« Pour pouvoir partir, il faut devenir autre. […] Je devenais autre et laissais les miens derrière moi. » Western feministe queer subversif, hymne à la liberté, Les aventures de China Iron est une bouffée d’air frais. Une fenêtre vers un mode de vie alternatif avec à cœur le respect de l’altérité. La sexualité est fluide, les identités non genrées. Partis pris d’autant plus signifiants que le roman s’inscrit dans un univers romanesque masculin codifié. Cette épopée romanesque déjantée raconte l’histoire d’une orpheline maltraitée, épouse gagnée au jeu par un gaucho et mère de deux enfants avant ses quatorze ans, qui va reconquérir sa liberté. S’affranchir de la place que sa position sociale et son sexe lui ont imposée. Sans véhémence, ni affrontement. Grâce à l’amour de Liz, une femme rousse issue d’une lignée de fermiers écossais partie faire fortune dans la pampa argentine, qui la guidera dans sa quête d’identité. « L’amour nous renforçait face à la perception de notre propre précarité, on se désirait dans nos fragilités. » Cette renaissance passe par un voyage des sens. Un éveil à la sensualité. Texte engagé doublé de considérations philosophiques sur le sens – dans toute son acception : direction et signification, que l’on souhaite donner à sa vie, Les aventures de China Iron est un roman d’apprentissage qui invite à s’ancrer davantage dans le présent, à prendre du plaisir sans se laisser gagner par la nostalgie du passé, ou être dans l’expectative de ce qui pourrait arriver. « C’est peut-être là, dans l’expérience de la finitude du temps, que résident l’éclat et le relief de chaque instant. » En toile de fond, l’Amérique des colons, la victoire de l’homme blanc, la spoliation des peuples autochtones : ces « sauvages » hermétiques au progrès. Ou comment s’écrit l’Histoire à travers les rapports de domination. Gabriela Cabezón Cámara s’affranchit des codes en décalant la focale et par ce léger glissement s’opère une révolution : la redéfinition du modèle de la famille. « Du récit de Liz et des soins que j’avais pour chacune de nos possessions émergeait un lieu. Le nôtre. »
Comment faire pour éviter que la traduction de ce texte ne le réduise à un moment précis de l’histoire argentine, sa colonisation, alors même qu’il nous parle de nous et de notre contemporain, qu’il dessine de nouveaux horizons désirables et propose de nouvelles façons de vivre ensemble, faites d’hybridations des identités et de rupture avec toutes les formes d’exploitation et de domination.
AVERTISSEMENT AUX LECTEUR.RICE.S
Difficile de savoir si l’on se souvient de ce qu’on a vécu ou du récit qu’on a fait, refait et poli comme une gemme au fil des années, je veux dire ce qui resplendit mais est aussi mort qu’une pierre morte.
Ce n’est qu’alors que j’ai senti le coup. Les coups dus à la douleur d’une vie à la merci des éléments, avant d’être abritée par de tels tissus. Ç’a été comme un amour fou pour mes vêtements, pour mon chien, pour mon amie, un amour que je vivais avec autant de bonheur que de peur, la peur qu’ils se cassent, de les perdre ; un amour comme une expansion, qui me faisait rire jusqu’à en perdre haleine et me serrait également le cœur et devenait une sollicitude extrême envers ce chiot et cette femme et ces vêtements, l’amour de qui veille avec un fusil. Un amour aussi heureux que malheureux et ça, c’était davantage que tout ce que j’avais pu sentir jusqu’alors.
Du récit de Liz et des soins que j’avais pour chacune de nos possessions émergeait un lieu. Le nôtre, cette charrette qui avançait sans pentes ni montées, cette plaine vide qui commençait à devenir aussi plate qu’elle paraît l’être aux yeux de ceux qui ont vu montagnes et collines.
[…] la terre était comme baignée de cuivre et une coquille grandissait autour de nous, qui nous tenait tous les trois au chaud, grâce aux mots de Liz, à la langue rose d’Estreya et à mon ravissement d’être là, tranquille comme un animal repu au soleil.
Toute ma vie jusqu’alors avait été pareille à une absence.
J’ai pensé aux miens, à mes petits, mais à peine ; à cette époque, je ne pouvais pas m’arrêter , ni pleurer, ni permettre que quoi que ce soit me ramène à cette vie dans la cahute : j’étais en train de devenir moi-même.
[…] j’avais pleinement conscience que tout voyage a une fin ; c’est peut-être là, dans l’éclat et le relief de chaque instant que l’on vit […] aujourd’hui je crois possible qu’il en soit toujours ainsi, que l’on sente le monde en relation avec les autres, à travers le lien avec les autres. Je me sentais vivante et féroce […].
[…] l’amour nous renforçait face à la perception de notre propre précarité, on se désirait dans nos fragilités […]
Mon évaluation 3,5/5
Date de parution : 2017. Poche chez 1018, traduit de l’espagnol (Argentine) par Guillaume Contré, 216 pages.
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