« Who’s afraid of Virginia Woolf ? » Empruntée à une pièce de théâtre, cette question illustre à la perfection la relation ambiguë que la postérité entretient avec l‘autrice de Mrs Dalloway. Difficiles d’accès, hermétiques, ses écrits ont tendance à nous résister. Comme si la vie tragique de la romancière anglaise, qui se suicida par noyade, avait jeté un voile sur son œuvre et dressé une cloison entre elle et ses lecteurs. Et pourtant, la plume de Virginia Woolf dans Les vagues est d’une somptuosité rare. Sous la forme d’une élégie, ce roman polyphonique retrace à travers leurs monologues intérieurs la vie de six amis. Les voix s’entrelacent, à la manière d’un hexagone dont les côtés ne reflèteraient qu’une facette de la réalité, mais agrégés permettraient d’en saisir la globalité. Dans ce poème en prose éblouissant, le regard que porte Virginia Woolf sur le monde est d’une telle acuité qu’il transcende la banalité, le temps est dilaté, les « instants d’être » éclairés, fixés, puis se fondent dans l’obscurité, laissant les mots s’élever avec grâce et légèreté. La métaphore de l’eau revient régulièrement. Image trouble et envoûtante illustrant la démarcation entre la vie et la mort, la partie émergée et immergée. Dualité qui ne cessera de la hanter. L’écriture chatoyante de Woolf me fait l’effet d’un courant électrique traversé par des flux de pensées, insaisissable, liquide, impalpable, et pourtant, creusant inlassablement, puisant dans ce qui l’entoure la matière de ses romans, tout en conservant une certaine distance avec son sujet. Un style tout en élégance et évanescence, qui, à l’instar des vagues, répète inlassablement le même mouvement : des moments de vie sont saisis, observés si intensément qu’ils en deviennent transparents. Sous le coup de ces flux et reflux, et par un effet dont elle seule a le secret, le monde gagne en clarté et le caractère fluctuant de nos identités prend forme sur le papier. Certains passages, quoique impénétrables, sont d’une beauté à pleurer. Lire Les vagues, c’est toucher du doigt une sensibilité à fleur de peau, effleurer l’esprit et l’âme d’un génie. Don’t be afraid of Virginia Woolf !
Temps mouvant & identité fluctuante
Par secousses intermittentes, brusques comme les bonds d’un tigre, la vie émerge faisant palpiter sa crête sombre sur la mer. Voilà à quoi nous sommes attachés ; voilà à quoi nous sommes liés, tels des corps humains à des chevaux sauvages. Et pourtant nous avons inventé des procédés pour colmater les crevasses et masquer ces fissures. […] Voici, dis-je, l’instant présent. Voici la partie émergée du monstre auquel nous sommes attachés.
À partir de la métaphore des vagues qu’elle file tout au long du roman, Virginia Woolf développe une esthétique du temps calquée sur le mouvement oscillatoire – montant puis descendant – de l’eau. Selon cette découpe, il y aurait des « instants d’être » vécus en pleine conscience, caractérisés par une lucidité accrue, une aptitude à être pleinement présent et à savourer l’instant – au sommet de la crête que forment les vagues – et d’autres enfouis dans le creux des vagues, plus nombreux, répétitifs, mécaniques, qui passent sans que l’on ait eu le temps de les fixer. La vie est cet assemblage de moments, tels les wagons d’une locomotiv lancée à pleine vitesse qui viendraient s’agréger les uns aux autres. Il n’y a pas de direction, mais une impulsion, un élan. Le sens réside dans notre capacité à fixer l’instant. Il est intérieur, et non extérieur. Woolf décrit magnifiquement qu’en se soustrayant au présent, en gardant les yeux fermés, c’est l’humanité qui est amputée d’un pan de son histoire. Une éternité, que nous ne faisons qu’habiter momentanément. Instants fugitifs vécus par des êtres éphémères.
Mon corps passe vagabond comme l’ombre d’un oiseau. Je serais éphémère comme l’ombre sur le pré, qui bientôt s’efface, bientôt s’obscurcit et meurt là à l’orée du bois, si je ne contraignais pas mon cerveau à donner forme dans ma tête ; je me force à énoncer, fût-ce en un seul vers de poésie non écrite, cet instant […] Mais si à présent je ferme les yeux, si je n’arrive pas à comprendre ce point de rencontre du passé et du présent, que je suis assis dans un compartiment de troisième classe plein de collégiens qui rentrent chez eux pour les vacances, l’histoire de l’humanité est privée d’un instant de vision. Son œil, qui voudrait voir à travers moi, se ferme – si je dors à présent, par négligence ou par lâcheté, si je m’ensevelis dans le passé, dans l’obscurité […].
Que ce soit dans sa façon de percevoir le monde, de le décrire, ou d’envisager le temps et l’espace, tout est fluctuant, mouvant chez Woolf. Notre identité elle-même n’est pas arrêtée. Ses contours sont flous, évoluent au contact des autres. À la manière des impressionnistes, Virginia Woolf compose par touches les portraits de ses personnages. Fini, le tableau ressemblerait à une mosaïque, un assemblage d’éléments disparates, qui se serait enrichie au fil de notre vie.
Il devient clair que je ne suis pas un et simple, mais complexe et multiple. […] Ils ne comprennent pas que je dois effectuer différentes transitions ; que je dois dissimuler les entrées et les sorties d’hommes différents qui tour à tour jouent leur rôle en tant que Bernard.
Il y a en moi comme une fêlure – comme une hésitation fatale qui, si je la méconnais, devient folle écume et fausseté. […] Je ne sais pas qui je suis parfois, ni mesurer et nommer et totaliser les particules qui font de moi ce que je suis.
Il y a chez Woolf également cette idée de duplicité, de masque que l’on montre au monde, de coulisses où l’on garderait cachée certains aspects de notre personnalité. Comme si nous n’étions vraiment intègres que retirés de la société, non exposés. Cette notion d’intégrité suppose donc une altération au contact d’autrui de notre moi.
Nous ne sommes pas aussi simple que nos amis le voudraient pour répondre à leurs attentes. Pourtant l’amour est simple.
À présent, les voilà de retour, mes hôtes, mes intimes. À présent l’entaille, le trou que Neville a fait dans mes défenses de sa rapière étonnamment fine, est réparée. J’ai presque retrouvé mon intégrité ; et voyez comme je jubile, à mettre en jeu tout ce que Neville ignore de moi.
Voyage en eaux profondes
Le suicide de Virginia Woolf s’éclaire à la lecture des Vagues. Sa fascination quasi morbide pour l’eau irrigue toute son œuvre. On la retrouve même dans sa manière d’écrire : il y a quelque chose de délié, d’aquatique, une angoisse sourde mais diffuse.
Et pourtant, il est vrai que ma rêverie, ma tentative d’avancer comme quelqu’un qui serait emporté sous la surface d’une rivière, s’interrompt, déchirée, piquée et tiraillée de sensations, spontanées et déplacées, de curiosité, de convoitise, de désir, irresponsables comme le sommeil. Je veux aller en-dessous ; visiter les profondeurs ; exercer pour une fois mes prérogatives, non pas toujours agir, mais explorer ; entendre les sons vagues, ancestraux des branches qui craquent, des mammouths ; m’abandonner à l’impossible désir de tenir embrassé le monde entier dans les bras de l’intellect – chose impossible pour ceux qui agissent.
Mon évaluation : 5/5
Date de parution : 1931. Poche chez Folio, traduit de l’anglais (Royaume-Uni) par Michel Cusin, 448 pages.
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