« Nous portons des masques de tragédie. Ils nous permettent d’être ensemble. Si nous les enlevons, nous remettons aussi nos brassards, et c’est la guerre. » Jouer l’Antigone d’Anouilh en pleine guerre civile au Liban avec des acteurs empruntés aux peuples belligérants, semble sur le papier un projet insensé. Un rêve délirant, mais surtout le dernier souhait d’un mourant qui, en transposant cette tragédie antique au Proche-Orient, offre aux participants une trêve salutaire en temps de guerre. Un cessez-le-feu temporaire le temps d’une unique représentation. Metteur en scène grec, juif, et ancien combattant, Samuel Akounis, qui a été torturé, est en train de succomber aux séquelles de son emprisonnement. Alors qu’il lui reste peu de temps, il confie à un ami ses dernières volontés : faire jouer Antigone sur une scène improvisée située sur la ligne de démarcation au cœur des affrontements. Ce répit de courte durée est un formidable message de paix, mais aussi un cadeau empoisonné. Puisque, bien que militant engagé, Georges quitte pour la première fois le monde des idées pour une terre sinistrée. La découverte d’un Liban déchiré provoque en lui un choc violent qui le perturbe intimement. Malgré les difficultés, la troupe est formée. En tout, ils sont dix à interpréter la pièce de Sophocle, adaptée par Anouilh pendant la Seconde Guerre mondiale, faisant d' »une héroïne du « non » qui défend sa liberté propre » un symbole de résistance. Dans cette adaptation : Antigone est palestinienne, Créon chrétien maronite, Hémon est Druze… Avant de monter sur scène, chacun est tenu de laisser dehors ses oripeaux guerriers pour se glisser dans la peau du personnage à interpréter. Les différences s’estompent pour révéler une humanité partagée. Mais le quatrième mur a beau être une cloison invisible protégeant les acteurs de l’extérieur, leur identité guerrière ne se laisse pas distancer. Puisant dans son expérience de grand reporter, Sorj Chalandon raconte un homme hanté, avalé par la guerre sans retour possible en arrière. Si le journaliste, lui, a réussi à rentrer, le personnage de son roman parviendra-t-il à renouer avec sa vie d’avant ? Bouleversant.
– Lorsque le rideau se lève, les acteurs sont en scène, occupés à ne pas nous voir, protégés par le quatrième mur.
– Le quatrième mur ?
J’avais déjà entendu cette expression sans en connaître le sens.
– Le quatrième mur, c’est ce qui empêche le comédien de baiser avec le public, a répondu Samuel Akounis.
Une façade imaginaire, que les acteurs construisent en bord de scène pour renforcer l’illusion. Une muraille qui protège leur personnage. Pour certains, un remède contre le trac. Pour d’autres, la frontière du réel. Une clôture invisible, qu’ils brisent parfois d’une réplique s’adressant à la salle.
Le théâtre était devenu mon lieu de résistance. Mon arme de dénonciation.
– Et vous êtes venu faire la paix au Liban ?
Il ne se moquait pas. Il voulait m’entendre. J’ai souri.
– Je veux juste donner à des adversaires une chance de se parler.
– À des ennemis.
– Si vous voulez.
– Se parler en récitant un texte qui n’est pas d’eux, c’est ça ?
– En travaillant ensemble autour d’un projet commun.
Il a rectifié la bretelle de son fusil d’assaut.
– C’est une forme de répit, alors ?
J’aimais bien le mot. J’ai dit oui. Le théâtre était un répit.
Il a traversé le quatrième mur, celui qui protège les vivants.
Date de parution : 2013. Grand format aux Éditions Grasset, poche aux Éditions du Livre de Poche, 336 pages.
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