Pierre Ducrozet signe LE grand roman de cette rentrĂ©e littĂ©raire, couronnĂ© par le Prix de Flore. Alors que la majoritĂ© des oeuvres rĂ©compensĂ©es de cette rentrĂ©e fouillent le passĂ©, enfin un auteur s’empare du prĂ©sent et se donne les moyens de le dĂ©cortiquer. Le rĂ©sultat ? Un roman glaçant, dont la thĂ©matique centrale, le transhumanisme, n’est qu’une des facettes de cette oeuvre qui Ă©chappe Ă toute tentative de dĂ©finition. L’invention des corps est un roman d’une puissance inouĂŻe. L’homme en crĂ©ant ex nihilo l’espace numĂ©rique, a fait une dĂ©couverte vertigineuse, il a su transcender sa condition d’ĂȘtre limitĂ©. Il a crĂ©e un espace infini qui Ă©chappe Ă toutes restrictions, un lieu anarchique sans direction, ni hiĂ©rarchie, qui dĂ©construit, pulvĂ©rise tout ce que l’on pensait savoir. Une dĂ©construction du rĂ©el au profit d’une rĂ©alitĂ© virtuelle. C’est la premiĂšre fois dans l’histoire que l’on assiste Ă une telle rĂ©volution. Mais le noeud du roman est ailleurs, la rĂ©volution numĂ©rique occulte l’essentiel qui est ce dĂ©sir de puissance dĂ©vorant qui pousse l’ĂȘtre humain arrivĂ© au maximum de ses potentialitĂ©s Ă vouloir moduler le temps, Ă©tirer l’espace, vaincre la mort, Ă se prendre pour Dieu. Alors se pose la question de l’ĂȘtre. Quelle est la place d’un ĂȘtre fini dans cet espace infini ? La solution serait de s’extraire de ce corps limitĂ©, de se soustraire de cette rĂ©alitĂ© Ă©triquĂ©e. La rĂ©volution virtuelle et numĂ©rique en a engendrĂ© une autre bien plus prĂ©occupante, une rĂ©volution ontologique. L’homme dans les annĂ©es Ă venir devra repenser sa place. Accepter les limites de son enveloppe charnelle, ne pas tomber dans une conception rĂ©ductionniste, accepter cette idĂ©e holistique que l’ĂȘtre humain est un tout, corps et esprit sont intrinsĂšquement liĂ©s. Ils sont les deux tenants d’une mĂȘme rĂ©alitĂ©, l’un n’existe pas sans l’autre. S’il est scientifiquement possible de crĂ©er des organes Ă partir de cellules souches, l’Ă©nergie vitale sans laquelle le corps n’est que rĂ©ceptacle, un contenant sans contenu, n’est pas reproductible. N’est pas Dieu qui veut.
La rĂ©volution numĂ©rique : la crĂ©ation ex nihilo d’un nouvel espace infini par un ĂȘtre fini
Tout commence le 26 septembre 2014 au Mexique, Ă Iguala prĂ©cisĂ©ment. Les forces de police mitraillent un bus remplis d’Ă©tudiants venus manifester. Tout dĂ©gĂ©nĂšre. Quarante-trois Ă©tudiants trouvent la mort cette nuit lĂ . Ălvaro, jeune prodige de l’informatique, Ă©chappe au massacre. S’en suit une errance Ă travers le Mexique. Ses pas le guident vers le nord, Ă la frontiĂšre la plus surveillĂ©e du monde, symbole de la dĂ©marcation nord-sud. FrontiĂšre gĂ©ographique, qui semble si dĂ©risoire, ridicule, dans un monde rĂ©gi par la circulation de l’information numĂ©rique, qui elle ne s’embarrasse pas de l’identitĂ© de ceux qui la produisent. Ălvaro la franchit et rejoint les Ătats-Unis, la Silicon Valley. La promesse d’un monde dĂ©sentravĂ©. Il devient le cobaye d’un gĂ©nie du net et fait une rencontre qui pourrait le sortir de la torpeur dans laquelle il a sombrĂ©. Pierre Ducrozet signe une rĂ©flexion sur la notion d’espace. Ă l’espace gĂ©ographique dĂ©limitĂ©, il oppose l’espace numĂ©rique virtuel illimitĂ©. Au concret, il oppose l’abstrait. Au tangible, l’immatĂ©riel. Cette dualitĂ© est au coeur du roman. MĂȘme la plume de l’auteur se prĂȘte au jeu. Pierre Ducrozet soulĂšve des questions essentielles, des notions conceptuelles sous une plume charnelle. L’Ă©criture ancre le sujet dans le rĂ©el, donne corps aux concepts, les matĂ©rialise sous la forme de mots. Ce chemin du concept au rĂ©el, on le retrouve dans la notion de transhumanisme, d’hommes bioniques abordĂ©s ici. Puisqu’avant que l’on ne se mette Ă produire des organes Ă partir de cellules souches, in vitro dans des laboratoires aseptisĂ©s, l’homme a conceptualisĂ© l’idĂ©e de la mort, il a pris conscience de son caractĂšre inĂ©luctable. Il a cherchĂ© Ă s’y soustraire. La science est l’outil au service de son dĂ©sir de puissance, d’infini. Le talent de Pierre Ducrozet rĂ©side Ă©galement dans la façon qu’il a d’insuffler une Ă©nergie motrice dans son rĂ©cit. On est portĂ© vers l’avant, ce souffle Ă©voque l’ultra-rapiditĂ© des rĂ©seaux numĂ©riques ainsi que les progrĂšs de la science. Un mouvement inĂ©luctable dont on ne peut se soustraire et qui balaye tout sur son passage.
D’une rĂ©volution Ă une autre : de la rĂ©volution numĂ©rique Ă une rĂ©volution ontologique
L’invention des corps aurait, pour ma part, tout aussi bien pu s’intituler la rĂ©appropriation du corps. Puisque c’est lĂ que se situe l’essentiel du propos. La crĂ©ation d’internet pose la question de l’homme en tant que sujet. Ceux qui ont imaginĂ© cet espace libre, se retrouvent piĂ©gĂ©s Ă leur propre jeu. Ils ont touchĂ© du doigt l’infini sans le devenir pour autant. Ce qui les renvoie Ă l’angoisse de mort, tapie en chacun de nous. Ă la diffĂ©rence que ces hommes puissants considĂšrent qu’eux ont le droit d’y Ă©chapper. Ils refusent de se soumettre aux lois qui rĂ©gissent la nature, Ă l’implacabilitĂ© de leur condition, sous prĂ©texte qu’ils ont entre-aperçu la possibilitĂ© d’y Ă©chapper. Pour y accĂ©der, il faut s’extraire de cette enveloppe charnelle qui nous entrave. Finalement, l’histoire n’est que la rĂ©pĂ©tition d’une partition dĂ©jĂ jouĂ©e. Les Anciens avaient dĂ©jĂ formulĂ© cette conception dualiste, cette dichotomie entre le corps et l’esprit. Sauf qu’aujourd’hui l’homme se donnent les moyens de ses dĂ©lires. On joue Ă l’apprenti sorcier, on dĂ©coupe, prĂ©lĂšve, injecte, modifie les gĂšnes, Ă©chantillonne, expĂ©rimente…pour surtout ne pas vieillir. L’action a pris le pas sur la rĂ©flexion, il y a urgence, c’est un impĂ©ratif bloquer le temps. L’empĂȘcher de s’Ă©couler. Le cristalliser. On perd pieds, le principe de rĂ©alitĂ© n’est plus, l’homme se dĂ©connecte du rĂ©el pour plonger dans le fantasme de devenir Ă©ternel. Il est dĂšs lors impĂ©ratif de se rĂ©approprier son corps, de comprendre que l’on est un tout, certainement pas un assemblage d’organes, une accumulation de cellules. Remplacer chaque organe abimĂ©, crĂ©er un homme bionique ultra rĂ©sistant, est une conception totalement rĂ©ductrice et parfaitement erronĂ©e. Cette rĂ©appropriation du corps passe par les sens, le contact, les sentiments, les Ă©motions, tout ce qui Ă©chappera toujours Ă la mĂ©canique scientifique. Seul l’homme est en mesure de donner du sens aux choses.
Conclusion
L’invention des corps est un roman indispensable ! Le roman lui-mĂȘme est expĂ©rimental, tant dans sa construction, que dans l’Ă©criture. Pierre Ducrozet aborde des thĂšmes essentiels qui entretiennent des relations Ă©troites les uns avec les autres. C’est un roman qui ne peut laisser indiffĂ©rent tellement il dĂ©range. Pour moi, c’est incontestablement LE grand roman de cette rentrĂ©e 2017.
Ă LIRE ABSOLUMENT !!! Â
>>> RENTRĂE LITTĂRAIRE 2017 (#RL2017)
>>> Chronique du Prix Goncourt 2017, par ici !
>>> Chronique du Prix Renaudot 2017, par ici !
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>>> Chronique du Grand Prix des Blogueurs Littéraires & du Prix du Roman Fnac 2017, par ici !
2 Comments
Tu Ă©cris superbement bien Audrey tes analyses sont trĂšs justes. Bravo pour cette belle chronique đđŒ
Coucou Agathe !
Merci beaucoup pour ton joli commentaire, il me va droit au cĆur. Je suis ravie que la chronique te plaise, d’autant plus que je sais Ă quel point ce roman t’a touchĂ©e toi aussi đ