« Le poison était dans le miel. C’était le cliché. Tout le reste n’était que hasard. » Si le poison est la corruption, le miel la volupté et l’amour un cliché, reste au hasard le soin d’orienter nos destinées. La faillite du père de Fazil, son décès brutal, le déclassement social qui en a découlé, et la rencontre avec la sensuelle Madame Hayat, au corps voluptueux et au regard malicieux dont l’étudiant en littérature désargenté tombe fou amoureux, est de ces hasards délicieux. En partant du postulat énoncé par Cioran, Ahmet Altan propose une superbe variation du duo clichés/hasard autour duquel s’articule nos vies. Écrit depuis les geôles de Turquie, où l’intellectuel purgeait une condamnation à perpétuité, Madame Hayat, est un portait de femme éblouissant. Un chant de résistance dans le noir. Des ténèbres, où il est enfermé, ou du plateau télé sous terrain, où Fazil est embauché comme figurant, l’auteur et son double luttent pour préserver leur intimité de la peur qui tente de s’y immiscer. En faisant s’enchâsser deux histoires d’amour complémentaires, Ahmet Altan tisse un sublime roman d’amour et un texte politique engagé. En initiant le jeune Fazil au plaisir des sens, l’envoûtante Madame Hayat, dont le nom signifie « vie » en turc, lui enseignera que le meilleur moyen de résister dans une société où les libertés se réduisent comme peau de chagrin est encore d’aimer. De jouir de ce dernier espace de liberté. Que ce sentiment, à lui seul, permet d’étirer le temps, de le dilater et que le moment présent, léger et insouciant, pris en étau entre un passé évanescent et un futur absent, doit se savourer. Dans une ville, où les ombres de la dictature exécutent un ballet maintes fois répété, les yeux ouverts et le cœur lourd, Fazil se défait des derniers oripeaux d’une enfance privilégiée et découvre l’envers de la société turque. Des rues peuplées d’êtres esseulés. Vertigineux et bouleversant Madame Hayat, récompensé par le prix Femina étranger, est le grand roman d’un homme libre et révolté, capable dans les replis les plus sombres de l’humanité de déceler des raisons d’espérer. Un beau pied de nez du romancier à ceux qui ont tenté de le briser.
Mon évaluation : 4,5/5
PRIX FEMINA ÉTRANGER 2021
Date de parution : 2021. Grand format aux Éditions Actes Sud, traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes, 272x pages.
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