pèse ce moment où tout se décide, ce moment précis ou imprécis, visible ou indiscernable à l’instant où il éclôt, ainsi que Clara l’aurait formulé avec ces mots ou avec d’autres ? Et le bonheur : combien dure le bonheur ? Et après les échecs, est-il encore possible qu’existe une victoire finale, comme Bernado le disait souvent ? Mais, surtout, ainsi que s’était plaint une fois Darío : faut-il vivre avec ce genre de questions, sans réponses convaincantes, ni même au moins consolatrices ?
Il croisait d’autres gens qui lui semblaient bizarres, abîmés, des créatures surgies de l’exubérante précarité alentour, des mauvaises caricatures des personnes au milieu desquelles il avait vécu, dont il avait fait partie durant les trente-six premières années de son existence sans les avoir vues à travers ce prisme sombre, modelé par la distance, l’absence, les découvertes, les souvenirs, les oublis et l’abandon . Quel était son monde ? Où était-il ? Que lui était-il arrivé ?
Irving avait, avant, fait l’expérience des départs de Darío, Horacio, Fabio Et Louna, tous dans des circonstances différentes, avec des adieux bruyants ou furtifs. Tous avaient souffert de la disparition traumatisante d’Elisa et du suicide de Walter, toujours vécus comme des arrachements, comme des derniers chapitres venant gonfler le long épilogue d’une historie collective.
Neurochirurgien réputé à Cuba, Darío profite d’une opportunité professionnelle en Espagne pour s’expatrier à Barcelone. Sans même informer sa famille de son projet. Là-bas, il tentera coûte que coûte d’endosser une nouvelle identité : catalan militant pour l’indépendance de sa région, propriétaire d’une maison luxueuse, esthète raffiné, avec en tête de ne jamais regarder en arrière. Le regard fixé vers l’horizon s’interdisant de repenser au passé, à ses origines. Sa naissance dans un immeuble miteux de La Havane, une enfance entre les feux croisés de la pauvreté et une mère alcoolique lui infligeant des corrections d’une extrême violence. Si chacun des membres du Clan tentera à sa manière de se réinventer, Darío est celui qui ira le plus loin dans l’effacement de soi, de ce qui le rattache à Cuba, n’hésitant pas à couper net avec sa femme et ses enfants. À la lumière de sa vie, une aversion aussi extrême pour son pays s’entend. Et qui peut lui reprocher d’avoir saisi la première occasion pour le quitter ?
[…] en fait, il voulait seulement devenir autre chose, un autre Darío, catalan ou martien, c’était pareil, mais toujours plus loin du Darío original. Enterrer le passé, compter les gains, jamais les pertes. Écraser tout soupçon de nostalgie. Quel était donc ce mot, nostalgie ? À quoi sert la nostalgie ?
Ramsés et Darío, deux personnes qui avaient fait de la distance un bouclier plus qu’une cause de lamentations et de regrets, qui avaient réorienté leurs vies de façon satisfaisante, et radicale par bien des aspects, durent se rendre aussi à l’évidence que le passé peut être une tâche indélébile.
Partir ou rester ?
Pourquoi tous ces gens qui avaient vécu de façon naturelle dans une proximité affective, attachés à leur monde et à ce qui leur appartenait, s’efforçant durant des années d’améliorer la vie personnelle et professionnelle à laquelle ils avaient eu accès dans leur pays, décidaient ensuite de poursuivre leur vie en exil, un exil dans lequel, supposait-elle, et c’était ainsi que Fabio l’avait ressenti, ils ne retrouveraient jamais ce qu’ils avaient été et n’arriveraient jamais à être autre chose que des transplantés avec de nombreuses racines apparentes ? Ou parviendraient-ils à être autre chose, n’importe quoi d’autre que des étrangers, des réfugiés, des clandestins, des exilés, des apatrides ?
Mon appréciation : 4/5
Date de parution : 2020. Grand format aux Éditions Métailié, poche aux Éditions Points, traduit de l’espagnol (Cuba) par René Solis, 744 pages.
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